Si les transporteurs maritimes tiennent la corde en termes de prix et de capacités jusqu’à la fin de l’année, ils sont en bonne voie pour exécuter une des plus rentables années avec des bénéfices en milliards de dollars. La bonne fortune des armateurs n’a pas échappé à la Federal Maritime Commission des États-Unis (FMC), en charge de la réglementation du transport maritime ni au ministère chinois des Transports.
Une pneumonie virale a fait chavirer la production mondiale et mis la planète entière au chômage, mais l’ère Covid a été incroyablement profitable aux transporteurs maritimes qui ont déniché l’équation gagnante pour enfin gagner de l’argent. Les astres se sont alignés : la discipline collective opérée dans les capacités mises sur le marché a été aidée par la baisse des coûts de soute provoquée par la déroute des marchés pétroliers. L’effet multiplicateur a opéré à plein en ce premier semestre pour la plupart des transporteurs qui ont publié leurs résultats. Sur cette base, ils ont ainsi collectivement augmenté leurs bénéfices d'un pourcentage étonnant de 160 %, d’après les calculs de Sea-Intelligence.*
Ils étaient astreints ces dernières années au régime d’exploitation virant au rouge vermillon. Il aura donc fallu une vague scélérate sans nom pour que les plus grandes compagnies maritimes empochent des bénéfices, pour certaines à des niveaux bien au-dessus des moyennes décennales. Et, ce faisant, en accusant sur les principales routes maritimes, des contractions de volumes bien en deçà des dix dernières années. Le contraste est saisissant avec 2009, précédente grande récession que l’industrie du transport maritime emploie comme un marqueur.
« En 2009, l'idée chez Maersk, et je pense à l'ensemble du secteur, était que si vous aviez une flotte, vous deviez continuer à la faire naviguer. Nous avons baissé les prix afin de remplir les navires. Il est évident que cette approche a maintenant complètement changé », a dû reconnaître Søren Skou lors de la présentation de ses résultats du 2e trimestre. « En 2009, nous nous sommes attaqués aux parts de marché. Cette fois, nous nous concentrons sur la rentabilité. L'autre grande différence est qu'en 2009, l'industrie, et d'ailleurs nous-mêmes, avions un carnet de commandes égal à 50-60 % de la capacité existante. Aujourd'hui, il est d'environ 9 %. ».
+ 394 % pour Zim
A.P. Møller Mærsk est un miroir grossissant de la situation actuelle. Le groupe danois, qui n’a enregistré que quatre trimestres bénéficiaires depuis 2018, en aura étonnamment réalisé deux sous le règne de la pandémie. Au deuxième trimestre, la société a multiplié par treize son résultat net, à 652 M$, et a augmenté de 25 % son Ebitda (résultat d'exploitation avant intérêts, impôts et amortissement), à 1,7 Md$, et ce malgré une baisse substantielle de 16 % des volumes de cette activité. Le groupe prévoit maintenant de générer un Ebitda de 6 à 7 Md$ pour 2020 alors qu’elle avait suspendu, à l’issue du premier trimestre, ses prévisions, le ciel étant trop incertain, les augures trop sombres.
Comme Maersk, la plupart des transporteurs qui ont communiqué leurs résultats accusent des baisses sévères dans les volumes transportés et les revenus mais ont enregistré un résultat net à deux voire trois chiffres : + 93 % pour Hapag-Lloyd, + 394 % pour Zim… Même la sud-coréenne HMM, qui a déployé en pleine récession mondiale ses monstres de 24 000 EVP à peine livrés, a été rentable au premier semestre (23 M$) après une quinzaine de trimestres en pertes.
Seule OOCL, compagnie acquise par Cosco il y a deux ans, et d’ordinaire vertueuse, se distingue. Le chiffre d'affaires a augmenté de 3 % au premier semestre pour atteindre 3,1 Md$, reflet de la baisse des volumes transportés de 2,6 %, mais son résultat net est tombé à 102 M$ contre 139 M$ un an auparavant, alors que ses bénéfices avant charges sont légèrement supérieurs à l’année précédente, 158 M$ contre 153 M$.
