Prévisible, la demande dépasse largement l’offre. Il y avait ces derniers jours pas moins de soixante demandes de chargement en attente d’exportations dans le cadre de la Black Sea Grain Initiative, l'initiative en faveur des céréales de la mer Noire qui a fait l’objet d’un accord international à Istanbul en juillet après des mois de négociations entre l’Ukraine et la Russie sous l’égide de l’ONU et de la Turquie, qui a joué le rôle de médiateur. Le 1er août, sous la supervision du Centre de coordination conjointe (Joint Coordination Center en anglais, JCC), créé pour orchestrer le transit en toute sécurité des navires marchands en mer Noire, le Razoni, vraquier battant pavillon sierra-léonais, a quitté le port d’Odessa avec un premier chargement de 26 000 t de maïs. C’était alors la première opération autorisée en vertu de l'accord entre les deux parties belligérantes.
Odessa est un des trois ports du pays, avec Yuzhnyi et Chornomorsk (65 % des exportations totales de céréales du pays à eux trois), concernés par l’accord international qui doit sortir les grains du pays et de soulager les marchés agricoles internationaux. De nombreux pays en voie de développement dépendent des approvisionnements de l’Ukraine, qui représente 10,3 % et 12,6 % des exportations mondiales de blé et de maïs, rappelle l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).
Céréales/Ukraine : une logistique de guerre à enjeux
44 navires ont pu sortir d’Ukraine, 48 y entrer
Selon le dernier rapport d’activité produit par le Centre de coordination conjoint, du 1er au 15 août, 36 mouvements de navires (21 sortants et 15 entrants) avaient été autorisés en mer Noire pour un total de 563 317 t : 451 481 t de maïs, 50 300 t de farine de tournesol, 41 622 t de blé, 11 000 t de fèves de soja, 6 000 t d'huile de tournesol et 2 914 t de graines de tournesol. Avec pour destinations la Turquie (26 %), l’Iran (22 %), la République de Corée (22 %), la Chine (8 %), l’Irlande (6 %), l’Italie (5 %), Djibouti (4 %)…
Les 23 000 t de blé vers Djibouti avaient été notamment achetées par le Programme alimentaire mondial (PAM) en réponse à la sécheresse en Éthiopie et dont la région rebelle du Tigré traverse actuellement « la pire catastrophe [humanitaire] dans le monde », selon les termes de Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS.
Jusqu’à présent, tous les navires inspectés, avant d'être autorisés à franchir le détroit du Bosphore conformément à ce qui avait été convenu pour apaiser les craintes russes sur la contrebande d'armes, ont été dédouanés.
Cap du million de tonnes
D’après nos informations, au 26 août, près de 985 000 t (984 536 t) avaient été exportées depuis les trois ports ukrainiens vers une quinzaine de destinations, soit 87 navires ayant transité – 48 à l'arrivée et 44 au départ –, si on compte les derniers navires enregistrés : les Sea Eagle (de Chornomorsk à Port Soudan), Pretty Lady (de Chornomorsk à El Dekheila, en Égypte), Aviva (de Chornomorsk à Cochin en Inde), Oris Sofi (récemment renommé Mela Rossa) et Zelek Star, ces deux derniers transportant respectivement de l'huile de tournesol et des fèves vers la Turquie.
Par voie fluviale, à la date du 27 août, 11 navires transportant 45 000 t avaient pu transiter par la section ukrainienne du Danube. « Depuis mars, nous sommes parvenus à acheminer plus de 4 Mt de céréales par les ports du Danube. Alors qu’en mars, nos ports n'avaient traité que 16 000 t de produits agricoles destinés à l'exportation, ils avaient manutentionné 1,4 Mt en juillet », a indiqué de son côté Oleksandr Koubrakov, ministre ukrainien des infrastructures.
Avant la mise en œuvre de cette route maritime, les agriculteurs et traders devaient ruser et improviser des solutions logistiques (parfois improbables) pour sortir leurs productions bloquées et soumises aux attaques russes. La Bessarabie (région de l’Ukraine voisine de la Roumanie) et les petits ports du Danube qui bordent la frontière roumaine ont alors servi d’alternatives.
Demande d’extension au port de Mykolaïv
Le gouvernement ukrainien a tout récemment déposé une demande auprès des Nations unies pour inclure dans le couloir maritime sécurisé le port de Mykolaïv, dans le sud du pays. L’un des principaux ports ukrainiens de la mer Noire aux nombreux silos céréaliers continue de subir les assauts de la Russie (Moscou a affirmé ces dernières heures avoir repoussé une contre-offensive ukrainienne). Si la ville portuaire était couverte par l’accord international, les sites de stockage agricole serait protégé comme c’est le cas à Odessa, Yuzhnyi et Chornomorsk.
Selon les données de suivi de navires (pour ceux qui n’ont pas désactivé leur système AIS), une petite dizaine de navires sont actuellement bloqués dans ce port stratégique en bordure d’une région fortement agricole. C’est d’ailleurs dans cette ville portuaire que le magnat ukrainien des céréales Oleksi Vadatoursky, président de Nibulon, le plus gros opérateur sur le marché céréalier ukrainien, a été tué fin juillet dans les bombardements russes.
