Engie, qui revendique une place de leader dans la production de biométhane en France avec une capacité installée d'1 TWh et 5 TWh de contrats de vente de biométhane signés en Europe, prévoit d’investir 3 Md€ dans le développement du biométhane et du gaz de synthèse (ou e-méthane). Mais cela sera sans compter sur son projet Salamandre au Havre qui promettait de produire à l’horizon 2027 du biométhane pour le maritime en exploitant la technique de pyrogazéification (obtenu en chauffant à très haute température de la biomasse sèche, issue de résidus de bois et de déchets solides de récupération).
Pour ce projet, l'énergéticien était en partenariat avec CMA CGM. L’annonce entre les deux mastodontes tricolores en juin 2023 se voulait la première concrétisation d’un partenariat signé en novembre 2022 visant à accélérer la production à échelle industrielle de bio-GNL et de ses dérivés verts. L’usine de biométhane d’une capacité initiale de 11 000 t par an à partir de 2027 devait permettre de fabriquer du méthane de synthèse décarboné à 85 %. L’énergéticien entendait ainsi roder le procédé de production pour porter sa capacité, à partir de 2028, à quelque 200 000 t, visant d’autres acteurs du transport maritime.
L’officialisation de l’attribution des terrains sur le terrain de l’ancienne cimenterie Lafarge en bordure du grand canal du Havre, dans une zone pensée pour loger des activités industrielles en lien avec la transition énergétique, avait bénéficié d’un grand déballage à l'occasion de la visite, le 25 juillet, au Havre, de la Première ministre Élisabeth Borne, accompagnée de pas moins de six ministres.
Concurrence entre les destinations
L’énergéticien maintient néanmoins son projet (KerEAUzen) de production
de kérosène de synthèse à partir de CO2 et d’hydrogène bas carbone produit localement par un électrolyseur d'une capacité de 250 MW mais ne pourra pas compter sur le CO2 récupéré dans l’usine de Salamandre comme prévu.
L’abandon du projet maritime, qui devait éviter 60 000 tonnes de CO2 par an, et le maintien de celui pour l’aérien témoignent à nouveau à la fois des réticences actuelles des fournisseurs de carburants à s'engager financièrement dans la filière des carburants pour les secteurs de la mobilité lourde rétifs à la décarbonation et de la fuite vers secteurs plus lucratifs, tels les usages aériens avec des volumes bien plus importants puisque non substituables. L'aviation européenne devra carburer à 70 % avec des SAF (carburants durables) d'ici 2050.
Insoutenabilité financière du projet
Le groupe gazier français évoque des coûts trop élevés pour permettre une viabilité financière et le manque de soutien financier public tant de l’Europe que de la France. Le fonds européen Innovation avait été sollicité dans le cadre de Salamandre, le projet étant dans les clous des objectifs de dépendance énergétique du plan RepowerEU. Mais en vain.
De son côté, la Commission de régulation de l’énergie, qui audité quelques 700 installations de production de biométhane injecté, estime le coût complet de production à environ 130 €/MWh en valeur médiane, selon la typologie et la taille des installations. Le régulateur, qui a calculé le niveau médian de taux de rentabilité interne (TRI) des projets (autour de 13,9 % avant impôts et hors prise en compte des éventuelles subventions à l’investissement), considère qu’il est nécessaire d’ajuster le cadre tarifaire et l’articulation entre les différents mécanismes de soutien à la filière (parmi lesquels les subventions à l’investissement).
CMA CGM, le bec dans l'eau
Ayant adopté le GNL pour amorcer le renouvellement de sa flotte, le groupe CMA CGM doit accéder au biométhane avant de passer à l'e-méthane. L'armateur tricolore comptait sur ce projet pour sécuriser une partie de son approvisionnement en gaz renouvelable de sa flotte de porte-conteneurs au GNL et « e-méthane ready » (configurés pour le biométhane, le biométhanol et les carburants de synthèse sans avoir à toucher à l'intégrité du moteur). Il a engagé, à ce stade, 18 Md$ dans la transition de sa flotte qui lui permettra d’aligner 131 navires dits bas carbone d'ici 2028. Le petit bataillon doit lui permettre d'absorber les premiers chocs réglementaires.
Selon les données du Bureau des e-fuels, association de promotion de la filière, le transporteur aurait 44 navires déjà compatibles avec les e-fuels, soit une capacité de près de 570 000 EVP.
La dernière actualisation de DNV, qui tient une comptabilité serrée des commandes de navires à double motorisation, les compagnies de transport par conteneurs avaient 522 nouveaux navires à double carburant en attente de livraisons au 31 octobre. Parmi ceux-ci, 303 sont conçus pour fonctionner au gaz naturel liquéfié (GNL), 216 sont destinés à brûler du méthanol, deux utiliseraient de l'hydrogène et un serait équipé pour utiliser de l'ammoniac.
