Les transporteurs tirent-ils profit de la situation actuelle en supprimant des capacités et en augmentant les taux de fret ? Dans son dernier rapport Container Forecaster, publié fin juin, Drewry estime que les transporteurs de conteneurs de la ligne régulière ont réalisé un bénéfice d'exploitation d'environ 1,4 Md$ au premier trimestre. Leur stratégie de gestion de crise, par le seul levier de blank sailing, a largement porté ses fruits.
Bien mal acquis ne profite jamais. « When big profits look bad », écrit Drewry dans sa dernière publication Container Forecaster. Les deux expressions ne peuvent pas être considérées comme des transpositions d’une langue à l’autre. Mais le francophone ferait volontiers ce raccourci. « Faire de gros profits en période de récession mondiale n’est jamais bien perçu. Des tensions et accusations de profit seront les prix à payer », pose en ces termes le consultant britannique, faisant allusion aux tensions récurrentes entre transporteurs et expéditeurs sur le sujet
En observant une discipline de fer dans la gestion de leurs capacités mises sur le marché, les compagnies maritimes sont en effet parvenues à maintenir à flots voire à augmenter leurs taux de fret. La plupart des premiers transporteurs mondiaux dans le secteur du conteneur ont manœuvré avec l’agilité financière nécessaire pour sortir de l’ornière trimestrielle avec des ratios financiers améliorés par rapport au premier trimestre 2019.
Ils ont d’ailleurs pris par surprise les consultants, qui leur garantissaient une perte collective s’élevant jusqu’à 23 Md$ dans certains scénarios. Début avril, le consultant danois Sea-Intelligence faisait état de deux théories. Dans la première, les transporteurs perdaient 10 % de leur volume mais maintenaient la stabilité de leurs tarifs, limitant ainsi les dégâts collectifs à 800 M$ en 2020. Dans la seconde, le volume et les tarifs cédaient 10 %, entraînant une perte spectaculaire de 23 Md$. Le danois a dû corriger le trait. Selon un nouveau scénario, si les transporteurs entament une guerre des prix au cours du second semestre, ils risquent alors de perdre 7 Md$. Mais s’ils maintiennent les tarifs à leur niveau actuel, ils pourraient bien empocher plus de 9 Md$ de bénéfices. Les résultats obtenus grâce à l’orthodoxie de l’offre et de la demande ont même pris à défaut l'agence de crédit Moody's, amenée à reconsidérer ses notations émises fin mars.
Surcoûts et qualité de service moindre
Drewry estime, pour sa part, que l'industrie a réalisé un bénéfice d'exploitation (Ebit) d'environ 1,4 Md$ et une marge de 3,2 % au premier trimestre. « Bien que le premier trimestre n'ait pas éprouvé totalement le mécanisme d'adaptation de l’industrie, puisque les mesures de restrictions ont été activées plus tard dans la plupart des pays, tous les signes indiquent que les transporteurs ont non seulement survécu au choc du marché, mais en ont même profité, avec des taux au comptant qui ont grimpé en flèche et un certain nombre d'entreprises qui ont substantiellement amélioré leur profil financier », indique l’expert.
La situation a été moins profitable pour les propriétaires non exploitants de flotte, dont les tarifs d’affrètement se sont effondrés (les réductions de capacités mises en œuvre par les exploitants se sont d’abord matérialisées par la restitution du tonnage affrété, ceci expliquant aussi cela). Les chargeurs n’en auraient pas non plus bénéficié car « ils ont dû faire face à des surcoûts et à une qualité de service moindre ».
Surcharges
Le consultant pointe le doigt vers une problématique qui risque de réactiver un clivage entre chargeurs et transporteurs. Les suppressions massives de services, souvent sans notifications, justifications ni accords préalables avec leurs clients, passent mal. Le fait que les taux de fret soient en déphasage complet avec la demande de transport heurte les règles du marché et alimente le sentiment sur de possibles ententes commerciales, vieux contentieux jamais soldé.
« Malgré une réduction significative des coûts de soute au deuxième trimestre de l'année, peu d'expéditeurs ont en profité car les transporteurs ont maintenu les surcharges de soute (BAF) », explique encore Drewry, qui s’est associé au Conseil des chargeurs européens (ESC) et à l’association de transitaires européens (CLECAT), pour obtenir « un mécanisme d'indexation équitable et neutre du facteur d'ajustement des soutes ».
À but lucratif
L’analyste s'attend à ce que les taux de fret diminuent au cours du second semestre de l'année car les transporteurs vont réintroduire des capacités pour répondre à toute reprise de la demande, mais prudemment. De là à maintenir artificiellement les retraits de capacité ? « Nous accordons aux transporteurs le bénéfice du doute pour l'instant. Toutefois, nous pourrions changer d'avis si la capacité continue d'être maintenue à un niveau nettement inférieur aux besoins du marché. »
« Le commerce mondial de marchandises représente environ 13 000 Md$ pour les seuls produits manufacturés. Grossièrement, le fret maritime représente 1,3 cent pour chaque dollar de marchandises. L'augmentation des tarifs indiquée par l'indice CCFI jusqu'à présent signifie que chaque dollar de marchandises a connu une augmentation des tarifs de fret de 0,0009 $. Peut-on parler, à ce niveau, de profit ? », désamorce Lars Jensen de Sea-Intelligence, dans une réaction publiée sur LinkedIn.
Adeline Descamps