Accord prorogé ?
Pour que Mykolaïv soit intégré, encore faut-il que le corridor céréalier soit prorogé. L’accord initial prévoit une durée de 120 jours à compter de la date de signature, jusqu'en octobre donc, et renouvelable par tacite reconduction.
Or, dans la perspective du Conseil de sécurité des Nations unies de cette semaine, l'ambassadeur russe aux Nations unies, Vassily Nebenzia, a émis quelques signaux faibles en alertant sur une « dérive alarmiste » : un seul des navires quittant l'Ukraine aurait eu l’Afrique pour destination [il fait référence au Brave Commander pour Djibouti dans le cadre du PAM] alors que c’est le fondement même de l’accord.
Le représentant diplomatique a également répété devant l’ONU que « les sanctions contre la Russie étaient la véritable cause de la crise alimentaire mondiale », appelant à la levée des entraves à l'exportation de produits alimentaires et d'engrais russes vers le marché mondial. Cette mention étonne dans la mesure où elle constitue la contrepartie de l’accord signé entre Kiev et Moscou. Pour l’heure, une seule sanction européenne concerne les importations d'engrais.
Refroidir les prix et calmer les marchés
Kitack Lim, le secrétaire général de l'Organisation maritime internationale (OMI), était en déplacement le week-end dernier en Roumanie (Constanta) et en Ukraine (Odessa) afin de faire le point sur l’avancement de l’initiative en faveur de l’exportation des céréales.
« Alors que le monde est aux prises avec l'insécurité alimentaire et l’inflation des prix, une partie accrue de la production agricole ukrainienne a pu atteindre les marchés (...) ce qui a eu pour effet de refroidir les prix et de réduire les risques », a signalé à cette occasion Amir Abdulla, coordinateur de l’opération au sein du CCC. « Chaque cargaison dédouanée par cette voie contribue à calmer les marchés, à stimuler l'approvisionnement alimentaire et à permettre aux agriculteurs de continuer à produire à un coût abordable », a-t-il précisé.
Depuis le début de la guerre, le prix du blé s’enflamme, en proie à une très grande volatilité. La tonne de blé sur Euronext pour livraison en septembre s'échangeait autour de 330 $ le 2 août. Le jour de l'annonce de l’accord, les prix avaient chuté de 5 % et ont à nouveau cédé 2 % en réaction au premier départ du port ukrainien.
Les facteurs géopolitiques ne sont pas les seuls comptables de la situation. Les conditions météorologiques – pluies très importantes fin 2021 en Australie et exceptionnelle vague de chaleur en Inde – ont contribué à ce que les cours du blé renchérissent de plus de 50 % entre mars et la mi-mai.
La mer noire, plus que jamais la clé de l’équilibre des marchés mondiaux
Le 30 août, les cours restaient élevés, toujours en hyper réaction à la situation en Mer noire. Le blé de la Mer noire demeure « plus que jamais la clé de l’équilibre des marchés mondiaux », a indiqué le cabinet de conseil spécialisé dans les marchés agricoles Agritel lors de la présentation d’un panorama mondial dont la presse spécialisée s’est fait l’écho.
Les marchés suspendus à ses exports, le moindre blocage peut faire basculer la situation dans une zone critique. Ils sont d’autant plus nerveux que les autres bassins exportateurs font état de stocks faibles en raison de « fortes disparités en rendement comme en qualité » tandis que la demande, elle, reste forte, dans un contexte de baisse de la production mondiale de maïs (UE, États-Unis) et de report de la demande de l’alimentation animale du maïs vers le blé, a signalé le spécialiste. Si les prix se sont légèrement tassés, ils restent subordonnées à la montée en puissance des exportations de la Mer noire. Pour Agritel, la probabilité qu’il passe sous les 300 €/t sur Euronext dans les semaines qui viennent est faible.
Jusqu’à 50 M$ par cargaison
Début août, le secteur londonien de l'assurance estimait que la couverture des expéditions de céréales et d'engrais ukrainiens dans le cadre de la Black Sea Grain Initiative pouvait s’élever jusqu'à 50 M$ par cargaison. Le Joint War Committee (JWC) pour les navires et le Joint Cargo Commitee (JCC) pour les cargaisons du marché de Londres, qui évaluent les risques en matière de risques de guerre, ont très rapidement classé les eaux ukrainiennes et russes de la mer Noire et de la mer d'Azov parmi les zones à haut risques. Ce qui a eu des implications directes sur les primes d'assurance pour les navires naviguant dans ces zones comme l’explique, dans un entretien au JMM, Jean-Étienne Quintin, de la société de courtage Diot-Siaci.
« Pour un voyage d’une durée de sept jours, la prime supplémentaire destinée à couvrir les navires en cas d'attaque peut être de dix fois supérieure à la tarification usuelle d’une police risques de guerre et assimilés annuelle hors zone de conflit », explique le spécialiste.
Adeline Descamps