La promesse d'une Grande Dépression
Perte collective de 23 Md$ en 2020 estimée en avril
Les améliorations constatées par les principaux transporteurs ont déstabilisé les analystes, à commencer par celui qui leur promettait une perte collective s’élevant jusqu’à 23 Md$ dans certains scénarios. Début avril, le consultant danois Sea-Intelligence faisait état de deux théories. Dans la première, les transporteurs perdaient 10 % de leur volume mais maintenaient la stabilité de leurs tarifs, limitant ainsi les dégâts collectifs à une perte de 800 M$ en 2020. Dans la seconde, le volume et les tarifs cédaient 10 %, entraînant une perte spectaculaire de 23 Md$. Mais progressivement, au vu de la situation, le danois a revu sa copie pour envisager deux scénarios au second semestre : si les transporteurs entamaient une guerre des prix, ils risquaient alors de perdre 7 Md$. Mais s’ils maintenaient les tarifs à leur niveau actuel, ils pourraient alors empocher plus de 9 Md$ de bénéfices.
Blank sailing et profits : le sujet clivant
Promesse d’une année entre 12 et 15 Md$ de bénéfices en août
Dans l’une de ses dernières notes hebdomadaires, l’analyste estime désormais que « comme les transporteurs continuent à faire preuve d'une grande discipline en matière de prix, ils sont sur la voie d'un profit potentiel de 12 à 15 Md$ en 2020, mais le risque d'une érosion des taux dans les mois à venir est maintenant plus grand ».
Si le taux baisse au dernier trimestre pour atteindre le même niveau qu'au quatrième trimestre de 2019, les transporteurs devraient réaliser un bénéfice de 10,7 Md$ en 2020. Et même s’ils s'engagent dans une guerre des prix au cours du dernier trimestre conduisant inévitablement à un affaiblissement des taux de fret, Sea-Intelligence leur prévoit un profit de 3,8 Md$. Ces projections se basent sur une augmentation du transport de conteneurs de 3 %. Mais même avec une baisse de 5 % du nombre de conteneurs transportés entre octobre et décembre, les armateurs de porte-conteneurs devraient sortir bénéficiaires.
La demande de la région transpacifique échappe à tout entendement
La FMC et le ministère chinois des Transports demandent des comptes
L'extraordinaire retournement de situation des principaux transporteurs du monde, provoqué par l'utilisation « intelligente » des blank sailing, a notamment permis aux taux de fret sur le marché transpacifique d'atteindre des niveaux records cet été, supérieurs de 120 % à leur valeur d'il y a un an selon le spécialiste des lignes maritimes Alphaliner. Le taux de l'indice de fret conteneurisé de Shanghai (SCFI) était de 3 144 $/EVP dans la première semaine d’août, consolidant le record de 3 167 $ fin juillet. C'est la première fois de leur histoire qu’ils dépassaient les 3 000 $. Sur la route beaucoup plus longue Chine-Côte Est américaine, les taux ont augmenté de 36 % à 3 466 $/EVP.
La meilleure fortune des compagnies dans leur ensemble n’a échappé à personne, assurément pas aux chargeurs et transitaires, traquant le moindre signe d’ententes commerciales, vieux contentieux jamais soldé, mais pas davantage à certaines autorités veillant à l’éventuelle collusion. Pour mémoire, le Département de la Justice de Washington a clôturé, il y a à peine dix-huit mois, une enquête de deux ans sur une suspicion de collusion entre opérateurs de lignes régulières.
Le 24 juillet, deux des cinq commissaires maritimes de la Federal Maritime Commission des États-Unis (FMC), en charge de la réglementation du transport maritime, ont déclaré vouloir intensifier la surveillance sur la manière dont les alliances réduisent et augmentent la capacité en réponse à la baisse des volumes de conteneurs due à la pandémie.