Bataille autour de la molécule
Compte tenu des difficultés de l’accès aux molécules clés que tous les secteurs vont se disputer, du coût de production de ces nouveaux carburants qui persistera tant qu’une certaine volumétrie ne sera pas assurée, le transporteur français a décidé d’investir la partie amont de la chaîne de valeur pour amorcer la pompe au développement de la filière de production. C’était le sens de son engagement dans Salamandre mais aussi de son association avec Titan, fournisseur de GNL et de gaz liquéfiés, pour « sortir » entre 160 et 180 000 t de biométhane liquéfié d’ici 2026, ce qui pourrait par exemple approvisionner sept navires de 7 000 EVP au GNL pendant un an sur une route Europe/Antilles.
Plus récemment, en octobre, il s’est rapproché de Suez via un accord pour produire jusqu’à 100 000 t par an de biogaz d'ici 2030. Le protocole prévoit par ailleurs la création d'une structure d'investissement commune. Son capital, doté de 100 M€ jusqu'en 2030, entend contribuer au déploiement, en Europe, de sites de production « multi-users » (pas exclusivement pour le seul CMA CGM). Suez, qui s’est spécialisé dans la valorisation des déchets et l’économie circulaire, indique transformer 5 Mt de déchets chaque année et avoir produit 382 GWh de biométhane en 2023. Il ne dit pas en revanche quelle part de déchets valorisés il compte réserver au secteur des transports.
Une énergie de plus en plus chère en raison de la pression sur la demande
Selon le consultant UMAs, qui a produit dernièrement une enquête sur les écarts de coût entre les carburants fossiles conventionnels et les carburants zéro émission dans le secteur maritime, le biométhane deviendra de plus en plus cher au fur et à mesure que la demande dépassera l'offre. Et le coût très élevé des autres alternatives accroit la pression sur le seul carburant à la fois disponible (mais en quantité limité) et accessible financièrement. L'European Biogas Association (EBA) estime qu'il peut être produit à partir de 55 €/MWh, soit deux à quatre fois moins cher actuellement que les alternatives évoquées mais non disponibles. Mais toujours plus cher que le gaz naturel.
Alors que le transport maritime doit remplacer 300 à 350 Mt de fuel lourd, la transition vers les e-fuels dans le secteur maritime est encore timide alors les réglementations les pressent. L'Organisation maritime internationale attend de l'industrie du transport maritime qu'elle « abatte » ses émissions de CO2 de 40 % d'ici à 2030. Les discussions sont entrées dans la phase dure à l'occasion du MEPC 82. Une directive européenne spécifique au secteur, la FuelEU, entrée en vigueur en ce début d'année, impose l’intégration progressive de carburants durables à partir de 2025.
« Le biométhane est un carburant renouvelable rentable, en particulier dans le secteur des transports lourds et maritimes, fait valoir l'EBA, qui confirme que 105 usines européennes de bio-GNL seront opérationnelles d'ici 2027, avec une capacité de production combinée de 13,1 TWh par an.
Adeline Descamps
Le secteur des transports absorbe 23 % du biométhane produit en Europe
Pour rappel, trois générations de production du biométhane coexistent actuellement. La première – mature et au stade industriel –, est celle de la méthanisation qui permet de produire du biogaz soit directement valorisé sous forme de chaleur et/ou d’électricité soit épuré pour en faire du biométhane avec des valorisations comparables au gaz naturel. La seconde comprend deux voies de production, pour un horizon de maturité à 2030. La pyrogazéification et le power-to-gaz. Enfin la troisième, à horizon plus incertain, à partir des microalgues et un procédé de méthanisation.
Selon l'Association européenne du biogaz (EBA), le secteur des transports absorbe 23 % du biométhane produit en Europe, la plus forte utilisation finale (17 % dans les bâtiments 15 % dans la production d'électricité 13 % dans l'industrie). La capacité européenne de production a augmenté de 32 % en un an (+ 374 nouvelles installations portant le total à 1 500 unités). Un investissement industriel de 27 Md€ doit permettre d’ajouter au marché 6,3 milliards de m3 d'ici 2030. Quelque 950 usines entreront en service dans les cinq prochaines années, e Danemark, la Pologne et l'Italie, en tête des localisations.
Quant à la carte européenne du méthane de synthèse (e-méthane), il y a 35 usines de production en Europe, dont 33 sont entièrement renouvelables (80 % utilisent du CO2 biogène pour produire de l'e-méthane). Soit 449 GWh de capacité de production annuelle en 2023 mais 3 000 GWh prévue d'ici 2027. Elles sont principalement localisées en Finlande, Allemagne et le Danemark. Enfin, 9 Mt de bio-CO2 produites à partir du biogaz et du biométhane
L’Union européenne s’est fixé comme objectif de produire 380 TWh de gaz renouvelables en 2030. En France, la filière gazière estime son potentiel de production à 60 TWh par an à cet horizon.
A.D.
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