L’approvisionnement en pétrole deviendra-t-il critique à brève échéance pour l’Europe ? C'est sans doute la question à thème actuellement la plus médiatiquement débattue et la plus foncièrement populaire car ses impacts sur le quotidien, déjà tangibles, sont sans commune mesure. Chaque jour ou presque est publiée une étude nourrie de quantités de scénarios mais à portée unique : évaluer les conditions de l’affranchissement énergétique de l’Europe ou plus exactement, les options dont elle disposerait, en raclant les fonds de tiroirs, pour compenser le manque à gagner si le couperet finissait par s’abattre sur les exportations de pétrole russe.
Les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne devaient discuter ce lundi 21 mars d’éventuelles sanctions supplémentaires à l'encontre de la Russie, n’excluant pas le secteur pétrolier russe, a précisé sans tabou le haut représentant de l'UE pour les Affaires extérieures, Josep Borrell.
La question de l’avitaillement se pose, non pas seulement parce que les flux de pétrole et de gaz russes inondent le monde et encore plus le continent européen. Mais aussi parce que le même monde serait déjà sur sa réserve. « Chaque semaine, nous surveillons l'évolution des stocks de produits raffinés et de pétrole brut. Avant même l'invasion de l'Ukraine et les sanctions qui ont suivi à l'encontre de la Russie, les stocks étaient faibles dans tous les grands centres commerciaux, ce qui expose le monde à un choc d'approvisionnement majeur, alerte le courtier maritime Gibson, spécialiste du commerce pétrolier, dans sa dernière revue hebdomadaire. Bien que chaque région ait sa propre dynamique d'offre et de demande et que, pour l'instant, les exportations russes continuent d'affluer, le monde se trouve désormais dans une situation très précaire au moment même où la demande saisonnière devrait normalement augmenter », indique-t-il.
Solutions de repli
Dépendante de la Russie pour 40 % de ses besoins en gaz et 27 % de son pétrole, l'Europe a absorbé 2,7 millions de barils par jour de brut russe en 2021, dont 1,2 million par voie terrestre via l'oléoduc Druzhba. En janvier, environ 750 000 barils par jour ont transité par ce réseau, la majorité étant destinée à l'Allemagne (50 %) mais aussi à la Pologne (16 %), à la Slovaquie (13,5 %), à la Hongrie/Slovénie (11 %) et à la République tchèque (9,5 %). Le tuyau alimente une dizaine de raffineries situées dans ces pays, dont certaines détenues par des majors pétrolières russes dans le cadre de coentreprises avec des majors pétrolières occidentales.
« Un remplacement à l'identique des variétés de pétrole consommées en Europe signifierait une réduction des réserves stratégiques et une augmentation des importations européennes de brut américain, norvégien et du Moyen-Orient. L'augmentation de la production au Moyen-Orient réduirait la capacité de réserve mondiale à pratiquement zéro, compte tenu des stocks au plus bas », indique le dernier rapport de l’OCDE.
Passage sur la voie maritime
La fermeture des vannes aurait pour conséquence immédiate un passage sur l’eau au bénéfice des terminaux d'importation de brut des ports de Gdansk (Pologne) et de Rostock (Allemagne), un scénario qui pourrait pousser les capacités des oléoducs de connexion à leur maximum, estime pour sa part IHS Markit, entreprise américaine d'information économique. Entre février et mars, les flux de Druzhba devraient en tout cas diminuer d'environ 90 000 b/j, car la société polonaise PKN Orlen a d’ores déjà augmenté ses approvisionnements en brut saoudien.
Pour quelles conséquences ? « Il existe un certain précédent pour une réduction notable de l'approvisionnement via Druzhba », rappelle l’entreprise américaine d'informations économiques. En 2019, l'approvisionnement en pétrole via Druzhba a en effet diminué de 20 % alors que le brut de l'Oural était contaminé par des chlorures organiques. « Les deux raffineries dépendant de l’oléoduc, Schwedt et Leuna, ont compensé grâce à des approvisionnements via Rostock et Gdansk », rappelle IHS.
Gdansk et Rostock, une carte à jouer
À l’aide de son outil Oil Terminal Analytics (OTA), qui compare la capacité des terminaux de produits pétroliers, l’entreprise a évalué l'adéquation des deux ports allemand et polonais. Dans le port allemand, la capacité serait limitée par la disponibilité d’un seul poste d'amarrage dédié. Les LR2, navires d’une capacité de 85 000 à 124 999 tpl, seraient en outre la taille maximale autorisée, ce qui limite les volumes de déchargement de brut par navire. « Ces freins supposent un plus grand nombre d’escales pour obtenir un approvisionnement régulier. Toutefois, les faibles taux d'occupation du poste à quai au cours des dernières années suggèrent qu’il peut absorber des volumes plus importants. »
À Gdansk, quatre postes d'amarrage sont en mesure de recevoir du brut, dont deux en capacité de traiter de très gros transporteurs de brut (VLCC). La disponibilité n’est pas davantage un problème et les vitesses de déchargement moyennes par heure sont également plus élevées qu'à Rostock, tandis que les temps de rotation moyens des navires sont plus courts, « ce qui suggère une plus grande efficacité opérationnelle à Gdansk ».
