Le volume de pétrole brut et de condensats stockés en mer est tombé à son niveau le plus bas depuis un an alors que le cours du brent semble reprendre de la vigueur. La déroute des marchés pétroliers en 2020 avait provoqué une course folle aux tankers pour stocker le brut bradé. La hausse récente des prix incite au déstockage. Les acteurs du marché veulent y voir un signe de la reprise.
En mai 2020, près de 210 millions de barils de pétrole flottaient sur les mers à bord des very large crude carrier (VLCC). Une centaine des 815 unités de la flotte s’étaient ainsi trouvé un autre usage, dont on ne savait plus trop si ces tankers étaient affrétés par des négociants pour réaliser des transactions contango (acheter du pétrole pas cher, affréter le navire, le stocker) ou parce que les compagnies pétrolières ne savaient plus où mettre leur pétrole, les cuves à terre débordant faute de demande.
Alors que le pétrole ne valait plus grand chose, le stockage atteignait des sommets et les VLCC s’arrachaient à 300 000 $/jour, dix fois leur seuil de rentabilité, offrant aux armateurs une éphémère mais divine période. Et tous ne s’en sont que mieux portés les premiers mois de l’année 2020 : Nordic American Tankers, Euronav, Scorpio Tankers, Frontline, DHT, Teekay Tankers, Scorpio Tankers, International Seaways… certains triplant, quintuplant, décuplant leurs bénéfices. Aujourd’hui, les mêmes sont en cellule de dégrisement.
30 % du stockage actuel en mer
Fin février, le volume de produits raffinés stockés sur des pétroliers immobilisés pendant plus de 10 jours s'élevait à 19,2 millions de barils, soit une baisse de 77 % par rapport au pic de 84 millions enregistré en mai dernier, selon les estimations d'IHS Markit.
D’après Kpler, la société de données sur les matières premières, le volume de brut en stockage flottant – sur des pétroliers immobilisés au large pendant au moins sept jours -– a atteint 80,2 millions de barils dans la semaine du 22 février, son point le plus bas depuis la fin février 2020. Environ 30 % du stockage actuel se trouve en mer, en Chine, en Indonésie, en Malaisie et à Singapour, qui représentaient près de 65 % du stockage total il y a trois semaines. Les stocks américains de distillats ont chuté à 152,7 millions de barils au cours de la semaine du 19 février, leur plus bas niveau depuis la fin de l'année 2020, selon les données de l'Energy Information Administration (EIA).
Pression sur les taux de fret
Tous les acteurs du marché sont aux aguets, surveillant de près les stocks, dont le niveau est devenu un indicateur de la reprise de la demande et d’une sortie du tunnel pour le pétrole, saisi d’une remontée des cours de 30 % depuis le début de l’année. Certains indices le laissent supposer : les VLCC redeviennent disponibles pour leur usage premier, les prix des tankers réservés pour le stockage baissent, font observer les courtiers, et les contrats expirent sans être renouvelés.
La fin des contrats de stockage flottant s'est en revanche traduit par une augmentation du tonnage sur le marché spot des pétroliers, ce qui a mis la pression sur les taux de fret. Cela a été particulièrement le cas pour les navires de grande taille comme les suezmax et les VLCC, candidats typiques au stockage flottant.
Une année encore difficile
Pour le BIMCO, l’organisation fédérant les armateurs de tous les segments du transport maritime, le marché pétrolier devrait vivre une année encore très difficile. « La faible demande va encore empoisonner le marché dans les mois à venir. Un trop grand nombre de navires se bat pour un trop petit nombre de cargaisons, tant dans le segment du pétrole brut que dans celui des produits pétroliers. »
En attendant, les revenus moyens pour l'ensemble du marché s’améliorent mais restent bloqués en-dessous du seuil de rentabilité. Un VLCC se fixait à 3 416 $/j le 12 février alors que le seuil de rentabilité est estimé à 25 000 USD $/j. Les suezmax et aframax, qui gagnent respectivement 8 767 et 3 803 $/j, ne sont pas davantage exploités à un niveau rentable. Depuis le début de l’année, les revenus d’un LR2 plafonnent à 4 201 $/j. Même les transporteurs de produits pétroliers les plus performants affichent un revenu moyen de 5964 $/j, ce qui n’incite guère à l’euphorie.
Demande de fret erratique
En ce qui concerne la demande de fret, les produits pétroliers ont été touchés diversement, indique le BIMCO : « si certains se rétablissent déjà, d'autres n'ont pas encore connu de reprise significative. » Les importations maritimes totales de produits pétroliers de l'UE ont diminué de 19,6 % à la fin de 2020, le fuel étant le produit le plus touché, avec une chute de 53,8 % par rapport à l'année précédente. L’essence, qui représente 10,9 % des importations maritimes de produits pétroliers de l'UE, a augmenté de 5,1 % pour atteindre 17,4 Mt. Le gazole, qui fournit près de la moitié des importations totales, est tombé à 77,7 Mt (- 11,4 %).
