Il a lu dans la presse que CMA CGM avait développé un autre siège au Maroc et que le groupe de transport et logistique qu'il dirige envisageait de se délocaliser à Londres. « Évidemment, ce n'est pas vrai », rectifie Rodolphe Saadé, dont les équipes ont laissé les médias s’animer sur le sujet, sans doute pas mécontentes de mettre la pression, si elles ne les ont pas elles-mêmes sciemment suggéré. En revanche, ajoute le PDG du troisième armateur mondial, mi-figue mi-raisin, il a en effet investi dans le nouveau port marocain de Nador, aux côtés du puissant opérateur national Marsa Maroc pour lequel les autorités rêvent d’un destin façon Tanger Med. Et il entend bien renforcer sa présence et ses équipes à Londres, la base de la région Europe du Nord du groupe.
Au-delà, il avait quelques messages à délivrer à l’occasion de ce « moment important pour la filière maritime française ». Alors qu’il prononçait son discours, en empruntant au genre préféré des décideurs politiques – le monologue –, le grand écran qui diffusait en instantanée son intervention était curieusement surmonté d’un fronton « intervention politique ».
Le moment était en effet politique même si le patron du groupe marseillais avait manifestement choisi la version édulcorée de son discours que l’on attendait plus musclé. Après s’être vu gratifié par le projet de loi de finances 2025 du nouveau gouvernement d’une taxe sur les bénéfices d’exploitation de 500 M€ pour 2025 et de 300 M€ au titre de l’exercice 2026, le passage en Assemblée nationale a amputé son écot de son caractère temporaire pour le rendre pérenne au-delà de 2026 et a plafonné l’avantage de la taxe au tonnage (régime fiscal qui permet d’être imposé sur le tonnage et non sur les bénéfices) à 500 M€.
Geste patriotique
Dans le contexte budgétaire actuel (60 Md€ d'effort bdgétaire à consentir), « il est normal que les grandes entreprises aident à résorber le déficit public du pays [6,1% du PIB en 2024, NLDR]. À contexte exceptionnel, contribution exceptionnelle. Et je souhaite que la contribution portée par CMA CGM permette de pérenniser le dispositif de la taxe au tonnage pour l'ensemble de l'industrie, à l'image de ce qui existe partout dans le monde. Mais contribution ne doit pas dire confiscation. Ce qui nous est demandé doit être juste et limité dans le temps. Il ne faut pas que la France fasse fuir ses meilleurs investisseurs et supporters ».
Le dirigeant n’a donc pas l’intention de quitter la France mais il rappelle les équilibres. Ses concurrents ne payent pas de contribution exceptionnelle. « Leur gouvernement ne leur demande pas de participer à un geste patriotique. je suis fier d'être en France et je continuerai à rester en France. Mais nous sommes sourcilleux sur la manière dont on dépense l'argent et affecte les investissement », a-t-il ajouté.
Menace sur l'investissement ?
Le directeur financier l’avait indiqué lors de la publication des résultats du troisième trimestre. L’effort patriote ampute la capacité d’investissement du groupe. La revue de ses investissements stratégiques se solde par des coupes dans certains projets. Mais il s’était refusé à les flécher.
Rodolphe Saadé a confirmé qu’il retirait la participation de 200 M€, qui devait alimenter son propre fonds (Pulse) de 1,5 Md€, dont la vocation est de soutenir les initiatives visant à accélérer la transition énergétique de la filière maritime et portuaire française. Seuls les 20 M€ dédiés à la pêche sont sanctuarisés.
Le sort réservé à Pulse, dont la répartition et la gestion avaient été précisées en avril, n’est pas clair. « Il est évident qu'au vu de la situation actuelle, j'ai décidé de suspendre ce fonds. Concernant les 20 millions liés à la pêche, on maintient le cap et on ne change rien ».
En revanche, il a réfuté son retrait dans le projet hub Antilles mené avec l’État qui doit permettre à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre d’accueillir des grands porte-conteneurs. Mais là encore, dans une formulation peu claire. « Le sujet n'est pas de réduire nos investissements en France, mais de l'envisager dans le monde. C'est pour cette raison que j'insiste en disant que cette contribution exceptionnelle, qui j’admets et accepte, doit rester juste et limitée dans le temps. Sinon, cela aura un impact important sur nos investissements ».
Actions d'influence
Le lobbying bat son plein depuis plusieurs semaines chez CMA CGM, du démarchage de parlementaires à la réalisation d’une étude sur les impacts directs et indirects sur l’économie nationale.
Quelques extraits ont servi d’argumentaire aux dirigeants. « Plus d'un tiers des conteneurs destinés à la France et aux Outre-mer sont acheminés par nos navires. Nous faisons travailler plus de 95 000 personnes et générons 20 Md€ sur le territoire français. Nous contribuons aux pavillons français avec 12 000 marins employés, dont près de 3 000 marins européens et plus de 1 000 marins français ».
Une autre écriture ?
Quant à ce qui aurait pu être fait autrement, le pragmatique botte en touche. « La contribution exceptionnelle est fléchée comme elle est. Il faut désormais être fixé précisément. Parce que dans notre métier, on a besoin de stabilité. Et lplus tôt cette discussion sera derrière nous, mieux sera », balaie-t-il, peu enclin à refaire le match alors que l’arbitre a sifflé la fin de partie.
En revanche, il reste quelques zones d'ombre alors que la taxe au tonnage est toujours en ballotage et les exonérations des cotisations patronales sur le banc de touche. Pour rappel, au titre du Registre international français (Rif), un des six registres d’immatriculation du pavillon français, les navires de commerce au long cours ou au cabotage international peuvent disposer d’un taux de contributions patronales liées à la part Enim (régime social des marins) réduit (11,6 % au lieu de 35,6 %). Compte tenu du chaos institutionnel, les deux articles en question – l’article 7 du PLF et 12 du PLFSS –, sont partis au Sénat dans leur version initiale. Donc toujours dans une zone de danger pour les armateurs.
« L’industrie maritime française doit naviguer dans un environnement complexe face aux enjeux géopolitiques, écologiques et numériques. Pour tenir le rythme et rester parmi les leaders mondiaux, le secteur privé ne peut pas porter tout seul les corps. Il faut que l'État prenne sa part en amorçant la baisse de la défense publique, en garantissant la stabilité du cadre fiscal et en permettant aux entreprises de se développer librement », a tenu à conclure Rodolphe Saadé.
En dix-sept minutes d’intervention, il aura rappelé à quel point sa présence est capitale à l’écosystème français, fait preuve de loyauté française sans faire du chantage à l’emploi et à la délocalisation mais à l’investissement. Surtout, il aura évité au ministre de la Mer, qui devait s’exprimer après lui, l’affront d’un départ annoncé avec tambour et trompette devant 1 500 personnes de sa corporation. Un public qui lui est acquis par solidarité.
Adeline Descamps