Maersk détourne ses navires du Royaume-Uni. CMA CGM évite Savannah... Depuis des mois, la congestion portuaire fait la loi dans les services et décide du sort des escales. En raison de la congestion de Felixstowe, premier port à conteneurs britannique avec 36 % des importations conteneurisées du Royaume-Uni, la compagnie danoise a réactivé ce qu’elle avait mis en œuvre cet été : oublier un temps ce terminal parmi les plus touchés au niveau mondial, décharger dans des ports européens et livrer les îles anglaises par feeders. « C’est mieux que d'avoir un navire qui attend au mouillage pendant quatre, cinq ou six jours pour obtenir une place à quai », a indiqué Lars Mikael Jensen, responsable du réseau commercial mondial de Maersk, dans un entretien au Financial Times.
Suspension du ramassage des boîtes vides
Déjà saturé en temps normal, Felixstowe, opéré par Hutchison, est en outre impacté par une grave pénurie de chauffeurs routiers dans le pays si bien que Boris Johnson a dû accorder, dans l'urgence, 10 500 visas de travail provisoires, jusqu’à décembre. Selon la fédération britannique du transport routier (RHA), la Grande-Bretagne aurait besoin de 100 000 routiers supplémentaires pour faire face à la demande. Les images de files interminables de voitures aux stations-service, qui s'ajoutent à celles de rayons vides dans certains supermarchés, ont opéré.
Maersk y a également suspendu le retour des conteneurs vides tout comme Evergreen et CMA CGM. Le leader mondial de la ligne conteneurisée a également choisi de faire l’impasse sur les boîtes vides à London Gateway, tout comme Hapag-Lloyd.
CMA CGM a de son côté annoncé la suspension des escales à Savannah, le quatrième port à conteneurs le plus fréquenté des États-Unis, enchâssant les croissances mensuelles à deux chiffres. Les navires exploités dans le cadre du service Amerigo, qui relie la Méditerranée occidentale et la côte est-américaine, passeront désormais par Charleston, a indiqué la compagnie dans une mise à jour de son service.
Le service Atlantic Loop 3 d’Hapag-Lloyd évitera également Savannah pendant un temps pour lui préférer Jacksonville, en Floride, à 240 km du port géorgien. En dépit de ses 1,27 MEVP traités en 2020 (année fiscale du 1er octobre au 30 septembre), il se dit tout à fait apte pour y faire face. À Jacksonville, un projet porté au niveau fédéral vise à approfondir le chenal pour lui permettre de traiter de plus grands navires. Ces travaux devraient s'achever en 2022.
Jeu de chaises musicales dans les escales
Depuis quelques mois, les compagnies procèdent au jeu de chaises musicales avec les escales pour ne pas trop s’écarter du transit time affiché et/ou éviter les ports européens et américains trop encombrés. Dans cette catégorie, Rotterdam et Felixstowe en Europe, Long Beach et Los Angeles aux États-Unis, qui concentrent 50 % des importations américaines.
En sautant les escales de Rotterdam et de Felixstowe, Cosco a ainsi réduit à quatre jours seulement le retard du CSCL Mars (service NEU3). En Europe, sur ce service, seuls Le Pirée, Hambourg et Zeebrugge ont été préservés.
Le APL Fullerton (NEU5) a respecté son ETA (heure d’arrivée) en omettant le port néerlandais. Le mastodonte CMA CGM Louvre (23 112 EVP) a incroyablement honoré sa rotation en 12 à 13 semaines. Il est à ce titre une exception car les retards font les grands écarts : 54 jours pour le HMM Hambourg (un de ses mégamax, 23 964 EVP, livrés l’an dernier), 36 jours pour le Moscow Maersk ou encore 23 jours pour le Mol Truth.
Minimiser les retards en maximisant les escales
Le parcours du HMM Hambourg est éloquent : entre Rotterdam d’où il est parti le 27 juillet et son positionnement à quai à Hambourg, il s’est écoulé près de deux semaines. Il en est parti le 9 août pour poursuivre ce qui devient un chemin de croix (service FE4).
Maersk et MSC, partenaires de 2M, tentent aussi de minimiser les retards en maximisant les escales, par exemple en concentrant le fret de plusieurs services sur un seul. Ainsi les marchandises à destination d’Anvers ont été massifiées sur les services AE-6 /Lion et AE- 55/Griffin.
Un retard moyen de 18 jours
Les porte-conteneurs affichent actuellement un retard moyen de 18 jours à l’arrivée en Chine après une rotation entre l’Asie et l'Europe du Nord, a calculé Alphaliner en se basant sur le transit-time de tous les navires opérant sur 17 boucles à destination de la Chine. C’est dire qu’il faudrait déployer au moins 44 extraloaders de 14 000 à 24 000 EVP pour maintenir une fréquence de navigation hebdomadaire.
Aussi, le nombre de navires au mouillage dans les ports européens ne donne qu’une photographie partielle de l’état d’encombrement dans la mesure où les porte-conteneurs, notamment les plus imposants en taille, ont réduit la vitesse pour ne pas avoir à attendre. Alphaliner soutient même que certains naviguent à huit nœuds. À cette vitesse, ils ont besoin d’une semaine pour relier Sines, au Portugal, à Anvers, en Belgique, quand il faut habituellement un peu plus de deux jours.