Contrairement à l'Europe, les volumes drainés par les raffineries chinoises ont rapidement rebondi, terminant l'année en hausse de 3 %, avec un volume record de 60 Mt en décembre. La demande intérieure a alimenté cette reprise, les exportations de produits pétroliers raffinés ayant chuté de 7,5 % alors que les imports chinois de pétrole brut ont augmenté de 7,3 %, légèrement inférieur à la croissance de 10 % des importations en 2018 et 2019, mais nettement supérieur au reste du monde. Au-delà, les importations chinoises de pétrole brut en provenance des États-Unis ont augmenté de 211,3 % en 2020 par rapport à 2019.
En revanche, les expéditions américaines de produits pétroliers qui, en quelques semaines avaient retrouvé en fin d’année dernière les niveaux de la même période de 2019, ont commencé l'année en baisse de 5,5 % par rapport à 2020 mais sont toujours en hausse de 2,1 % par rapport au début de 2019.
Une alliance fragile
Un autre facteur, sur lequel les armateurs n’ont pas de vraiment de prise, ajoute à l’incertitude ambiante. L’OPEP+ (le cartel élargi à l'Arabie Saoudite et à la Russie), qui a révélé ses fragilités l’an dernier, reste manifestement divisée. Début janvier, le groupement des pays producteurs de pétrole a annoncé que l’Arabie saoudite réduirait volontairement sa production de 1 million de bpj pour laisser le temps à l’offre de s’installer tandis que la Russie augmenterait, elle, sa production en février et mars. Les divergences sur la stratégie à adopter face à la faiblesse de la demande ne semblent donc pas surmontées.
« Pour le transport maritime, indique le BIMCO, si les exportations saoudiennes vers la Chine sont remplacées par du pétrole brut russe, c'est une bonne nouvelle, car les exportations de la mer Noire et de la Baltique doivent couvrir une plus grande distance que celles du Moyen-Orient. »
Au fur et à mesure que l'année avancera et que la demande mondiale de pétrole brut se redressera, l'alliance OPEP+ se trouvera sur la corde raide. « Pendant combien de mois l'Arabie saoudite sera-t-elle prête à réduire sa production, alors que d'autres pays en produiront davantage ? Et quel niveau de production pétrolière américaine la Russie est-elle prête à accepter ? », pose le BIMCO qui rappelle que l'OPEP détermine non seulement les prix du pétrole brut, mais aussi la demande de transport par pétroliers. Ses décisions seront donc aussi scrutées par les armateurs.
Adeline Descamps
Les pétroliers, combien de divisions ?
Avec 2,5 %, la croissance de la flotte de pétroliers prévue par BIMCO est comparable à la hausse de 2,4 % du marché enregistrée en 2020. Depuis le début de l'année, 26 pétroliers ont été livrés, pour un total de 3,7 millions de tonnes de port en lourd (Mtpl), ainsi que 16 transporteurs de produits pétroliers d'une capacité combinée de 1,1 Mtpl. Au cours de l'année, l’organisation maritime prévoit que les livraisons de pétroliers atteindront 5,7 Mtpl, et les livraisons à 14,2 Mtpl (18,7 Mtpl l'année dernière).
Les commandes de nouveaux pétroliers (2,5 Mtpl depuis le début de l’année) « reflètent les préoccupations concernant les perspectives et l'état actuel du marché du fret pétrolier pour les deux types de navires », rappelle Peter Sand, l’analyste maritime du BIMCO.
L'activité de démolition de pétroliers est, elle, active. Cosco s'est distinguée en janvier en annonçant la démolition de cinq VLCC, trois Suezmax, un panamax et un handysize. Cette seule décision porte le niveau de démantèlement à celui de toute l'année 2020. Quatre VLCC ont notamment été evnoyés à la ferraille l'année dernière, ainsi que trois suezmax, six aframax et trois panamax (pour un total de 21 unités).
La valeur de revente des navires d'occasion est un autre signal des perspectives moroses pour le transport maritime de produits pétroliers. En janvier 2020, selon Intermodal, la valeur moyenne d'un VLCC de cinq ans était de 75,5 M$. Elle a perdu en un an 11 M$ (à 64,5 M$). Mais tous ne sont pas logés à la même enseigne : les LR1 sont passés de 32 à 29 M$, limitant donc la décote. A.D