Alors que se profile un rendez-vous clef à l'Organisation maritime internationale sur le plan d’actions pour tendre vers un horizon neutre en carbone, les trois majors européennes Shell, Total et BP se pressent sur l'autel médiatique pour poser des jalons sur ce qu’elles considèrent comme les carburants de la prochaine génération.
Sans la déroute des marchés pétroliers, générée par l’épidémie qui a plombé la demande d’hydrocarbures sur la planète, sans les milliards qui pleuvent sur l’hydrogène verte – 9 Md€ sur 10 ans en Allemagne, 2 Md€ sur deux ans en France –, sans les objectifs européens de rupture pour substituer les énergies de sources fossiles par des sources renouvelables… les majors pétrolières auraient-elles osé un tel changement de paradigme ? La seule menace de l’épuisement du pétrole, agitée depuis des années, n’avait pas été en mesure de déclencher chez elles la transition verte.
À l’aube d’un nouveau régime énergétique, dans lequel le pétrole ne sera plus roi, les trois plus grandes compagnies pétrolières européennes BP, Total, Shell, changent de vocable et se présentent dorénavant comme des fournisseurs multi-énergies. Les systèmes énergétiques vont se transformer radicalement. C’est que défendent les perspectives que les pétrolières ont récemment présentées et dont sont friands les investisseurs.
La britannique BP et l’anglo-néerlandaise Shell estiment même que la demande de pétrole pourrait atteindre son pic dès cette décennie, entre 2020 et 2030, sans pour autant retrouver les niveaux d’avant le Covid-19. Selon le BP Outlook 2020, la demande de pétrole baissera au moins de 10 % au cours des trente prochaines années et jusqu’à 80 % si le monde reste sur une trajectoire de réchauffement de 1,5°C. Selon les scénarios, la part des hydrocarbures dans l'énergie primaire passera d'environ 85 % en 2018 à une fourchette comprise entre 65 et 20 % en 2050. À l'inverse, celle des énergies renouvelables se situera entre 20 et 60 %.
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Sobriété et efficacité énergétiques
En promettant en février dernier la « neutralité carbone » d’ici à 2050, BP, qui émet 415 Mt de CO2 par an, a inévitablement attiré la lumière médiatique. C’est avec cette déclaration de foi que l’Irlandais Bernard Looney a théâtralisé son entrée en fonction à la tête du groupe britannique, dont le nom reste associé au désastre écologique Deepwater Horizon. Aucune compagnie européenne n’avait alors eu autant la main aussi verte, excepté peut-être Repsol. Le groupe pétrolier espagnol a en effet été le premier à avoir déclaré, certes opportunément en marge de l’ouverture de la COP25 à Madrid, « revoir entièrement sa stratégie pétrole ». Il s’était alors engagé à accroître « significativement » la production d’énergies renouvelables et à augmenter son prix interne du carbone à 25 $ la tonne en 2025. Pour s’épargner des critiques de « greenwashing », il avait aussi annoncé que ses dirigeants verraient au moins 40 % de leur rémunération variable indexée sur l’atteinte de ces objectifs.
Depuis, les promesses vertes déferlent. BP et Total ont fait voeu de sobriété et d’efficacité énergétiques. Et les majors avancent leurs pions sur ce qu’elles considèrent comme ceux de la prochaine génération après l’entre-deux GNL. Ainsi, dans un rapport de 25 pages sur la décarbonation du transport maritime rendu public la semaine dernière, Shell a élu l'hydrogène et les piles à combustible comme les technologies les plus susceptibles d'aider le transport maritime à atteindre ses objectifs bas carbone d'ici 2050.
« Shell cherchera à faire avancer ses recherches dans ce domaine, car l'hydrogène devrait bénéficier d'un développement dans d'autres secteurs, ce qui le rendra potentiellement plus compétitif en termes de coût que les carburants alternatifs à zéro émission, indique la société. Les procédés qui transforment le moins l'énergie fournie aux navires sont susceptibles d'être les plus efficaces et, en fin de compte, d'avoir le coût le plus bas - un facteur clé pour le secteur. Par conséquent, l'hydrogène semble susceptible d'être compétitif sur le long terme par rapport à d'autres carburants à émissions zéro qui pourraient être disponibles. »
Les majors pétrolières condamnées aux promesses vertes
Compétitivité, nerf de la guerre
En attendant, compétitif, l’hydrogène ne l’est pas. Bien qu’il soit l’élément le plus répandu dans l’univers, il faut aller le chercher et le transformer, ce qui nécessite des investissements élevés. Pour produire de l’hydrogène, différentes méthodes existent : utiliser des combustibles fossiles (hydrogène gris) ; opérer le même procédé, mais en ajoutant des technologies de capture et stockage du carbone pour éviter les émissions de CO2 (hydrogène bleu) ; ou avoir recours à l’électricité d’origine renouvelable grâce à un électrolyseur qui sépare l’hydrogène des molécules d’eau. Si cet hydrogène vert est la seule solution durable, son prix est bien plus élevé que celui de ses homologues bleus et gris.
Toutefois, selon une étude réalisée par IHS Markit, la tendance est à la baisse, principalement en raison des économies d’échelle et de la baisse des coûts des énergies renouvelables. Dans sa stratégie pour l’hydrogène, la Commission européenne a annoncé vouloir descendre le prix de l’hydrogène « propre » entre 1 et 2 €/kg, ce qui le rendrait compétitif par rapport à l’hydrogène gris (actuellement environ 1,5 €/kg) et l’hydrogène dit bleu (2,05 $/kg).