De son côté, le ministère chinois des Transports, à la demande de plusieurs chargeurs, a adressé « à des fins d'enquête » un courrier à Cosco, Maersk, MSC, CMA CGM, Hapag-Lloyd et Evergreen. « Le ministère a ainsi envoyé un signal clair aux entreprises, leur demandant de ne pas s'écarter de leur ligne de conduite », décrypte un professeur de l'Université maritime Dalian. Le consultant britannique Drewry appelle tout le monde à la raison, expliquant « qu’il n’y a pas de démarche malhonnête. Les opérateurs ont surestimé la baisse de la demande en Amérique du Nord, ce qui a entraîné une augmentation des taux de fret. »
La FMC se penche sur les blank sailing
Verdict au 2e trimestre
Les chargeurs, eux, ne semblent pas avoir tirer parti de la meilleure fortune des transporteurs (cf. plus bas). « Malgré une réduction significative des coûts de soute au deuxième trimestre de l'année, peu d'expéditeurs en ont profité car les transporteurs ont maintenu les surcharges de soute (BAF) », explique Drewry, qui s’est associé au Conseil des chargeurs européens (ESC) et à l’association de transitaires européens (Clecat) pour obtenir « un mécanisme d'indexation équitable et neutre du facteur d'ajustement des soutes ».
Tous ne manqueront pas d’avoir les yeux rivés sur les radars du second semestre de l'année si d’aventure la capacité était maintenue à un niveau nettement inférieur aux besoins du marché…
Adeline Descamps
* La situation a sans doute été moins profitable pour les propriétaires non exploitants de flotte, dont les tarifs d’affrètement se sont effondrés. Les réductions de capacités mises en œuvre par les exploitants se sont d’abord matérialisés par la restitution du tonnage affrété.
Drewry : « Les coûts et les niveaux de service du transport par conteneurs risquent de devenir incontrôlables »
Dans un récent webinaire intitulé « Plus de stabilité et de prévisibilité pour les expéditeurs », les analystes de Drewry ont constaté que les coûts et les niveaux de service du transport par conteneurs « risquent de devenir incontrôlables ». 468 traversées ont été annulées sur les lignes Est-Ouest. Or la fiabilité du calendrier a été extrêmement faible, expliquent-ils. « Au cours du premier semestre, moins de deux navires sur trois sont arrivés dans les 24 heures suivant leur heure d'arrivée prévue », a constaté Philip Damas, en charge de la supply chain chez Drewry, qui indique exploiter une « mesure indulgente » : le consultant fixe l'ETA (date d'arrivée au port d'escale) « au moment du départ du navire, c'est-à-dire au moment où les transporteurs devraient avoir une bonne indication de leurs horaires ». Les suppressions massives de services, souvent sans notifications, justifications ni accords préalables avec leurs clients, ont généré « d'importants problèmes opérationnels pour les expéditeurs et les transitaires : réserver à nouveau la cargaison a occasionné beaucoup de temps perdu… » Les perturbations du transport maritime par conteneurs de cette année ont également des implications financières importantes. Selon le britannique, il y a eu une augmentation notable du nombre de transporteurs offrant des primes « no roll », ce qui « était nécessaire, mais ils n'offraient en réalité qu'un service normal à des prix élevés ». Selon Stijn Rubens, consultant principal chez Drewry, le taux de fret moyen sur le commerce Asie-Europe entre janvier et août a augmenté de 15 % par an, pour atteindre 1 798 $/EVP. Cependant, après avoir pris en compte d'autres coûts de fret, tels la détention, les surestaries et la gestion des réservations, l'augmentation globale a été de 432 $, indique-t-il. « Les coûts indirects sont multiples », a ajouté Stijn Rubens, « ceux liés aux opportunités de vente manquées, aux niveaux de stocks de sécurité, à la satisfaction et à la fidélisation des clients… » Avant de conclure : « Selon nous, à moins que vous ne maîtrisiez réellement vos expéditions, et cela commence évidemment par la visibilité, il existe un risque réel de voir les coûts et les niveaux de service échapper à tout contrôle. Il est donc très important de surveiller attentivement vos transporteurs, non seulement via les données EDI qu'ils peuvent vous envoyer, mais aussi de les mesurer vous-mêmes et de comparer leurs performances avec celles du marché. »
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