Effet d’optique ou vrai rattrapage ? Les exportations de céréales ukrainiennes ont récemment augmenté pour s’afficher à des niveaux proches de l’année dernière quand le pays n’était pas en guerre. Le phénomène pourrait résulter des volumes en excédent qui auraient dû être exportés si les ports maritimes de l'Ukraine n’avaient pas été rendus inopérants par le blocus maritime de cinq mois. C'est particulièrement vrai pour le maïs, dont la saison d'exportation a coïncidé avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février.
À mi-octobre, les volumes exportés de céréales avaient déjà atteint 2,12 Mt soit à peine 2,4 % de moins qu’à la même période de l'année précédente. Pour l’exercice juillet 2021-juin 22, les volumes exportés ont augmenté de 8,5 %, mais avec 10,8 Mt de céréales expédiées depuis le début de la saison 2022-23, la campagne d’exportation accuse une baisse de 35 % par rapport à la précédente. Le coup de collier du mois d’octobre n’y changera rien. L'Ukraine devrait par ailleurs récolter 25 à 27 Mt de maïs en 2022, contre 42,1 Mt en 2021, selon les estimations officielles.
345 navires en transit
Étonnamment, alors que les conditions de stockage ne sont pas optimales, des problèmes de qualité n’ont pas fait l’objet de plaintes (du moins portées à connaissance publiquement) à l’exception d’une cargaison rejetée par un acheteur libanais début août en raison d’un délai trop long. Il s’agissait alors de l’une des premières à être exportée après la signature de l’accord fin juillet, sous l’égide des Nations unies, entre les deux parties belligérantes, pour permettre la sortie des grains du pays par la mer Noire à partir des trois principaux ports ukrainiens pour l’exportation de céréales (65 % à eux trois) : Odessa, Yuzhnyi et Chornomorsk.
Au 16 octobre, quelque 345 navires ont pu charger 7,7 Mt de céréales et d'autres denrées agricoles, apportant un soulagement aux marchés agricoles mondiaux alors que la sécurité alimentaire au niveau mondial est menacée depuis que les deux pays de la mer Noire sont entrés en guerre. La mer Noire est un centre névralgique pour la production de blé (30 % des exportations mondiales) et de maïs (l'Ukraine est l'un des quatre premiers fournisseurs de maïs).
D’après l'indice des prix alimentaires publié par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), ils ont baissé ces derniers mois, de 8,6 % en juillet, 1,9 % en août et 1,1 % en septembre. Mais l’incertitude sur la prorogation de l’accord qui expire en novembre alimente à nouveau la spéculation notamment pour le blé et le maïs, craint la FAO dans son rapport.
Accessibilité aux produits de base
Alors que les inspections des vraquiers autorisés à transiter – mesure cadre de l’accord – entravent les expéditions, Moscou entretient en effet le flou sur ses intentions après le premier terme de l’accord. Le Kremlin estime que les termes ne sont pas respectés : il soutient d’une part que les volumes ne vont pas là où ils sont attendus, dans les pays en urgence, et d’autre part que les exportations de céréales et d'engrais de la Russie sont entravées.
Le maïs et le blé représentent plus de 70 % des quelque 8 Mt de céréales qui ont quitté les ports ukrainiens dans le cadre de la « Black sea grain initiative ». Près de 20 % des exportations de blé ont été destinées aux pays les moins avancés (PM), avance la FAO.
Elle aurait permis de doubler la quantité de blé expédiée vers les pays qui en ont le plus besoin entre août et septembre, soit environ un demi-million de tonnes. Mais il reste un déficit d'exportation de 1,2 Mt par rapport à 2021.
Rebeca Grynspan, la secrétaire générale de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), et Martin Griffiths, le sous-secrétaire général chargé des affaires humanitaires et de la coordination des secours d'urgence, devaient se rendre à Moscou le 16 octobre pour négocier le prolongement de l’accord stratégique d’un an voire l’extension à d’autres ports comme Mykolaïv, soumis au cours de ces longs mois de guerre à d’intenses pilonnages. Les responsables de l'ONU ont ensuite indiqué que les échanges évoluaient dans un sens positif.
Des navires à la propriété opaque
Autre problématique. Les armateurs ayant largement déserté le pays, il reste des navires anciens, petits et pas toujours bien entretenus pour assurer le service, voire exploités par des structures de propriété opaque, a révélé dernièrement le Lloyd’s List, qui a listé le nombre de navires ayant révélé des défaillances techniques : échouement (vraquier Lady Zehma) ; accident (heurt entre les Christina B et Amis) ; panne de moteur et perte de contrôle (general cargo Briza), perte de puissance (Osprey S)…
Parallèlement au transit classique par la mer, Kiev continue d’étudier des solutions alternatives avec le soutien du bloc occidental. Ainsi, un nouveau terminal céréalier près de la frontière hongroise avec l'Ukraine est entré en service avec une capacité à terme de près de 600 000 t par an.
Des stocks mondiaux à un niveau inquiétant
Fin septembre, les stocks mondiaux de céréales se situaient à un niveau jugé inquiétant. Selon le Conseil international des céréales, à la fin de la campagne agricole 2022/23, les stocks tampons mondiaux de maïs ne permettront que 80 jours de consommation, soit une baisse de 28 % par rapport à il y a cinq ans.
La Banque mondiale a affecté 30 Md$ pour aider à compenser les pénuries alimentaires aggravées par la guerre et les impacts du changement climatique sur la production agricole. Selon les Nations unies, un demi-million d'enfants somaliens sont confrontés à la pire famine du siècle, alors qu'une grave sécheresse sévit dans la Corne de l'Afrique.
La production de l'UE devrait, elle, atteindre son plus bas niveau depuis 15 ans, une baisse qui poussera les pays membres à augmenter les importations de 2022/23 depuis l’Ukraine d'environ 30 % par rapport à l'année précédente, pour atteindre 10,4 Mt, a indiqué cabinet de conseil Strategie Grains.
Pénurie de riz
En Chine, les agriculteurs ont été confrontés à la sécheresse, menaçant les récoltes, tandis que l'Inde a limité les exportations de riz en raison du mauvais temps. La pénurie de riz est un des derniers chiffons rouges agités de par le monde.
Les importateurs jettent leur dévolu sur l'Amérique du Sud, où les agriculteurs brésiliens devraient produire des récoltes record de maïs et de soja en 2023, selon les analystes, si les aléas climatiques ne viennent pas perturber les récoltes. En revanche, en Argentine, troisième exportateur mondial de maïs, la Bourse des céréales de Rosario prévoit que les plantations qui viennent de commencer pour la récolte de maïs de 2022/2023 seront en repli de 7 % par rapport à la dernière saison, pour atteindre 8 Mt.
L’année 2022 sera probablement une autre année où la consommation mondiale dépassera la production mondiale, a averti la société de conseil AgResource.
Adeline Descamps