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Doubler l’infrastructure de soutage
Shell envisager de créer un consortium pour tester la technologie ave la pile à combustible sur un navire marchand. Récemment, le groupe pétrolier a annoncé des plans pour un gigantesque parc éolien offshore en mer du Nord dédié à la fabrication d’hydrogène vert. Le projet NortH2 aurait une capacité de 3 à 4 GW d’ici 2030, et prévoit de s’étendre à 10 GW d’ici 2040.
La compagnie estime par ailleurs peu probable qu'un carburant à zéro émission soit disponible à l'échelle commerciale dans le monde entier avant les années 2030. Elle exhorte donc la filière maritimeà avoir recours à toutes les technologies actuellement disponibles pour réduire les émissions le plus rapidement possible. Pour sa part, elle va collecter les données sur les émissions générées dans le cadre de ses affrètements à temps et de voyage négociés au niveau international, avec l'intention de publier des données annuelles sur l'intensité en carbone. En attendant, considérant le GNL comme un excellent carburant de transition, elle va doubler son infrastructure de soutage de GNL existante sur les principales routes commerciales internationales d’ici 2025.
Pétrole : double choc de l’offre et de la demande
De son côté, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, a présenté le 30 septembre aux investisseurs et analystes financiers la nouvelle stratégie du groupe, qui n’indexera plus sa raison d’être au nombre de barils de pétrole produits. En 2019, le groupe pétrolier français a produit plus de trois millions de barils par jour. D’ici dix ans, il envisage une baisse de 30 % des ventes de ses produits pétroliers. Sans renoncer au forage, le géant français va continuer à investir environ1 Md$ par an dans l’exploration mais le numéro 2 mondial dans le GNL va surtout rechercher du gaz pour conforter son assise.
En dix ans, Total prévoit d’augmenter sa production d’énergies de 3 à 4 millions de barils équivalent pétrole par jour. Le GNL et l’électricité, principalement à partir de renouvelables, contribueront à parité à cet accroissement. Pour ce faire, ses investissements dans l’électricité vont passer de 1,5 à 3 Md$ par an (20 % du total investi). Le français vise une production nette de 50 TWh d'ici 2025. D’ici à 2030, les ventes de Total devraient ainsi se répartir entre le gaz (50 %), les produits pétroliers (30 %), les électrons (15 %) et les biocarburants (5 %).
Sur le plan pétrolier, le raffineur se concentrera sur les projets pétroliers ayant une rentabilité supérieure à 15 % à 50 $ le baril (limite à partir de laquelle les compagnies pétrolières ont des marges de manœuvre pour investir dans l’exploration). Il y a quelques jours, il a d’ailleurs annoncé la conversion de sa raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) à la chimie verte, sur le modèle de La Mède (Bouches-du-Rhône), mais sans huile de palme et pour produire un biodiesel pour avion et camion. La production de ce diesel renouvelable pourrait atteindre les 2 Mt/an en 2025.
BP annonce la suppression de 10 000 emplois
Suppression d’emplois
En attendant, le désir de passer aux énergies renouvelables et d’abattre le carbone d'ici le milieu du siècle s’accompagnent de coupes sombres. Royal Dutch Shell a confirmé, le 30 septembre, qu’il prévoyait de supprimer 7 000 à 9 000 postes d’ici à 2022 – 1 500 ont déjà accepté de prendre un licenciement volontaire –, dans le cadre d’une vaste restructuration dont il est attendu entre 2 et 2,5 Md$ d’économies par an. Les plans sociaux sont une tendance de longue date pour Shell, qui a déjà annoncé la suppression de plus de 10 000 postes au cours des deux dernières années, y compris des licenciements liés à la consolidation après son rachat du géant du GNL BG Group.
Total et Equinor adhèrent à la décarbonation du transport maritime
5,4 millions d’emplois attendus
Selon les Perspectives de l’économie de l’hydrogène du BNEF, l’hydrogène pourrait représenter jusqu’à 24 % de la demande énergétique finale mondiale et créer 5,4 millions d’emplois d’ici 2050. En attendant, l’énergie de demain a de nombreux défis à relever, à commencer par celui de sa compétitivité.
« Tous les économistes le savent, il existe un moyen de le rentabiliser très rapidement, évoquait Christian de Pertuis, professeur d'économie à l’Université Paris-Dauphine et fondateur de la Chaire économie du climat, dans une émission sur France Culture. Quand vous produisez 1 kg d’hydrogène, vous générez 10 kg de CO2. Donc en taxant le CO2 à 100€ la tonne, on rend l’hydrogène vert immédiatement compétitif. »
Le petit atome qui, exploité sous forme d’énergie pourrait devenir combustible éternel, a en tout cas généré un intérêt XXL. De nombreux pays d’Europe et d’Asie ont profité de leurs plans de relance économique post-Covid 19 pour flécher vers l’hydrogène des investissements publics massifs. La compétition internationale sera donc féroce.
Adeline Descamps
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L’annonce a été faite par la ministre déléguée chargée de l'Industrie Agnès Pannier-Runacher à l'Assemblée nationale. Cette instance sera présidée par le ministre de l'Économie Bruno Le Maire et réunira l'ensemble des entreprises de la filière, a indiqué la ministre qui répondait au député LREM de Dordogne Michel Delpon, président du groupe d'études sur l'hydrogène à l'Assemblée nationale.
Le gouvernement a annoncé début septembre un plan de développement de l'hydrogène décarboné doté de 7 Md€ d'ici à 2030, dont 2 milliards sur 2021-2022 dans le cadre du plan de relance.
« Nous voulons faire émerger dès demain des entreprises qui seront les maillons indispensables de cette filière industrielle » et « nous voulons faire également de l'hydrogène une des technologies incontournables pour la décarbonation de nos activités (...) industrielles d'une part et la décarbonation de nos mobilités », a-t-elle déclaré.