Le prix pour ne pas avoir ignoré les ports européens
Par ailleurs, Alphaliner, qui s’est penché sur les programmes des trois grandes alliances, note de grandes disparités : sept jours de retard pour Ocean, 19 pour 2M et 35 pour THE Alliance.
THE Alliance (Hapag-Lloyd, HMM, ONE et Yang Ming) « paie le prix pour ne pas avoir ignoré les ports européens et avoir maintenu la rotation initiale. Le fait d'avoir Rotterdam, Hambourg et Anvers comme bases entraîne des retards supplémentaires, car ces ports sont beaucoup plus encombrés que les plus petits comme Zeebrugge ou Wilhelmshaven pour lesquels a opté Ocean », décode Alphaliner.
De l’influence sur les taux de fret
La congestion portuaire reste le facteur clef influençant la trajectoire des taux de fret, qui ont marqué le pas durant la première semaine d’octobre (mais encore quatre fois plus élevés qu'à la même période l'année dernière et plus de dix fois supérieurs aux niveaux d'avant la pandémie). Les raisons font l’objet de nombreuses interprétations sans qu’aucun élément tangible ne puisse véritablement les étayer.
Mais la thèse, selon laquelle la pénurie d’électricité, en affectant la production des principales usines du monde que sont la Chine et l’Inde, pourrait limiter la capacité exportatrice de ces pays, est la plus crédible. Elle aurait pour mérite de lâcher du lest sur les cadences effrénées des arrivées de navires qui s’amassent au large et de permettre de traiter les conteneurs empilés sur les quais.
Quand la consommation va-t-elle muter ?
La flambée des prix des énergies, qui pourrait entamer la confiance des consommateurs en rognant dans leur pouvoir d’achat, est un autre facteur de résolution des conflits en cours. Car c’est bien cette demande insatiable avec son corollaire – la peur panique des détaillants d'avoir des rayons vides pendant les fêtes de fin d'année – qui entretiennent actuellement la spirale infernale
Dans sa dernière publication, le consultant Sea-Intelligence s’est penché sur les données du US Bureau of Economic Analysis pour analyser ce boom inédit de la demande. « Au cours des derniers mois, le taux de croissance des achats de biens a lentement diminué. Dans le même temps, les dépenses en services ont affiché une croissance lente mais constante, ce qui suggère des signes de changement de comportement des consommateurs en faveur des services », explique le consultant, qui prédit une « normalisation des habitudes de consommation » (peut-il en être autrement ?) sans « curser » le moment.
« Il a fallu un peu plus de deux ans entre le pic d'impact de la crise financière et le retour complet à une tendance de long terme. L'inversion pourrait donc ne pas apparaître comme un choc soudain sur les flux de conteneurs, mais potentiellement comme une correction plus graduelle s'étalant sur quelques années », explique encore le cabinet danois.
Certains dirigeants de compagnies maritimes semblent plutôt penser que la correction du marché, lorsqu'elle se produira, sera rapide et brutale.
Pas en deçà des niveaux d’avant Covid mais pas sensiblement plus élevés après 2023
« Trois raisons expliquent pourquoi les taux de fret ne tomberont pas en deça des niveaux pré-pandémiques, mais trois autres raisons suggèrent qu'ils ne seront pas sensiblement plus élevés après 2023 », estime pour sa part Daniel Richards de MSI. « Dans un premier temps, les taux de fret sont susceptibles d'évoluer plus latéralement que radicalement à la baisse, car la réduction du niveau de congestion et des arriérés dans l'ensemble du système prendra du temps. Un mouvement substantiel à la baisse des taux bien avant le troisième trimestre 2022 semble donc peu probable. »
À quel niveau « atterriront-ils » ? « Pas aux niveaux moyens qui prévalaient entre 2016 et 2019 », indique l’analyste de MSI. Il estime d’une part que « la consolidation au sein du secteur ne s'inversera pas » et, grâce à l'usage des blank sailing que les compagnies maritimes ont appris à manier avec habilité, elles seront en mesure de fixer un plancher aux taux.
Capacité des chargeurs à absorber
Par ailleurs, après avoir connu l’expérience de telles envolées de coûts de transport, il considère que les exportateurs « seront en mesure d'absorber un niveau comparativement plus élevé de coût de transport qu’avant sans pression majeure sur les marges ou la compétitivité-coûts ».
Enfin, les carburants à faible teneur en carbone, probablement plus chers que les options actuellement disponibles, une application plus large de la taxation du carbone et l’introduction de mécanismes d'ajustement aux frontières (prévu dans le nouvel arsenal législatif de l’UE pour éviter la fuite des marchandises et le déroutement de navires vers des territoires non-européens non soumis aux mêmes contraintes réglementaires) pourraient, selon lui, amener les compagnies de ligne à répercuter les coûts supplémentaires sur les chargeurs.
Après 2023 ?
À partir de 2023-2024, quand les quelques centaines navires récemment commandés (381 fin août) seront livrés, la même question se posera… mais sans doute différemment.
« C'est la clef de l'évolution des taux de fret une fois que les facteurs spécifiques à la pandémie auront été éradiqués. Livrer plus de 2 MEVP par an, soit près de 10 % de la flotte, pendant plusieurs années consécutives, n’est pas sans conséquences. Mais ce sera un véritable test pour savoir si le secteur a vraiment laissé le monde d’avant derrière lui pour de bon », confirme MSI.
Adeline Descamps