Le mécanisme, consistant à fixer un prix-plafond en guise de sanctions pour assécher les rentes pétrolières de la Russie sans pour autant mettre le monde à sec de pétrole, semble avoir atteint ses limites. Depuis le mois de juillet, le plafonnement à 60 $ pour le brut et à 100 $ pour les produits pétroliers – mesure prise par les pays du G7* en sus de l’embargo européen sur les importations de brut russe et de produits pétroliers russes –, a été percé, contraignant les principaux armateurs européens de pétroliers à déserter le transport maritime de pétrole russe.
Or, le pétrole russe continue non seulement d’être exporté mais encore, les volumes et les recettes à l’exportation sont toujours plus importants.
Selon les données de l'agence d'évaluation des prix Argus, le brut russe de l'Oural chargé dans le port de Novorossiysk se cotait à 73,57 $ le baril le 18 août, en hausse de 49 % au cours des deux derniers mois. Le brut de l'Oural affiche désormais une décote (faible) de 14,80 $ par rapport au Brent, alors qu’elle était de 40 $ par baril au début de l'année. Le diesel russe, fixé à 108,98 $ mi-août, a bondi de plus de 50 % depuis le début du mois de mai.
Commercer en dehors de la coalition occidentale
Côté transport, une flotte dite fantôme, opérée par des sociétés à la propriété et aux conditions d’exploitation opaques (pavillons de qualité médiocre, classification par des sociétés qui n'adhérent pas à l'IACS), basées dans de nouvelles juridictions comme les Émirats arabes unis et l'Inde mais liés à des intérêts russes, a pris le relais. Au cours des 16 derniers mois, le pays a considérablement augmenté sa capacité de transport par pétroliers pour répondre à ses besoins d'exportation. En témoigne la hausse colossale des prix des actifs pétroliers de seconde main, souvent des VLCC âgés dont la vente à la ferraille a été retardée pour opérer dans l'ombre, hors de portée des sanctions occidentales.
Selon une étude du Financial Times, les exploitants de la flotte fantôme ont empoché 1,2 Md$ sur les seules expéditions de pétrole vers l'Inde au cours d'une période de trois mois cette année, rien qu’en ajoutant des frais supplémentaires de transport et de manutention.
Dans une note d'avertissement publiée en avril, l'Office of Foreign Asset Control du Trésor américain avait déjà dû reconnaître que la Russie vendait le brut Espo au départ du port de chargement de Kozmino à des prix supérieurs au plafond de 60 $. L'OFAC indiquait également que certaines de ces exportations impliquaient des services fournis par des ressortissants américains.
Pression sur les taux de fret ?
Le retrait des exploitants européens de navires exercera-t-il une pression sur les taux de fret au comptant dans la mesure où ils vont se repositionner (et faire pression) sur d’autres trafics ? C’est la principale question que se posent les acteurs qui y opèrent.
Les pétroliers dits fantômes pourraient-ils voir leurs revenus encore augmenter maintenant que les occidentaux ne sont plus en droit d’y opérer.
Le retrait des armateurs occidentaux pourrait ne pas être neutre. Depuis l'entrée en vigueur du plafonnement des prix du brut et des produits, entre 40 % et 55 % de tous les pétroliers (en fonction de leur taille) qui ont chargé au départs des ports russes appartenaient à des compagnies ressortissantes du G7 et de l’UE ou à des sociétés adhérant au principe du plafonnement des prix.
Prime pour le transport de pétrole russe
Si la Russie a considérablement augmenté sa capacité à exporter par la voie maritime grâce à la flotte fantôme, elle n’est pas encore totalement autosuffisante, selon Gibson. Pour le spécialiste des marchés pétroliers, l’évolution des taux de fret des tankers dépendra donc en partie de la disponibilité des navires d’armateurs non-membres du G7 ou de l'UE.
Les données d’Argus, qui suit l'évolution de la prime entre des trafics qui relèvent du pétrole russe et les autres, tendent à montrer un différentiel important depuis l’abandon du marché par les armateurs européens et des pays du G7. Ainsi, un suezmax transportant 140 000 t de brut de Novorossiysk vers l'Inde a gagné 150 % de plus qu'un pétrolier comparable sur un trafic non russe au cours des deux premières semaines d'août.
Selon les données d'Argus, un transporteur de produits pétroliers MR transportant 37 000 t de produits raffinés russes de la mer Baltique à l'Afrique de l'Ouest a gagné 58 % de plus que son équivalent opérant sur la route entre l'Europe du Nord-Ouest et l'Afrique de l'Ouest.
La situation soumise à incertitudes
Les attaques de drones ukrainiens contre le pétrolier russe Olenegorsky Gornyak à Novorossiysk le 4 août puis contre un autre dans le détroit de Kertch le 5 août, n’a pas pour l’instant d’impact notable. Depuis l’échec du renouvellement de l’accord sur les céréales, Moscou a multiplié les attaques nocturnes contre les infrastructures portuaires et les installations céréalières ukrainiennes sur le Danube de façon à entraver les exportations.
Autre incertitude : les impacts des nouvelles restrictions de production des pays de l'OPEP+ en dehors de l’accord général convenu en juin pour limiter l'offre jusqu'en 2024. L'Arabie saoudite a annoncé début août qu’elle allait prolonger d'un mois, jusqu’en septembre, la réduction délibérée de sa production de pétrole d'un million de barils par jour (Mb/j) tout en n’excluant pas d’aller au-delà. La Russie réduira également ses exportations de pétrole de 300 000 barils par jour en septembre, a déclaré le vice-premier ministre Alexander Novak, peu après l'annonce saoudienne.
La balle dans le camp indien et chinois
« Jusqu'à présent, [les réductions de l'OPEP+] n'ont pas entraîné une forte baisse de l'offre mondiale. Cela pourrait être sur le point de changer », a estimé l'AIE dans une de ses dernières notes de conjoncture.
La réaction du marché revient en grande partie aux raffineurs chinois et indiens. Les importations de brut en Asie ont atteint un niveau record en juillet (27,92 Mb/j), la Chine ayant absorbé une bonne partie des arrivées, (12,04 Mb/j en juillet, le troisième mois consécutif où elles ont été supérieures à 12 Mb/j).
La Russie est restée le principal fournisseur de la Chine (2,04 Mb/j en juillet), cependant en baisse par rapport aux 2,56 Mb/j de juin. En juillet, la Chine a diversifié ses approvisionnements
L’autre grand acheteur de pétrole, l’Inde, a importé 4,94 Mb/j le mois dernier, son plus haut niveau depuis cinq mois, dont 2,08 Mb/j de brut de l’Oural, selon Refinitiv.
Toutefois, la baisse de la production russe et les mesures prises par Moscou pour augmenter les prix à l'exportation pourraient tempérer l'appétit de l'Inde, pays considéré comme hypersensible aux prix.
Adeline Descamps
*Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni
Le brut russe transféré en mer a chuté en juillet
En juillet, le brut russe transféré en mer (STS, transbordement de pétrole entre navires), qui s'est développé depuis l'entrée en vigueur de l'embargo européen (en raison de l'allongement des routes) tout en rendant opaque les origines de la cargaison, a chuté de 6,64 millions de barils pour atteindre 4 millions de barils en juillet.
Il s'agirait des volumes STS les plus faibles depuis novembre 2022. La chute des exportations de brut fait suite à une hausse en mai, lorsque les raffineurs indiens ont acheté des volumes records de brut russe à prix réduit (1,9 Mb/j).
A.D.
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