Des stocks tendus
« En Europe, les stocks observés dans la zone Amsterdam-Rotterdam-Anvers (ARA) se situent à des niveaux historiquement bas, estime Gibson. Certains barils russes continueront d'affluer à moins que de nouvelles sanctions ne l'empêchent, ceux qui sont menacés étant au moins partiellement remplacés par des barils en provenance du Golfe américain et de l'est de Suez. Cependant, la question clé est de savoir comment la capacité de raffinage européenne réagira à des approvisionnements plus restreints, et dans quelle mesure elle pourra compenser la baisse des importations. »
À l'est de Suez, Fujairah et Singapour connaissent également des stocks particulièrement tendus. À Singapour, ils s’expliquent en partie à cause de la réduction des volumes d'exportation chinois et des fermetures de capacités de raffinage régionales, Pékin ayant demandé de privilégier le marché intérieur suite à l'invasion de la Russie. Les confinements qui se généralisent dans plusieurs grandes villes industrielles pourraient lever ces recommandations car la demande domestique va inéluctablement baisser.
Disponibilité des combustibles de soute serrée
Selon Engine, la disponibilité des combustibles de soute est serrée partout. Elle varie selon les qualités de carburants à Singapour, premier centre mondial d’avitaillement des navires. Des délais de livraison de sept à dix jours sont notifiés pour les qualités VLSFO (0,5 % de teneur en soufre maximum) et HFO380 (3,5 % de teneur en soufre maximum) tandis que le diesel (MGO) nécessite environ quatre à six jours.
À Fujairah, troisième place mondiale de soutage, la situation est plus critique. Les délais d'approvisionnement en VLSFO et MGO peuvent atteindre sept jours, et ceux du HFO380 d'environ dix jours. Logique, les fournisseurs de Fujairah s'approvisionnent généralement depuis les ports russes de la mer Noire. Les stocks de produits pétroliers de Fujairah ont diminué de 1,30 million de barils la semaine dernière, selon les données de la Fujairah Oil Industry Zone et de S&P Global Platts.
Des délais de livraison qui s’étirent
Ces événements surviennent alors que le port émirati doit faire face à une concurrence accrue en matière de soutage avec l'entrée en lice de l’Arabie saoudite et du Qatar notamment. Cette petite monarchie du Golfe a commencé à fournir des combustibles marins en vue de subvenir aux besoins de sa grande flotte de méthaniers de sorte qu’il serait désormais le deuxième centre de bunkering du Moyen-Orient, a assuré un dirigeant de Cockett Marine Oil, lors de la Middle East Bunkering Convention à Dubaï le 9 mars.
La grande monarchie du Golfe a elle aussi des ambitions. L’Arabie saoudite construit actuellement des installations de soutage à Yanbu et à Jeddah sur la mer Rouge. Minerva Bunkering, fournisseur de carburants marins et de services de soutage dont le siège est à Genève, s’y est positionné en décembre, en collaboration avec le ministère saoudien de l'Énergie et Aramco Trading, une filiale du géant pétrolier national Aramco. L'Égypte a par ailleurs récemment délivré deux licences d'avitaillement pour le canal de Suez et deux autres permis à trois sociétés.
Concurrence appréciée par les armateurs
Les armateurs verront d’un bon oeil cette nouvelle stimulation du marché alors que les prix des carburants flambent : le LSFO livré à Fujairah a atteint 1 003 $/t le 8 mars. L’écart de prix avec Singapour se creuse. Il a été en moyenne de 23 $ la tonne du 1er au 15 mars aux dépens de Fujairah contre 6,56 $ en février, selon les données de S&P Global.
Malgré les écarts de prix entre Singapour et Fujairah, les fournisseurs de soute n’ont pas encore observé de grands mouvements de transfert vers le premier port mondial de soutage. Les ventes de soutes du port de Fujairah ont pourtant chuté en février, de 5,2 % par rapport à janvier pour atteindre 617 622 m³, selon les données publiées le 16 mars par la Fujairah Oil Industry Zone. Elles résultant de l’effet combiné d’une forme d’autocensure sur les achats de pétrole russe et de la flambée du pétrole brut.
En Chine et aux États-Unis
À Zhoushan, en Chine, autre centre de soutage qui a pris en importance ces dernières années, les combustibles de soute sont disponibles pour une livraison rapide dans toutes les qualités de carburant. Mais la demande reste faible, reflétant sans doute les premiers effets des restrictions imposées aux usines suite au retour de flamme du virus. Le soutage a notamment été suspendu dans le port de Nantong sur le fleuve Yangtze, au mouillage intérieur de Qingdao, de Lianyungang et de Xiamen, ajoute Engine.
Plusieurs fournisseurs ne seraient pas en mesure non plus d'assurer des livraisons rapides de HFO380 , de VLSFO et de MGO à Houston où il faut compter entre sept et onze jours. À Los Angeles, le délai est aussi autour de douze jours. L’introduction de nouvelles surtaxes sur les barges de soutage, entrées en vigueur à New York et dans plusieurs autres ports de la côte est-américaine, n’aide pas. La production de fuel des raffineries américaines a pourtant augmenté d'un tiers la semaine dernière alors que leur taux d'utilisation a dépassé les 90 % pour la première fois en sept mois.
En Europe, Hambourg est critique
Toutes les qualités sont aussi sous pression dans les ports nord-européens. Le fuel à 3,5 % de soufre est particulièrement rare et les délais de livraison sont en moyenne d'environ dix jours et de six à huit jours pour son équivalent bas carbone et le gasoil.
Hambourg est particulièrement concerné car il est alimenté par la raffinerie de Schwedt, dont le brut transite par l’oléoduc irrigué par la Russie et en partie détenue par la compagnie pétrolière russe Rosneft, désormais boudée par plusieurs grandes compagnies pétrolières et fournisseurs de combustible de soute. Il faut compter entre trois et cinq jours.
Ailleurs, comme à Algésiras, La Palmas, ou le Pirée, les difficultés d’approvisionnement sont davantage le fait des conditions météorologiques qui rendent difficiles la livraison par les barges plutôt qu'à la disponibilité des volumes à fournir.
Adeline Descamps
Des exportations de pétrole russe en croissance au deuxième trimestre
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