Le plongeon historique du marché pétrolier en pleine pandémie de coronavirus n’a épargné aucune major au premier trimestre. En chute libre pour Total. En perte historique pour ExxonMobil depuis 1988. Chevron ferme les vannes. Shell réduit la voilure… Tous taillent dans les dépenses d’investissement. Mais les émissions mondiales de CO2 liées à l'énergie pourraient chuter de 8 % en 2020 selon l'AIE, qui craint déjà le rebond.
Les résultats trimestriels des compagnies pétrolières donnent une idée assez précise de l'ampleur des premiers dégâts causés par l'effondrement des prix du pétrole et la pandémie de coronavirus, qui séquestre l'économie mondiale. Le pire est sans doute à venir pour l'industrie pétrolière car le premier trimestre était quasiment achevé lorsque les économies européennes et américaines ont été mises en sommeil. On connaît la suite : le verrouillage mondial a engendré la chute d'un tiers de la demande mondiale de pétrole, diminué la valeur des actifs pétroliers, condamné des projets de forage et gagé des milliers d'emplois.
En 2019, les douze plus grandes compagnies pétrolières mondiales avaient déjà vu leurs bénéfices chuter de 40,4 %, mais les exprimaient toujours en milliards de dollars. Selon leurs résultats financiers compilés, elles avaient engrangé ensemble 63,9 Md$ de profits contre 107,3 Md$ en 2018. Les américaines ExxonMobil, Chevron, ConocoPhillips, Halliburton, Schlumberger, Baker Hughes, la britannique BP, l’anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell, la française Total, l’italienne Eni, la russe Rosneft et la norvégienne Equinor avaient néanmoins toutes ployé l’échine, le chiffre d’affaires cumulé avoisinant toutefois le 1,29 billion de dollars, mais en baisse de 8,5 %. Royal Dutch Shell s’était extirpé de l’année avec le bénéfice net le plus élevé (15,84 Md$) devant ExxonMobil (14,34 Md$) et Total (11,83 Md$).
Double choc de l’offre et de la demande
L’année 2020 a démarré sur « le plus grand choc que le système énergétique ait connu depuis plus de sept décennies », selon les termes de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). En avril, la consommation mondiale de pétrole pourrait être inférieure de 29 millions de barils par jour (Mb/j) au niveau d’avril 2019. Dans son Oil Market Report publié le 15 avril, l’AIE envisage « une reprise progressive » mais lente de la demande au cours du deuxième semestre 2020. Sur l’ensemble de l’année, elle estime que la consommation de pétrole pourrait être inférieure de 9,3 Mb/j au niveau de 2019. Quant au prix moyen du baril de brent, qui était encore de 50 $ à l’issue du premier trimestre (contre 63 $ un an plus tôt), il s’est littéralement effondré, s’établissant autour de 20 $ le 20 avril. Le WTI américain était alors en pleine déroute, dans des sphères où l’on pensait que les lois physiques ne s’exprimait pas pour le pétrole : à - 37,63 $.
« Le groupe fait face à des circonstances tout à fait exceptionnelles », a souligné sobrement le PDG de Total, Patrick Pouyanné, qui a publié des résultats trimestriels en chute libre le 5 mai. Le bénéfice net est passé des milliards aux millions, de 3,1 Md$ à 34 M$, en un an. En baisse de 35 %, le résultat net ajusté a perdu au passage 1 milliard, de 2,8 à 1,8 Md$.
Dégradation universelle
À l’issue de ce premier trimestre, aucune major n’a échappé à la détérioration de ses ratios. Chez Shell, les profits ajustés ont chuté de 46 %, à 2,9 Md$, contraignant l’anglo-néerlandaise à réduire son dividende pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le groupe avait réalisé un bénéfice net de 6 Md$ un an plus tôt. Le grand concurrent de Shell, BP, a annoncé une perte de 4,4 Md$ au premier trimestre et son patron Bernard Looney a prévenu qu'il y aurait des suppressions d'emplois d'ici la fin de l'année.
ExxonMobil a enregistré une perte nette de 610 M$, en raison d'une charge de 2,9 Md$ liée à des dépréciations d'actifs, conséquence de cours de l'or noir descendus à des plus bas historiques, a signifié l’américaine. C'est la première fois que le géant texan perd de l'argent depuis 1988. Il avait dégagé un bénéfice net de 2,35 Md$ au premier trimestre 2019.
Si Chevron a affiché un bénéfice net trimestriel de 3,6 Md$, c'est principalement grâce à une conjonction de « gains exceptionnels » (plus-value de cession, crédit d'impôt, effets de change favorables). Le chiffre d'affaires a néanmoins baissé de 10,5 %. PetroChina a révélé une perte nette pour le premier trimestre de 2,29 Md$ contre un bénéfice un an plus tôt. Le groupe pétrolier espagnol Repsol a admis une perte de près d'un demi-milliard d'euros.
Austérité budgétaire
Toutes ont promis les cures d’austérité en y allant avec la serpe. Les dépenses d’investissements, notamment dans l'exploration de gisements et le forage de puits pétroliers, vont y laisser quelques milliards, non sans impact pour le secteur para-pétrolier, qui vit des services maritimes aux plateformes offshore, secteur déjà durement éreinté depuis 2015. La britannique BP a ainsi indiqué qu'elle réduirait de 25 % son programme d'investissement, qui s’élève néanmoins à 12 Md$ en 2020. Repsol prévoit de supprimer un tiers de ses investissements initialement prévus en 2020 et d’économiser 350 M€ en coûts opérationnels. ExxonMobil va diminuer de 10 Md$ ses dépenses. Après avoir serré son budget de 20 % à 16 Md$, Chevron cherche à rogner 2 milliards supplémentaires. « Nous prenons ces mesures pour protéger le dividende », a alors justifié le patron Michael Wirth, souhaitant sans doute rassurer des actionnaires sur le qui-vive. Shell, qui a mis à l'arrêt son programme de rachat d'actions, fera l’économie de 5 Md$ pour contenir ses investissements à 20 Md$. Ses coûts vont être réduits par ailleurs de 3 à 4 Md$ au cours des 12 prochains mois.
CO2 en chute libre également
La chute des émissions de CO2 du secteur de l'énergie est aussi sans précédent. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime qu’elle pourrait être de l’ordre de 8 % (soit près de 2,6 gigatonnes) cette année, les émissions retrouvant leur plus bas niveau depuis 2010. Ce serait alors la plus forte baisse jamais enregistrée, six fois plus importante que le précédent recul de 2009 à la suite de la crise financière mondiale, balise à laquelle tous les analystes se réfèrent volontiers.
Selon l'AIE, la demande en énergie devrait chuter de 6 % cette année, une perte équivalant à la consommation de l'Inde. « La chute de la demande est stupéfiante pour quasiment toutes les sources d'énergie, particulièrement pour le charbon, le pétrole et le gaz », a commenté Fatih Birol, le directeur exécutif de l'agence. Seules les énergies renouvelables, dont les coûts chutent, tireraient leur épingle du jeu. L'organisation de l’OCDE, qui a parmi ses missions celle de conseiller les États dans leurs politiques énergétiques, se joint au concert de voix s’élevant pour promouvoir une reprise économique fondée sur les technologies vertes.
Lors de la présentation de leurs résultats, Total, BP, Shell, Equinor et ENI ont fait voeu de neutralité carbone au plus tard en 2050, mettant des « zéro » dans toutes les lignes du discours. Les compagnies américaines se gardent bien d’émettre de telles propositions pour l’instant.
Adeline Descamps