Il y a un an, à cinq jours près, au même endroit, même heure, même occasion, Jean-Emmanuel Sauvée, président du conseil d'administration de la Méridionale (acquise par CMA CGM), passait la barre d’Armateurs de France (AdF) à Édouard Louis-Dreyfus, patron de Louis Dreyfus Armateurs. Le gouvernement était alors représenté par Hervé Berville, le secrétaire d’État à la Mer (aujourd'hui avec le portefeuille de la biodiversité en sus), et Clément Beaune, ministre délégué chargé des Transports.
Le Lorientais Jean-Yves Le Drian, chef de la diplomatie française jusqu’en 2022, un temps secrétaire d’État à la Mer et surtout ancien président de la grande région maritime qu’est la Bretagne, recevait un accueil très républicain après avoir prononcé un discours très militant.
Ce 9 avril, dans le même écrin des jardins des Champs-Élysées qui loge le Pavillon Gabriel, les premières lignes sur scène ont changé mais pas les premières rangées du salon-hôte : Jean-Yves Le Drian et Clément Beaune restent fidèles à la filière maritime bien que plus en fonction. Le portefeuille de la Mer a rejoint le périmètre de la Transition énergétique et de la Cohésion du territoire, ministère confié à Christophe Béchu.
De g. à dr. : Jean-Marc Roué (Brittany Ferries), Clément Beaune (ex-ministre chargé des Transports) et Jean-Yves Le Drian (ex-ministre de la Défense, de l’Europe et des Affaires étrangères).
Que faire des revenus tirés des quotas carbone européens ?
L’Angevin, secrétaire général d'Horizons, était particulièrement attendu sur le financement de la décarbonation qui pourrait coûter à la filière maritime française de 70 Md€ jusqu’à 110 Md€, entre 2030, date butoir pour les premiers objectifs de réduction des gaz à effet de serre, et 2050, échéance ultime de la neutralité carbone, par ailleurs validée par l’OMI.
Mais d'ores et déjà, depuis le 1er janvier 2024 au niveau européen, les armateurs doivent s’acquitter d’une surtaxe carbone en fonction de leurs émissions de CO2 dont la mise en application sera progressive pour atteindre 100 % des émissions déclarées en 2027. Les revenus tirés des quotas carbone européens (ETS) promettent d’être « colossaux ». Les trois quarts doivent revenir au pays de l’armateur, le reste à l’UE.
Les armateurs sont à l'affût quant à l'affectation de la part française dont il n'est pas complètement improbable qu'ils servent au colmatage de déficits tout aussi colossaux. « Les fonds pourraient, par exemple, alimenter des dispositifs de soutien au retrofit et à la conversion de la flotte existante, mais encore financer le développement de carburants verts, mais encore compenser le surcoût de carburants de synthèse et favoriser le développement des filières de production, mais encore assister les ports et équipementiers français dans la décarbonation », a listé facon anaphore Édouard Louis-Dreyfus, dans un discours engageant dont l'ouverture – autre exercice de style – a été confiée à ChatGPT.
Une réussite de verbiage pour détendre l'atmosphère ? « Les armateurs français sont déterminés à tenir les engagements de neutralité carbone à 2050 mais ils ne pourront le faire qu’avec une écologie incitative de soutien. Elle doit être favorisée par le fléchage indispensable de ces ETS vers notre filière », explique-t-il plus sérieusement.
Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.
Clarification tant attendue
Sans surprise, chacun est dans son rôle. Christophe Béchu érige la muraille de Chine pour sanctuariser la manne financière. « Les ETS ne sont pas là pour participer à la lutte contre les déficits budgétaires mais pour donner les moyens de décarboner et éviter des situations de concurrence déloyale. Il est indispensable de flécher les revenus des ETS vers la filière maritime », finit-il par dire clairement, « avec le mandat pour le faire ».
Le ministre rappellera à plusieurs reprises ne pas mésestimer les soubassements de l'affaire – défis technologiques et questions financières –, compte tenu de la pluralité du pavillon français, des spécifications et âges des navires et des capacités d’investissement variables selon les armateurs (le tissu français est composé par davantage de PME que de « CMA CGM »).
Il a donné à cette occasion des « nouvelles » du fonds d’1,5 Md€ que le président de la République avait annoncé à l’occasion des Assises de l’économie de la mer en novembre dernier. « Il est en cours de structuration et les 500 M€ sont préservés », a-t-il garanti.
Mur d'investissements
Pilotée par la Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAmpa), la filière maritime a remis sa feuille de route il y a déjà un an, exposant les leviers techniques, opérationnels, énergétiques, financiers pour décarboner les activités maritimes et portuaires. Depuis, l’émetteur n’a plus trop émis.
Le mur d'investissements est d’une quadruple épaisseur, insiste pour sa part le président d’Armateurs de France : il est technologique (les solutions techniques ne sont pas actuellement disponibles). Il est industriel, poursuit le président de Louis Dreyfus Armateurs, car à des années-lumière d’une production à l’échelle pour servir les besoins de toutes les mobilités lourdes, transport aérien et terrestre compris. Et ce, dans un contexte d'attrition des capacités des chantiers navals européens.
Il est logistique pour les ports qui vont devoir s'adapter pour avitailler en nouveau carburants et il est financier. « Investir pour décarboner leur flotte peut représenter un réel obstacle pour les armateurs, dont beaucoup en France sont des PME. Il est capital de trouver des solutions pour les accompagner dans leur transformation. Le soutien de l’État est essentiel ».
Suramortissement vert, copie revue
Sans solution définitive, les armateurs français se voient par ailleurs amputés d'un dispositif qui devait financer les options transitoires alors qu’ils pensaient avoir emporté la partie.
« Nous étions parvenus à mettre en place un dispositif clair, validé par Bercy, et qui s’imposait à tous et pensions avoir touché au but en obtenant, à l’été dernier, un rescrit clarifiant ses conditions d’application ».
Or, la modification d’un règlement européen reprise dans la loi de finances pour 2024 a été fortement réduit, excluant le GNL, le GPL notamment et révisant les taux à la baisse pour les autres équipements éligibles. La filière repart désormais au charbon pour restaurer le mécanisme dans sa version initiale.
« Il est possible de bénéficier du suramortissement vert tel qu’il était en adressant une demande à l’UE dans le cadre du régime des aides d’État. Une procédure qui aboutit généralement au bout de... 18 mois ! C’est incompatible avec les prises de décision dans le maritime », explique en aparté Jean-Philippe Casanova, délégué général d'AdF, qui a terminé son mandat en décembre mais qui joue les prolongations pour passer le relais à Laurent Martens, à la tête des terminaux à conteneurs de CMA CGM, qui entrera en fonction le 2 mai.
Le social, composante du modèle maritime français ?
Jean-Philippe Casanova pensait, avant cela, parvenir à signer avec les personnels d’exécution un accord sur les minimas sociaux, dont le dernier texte remonte à 2003. Mais les négociations entamées il y a plusieurs mois traînent en longueur et butent sur l’inflexibilité du syndicat CGT.
Après une décennie sans consensus paritaire, la partie a en revanche été emportée pour les officiers, à l’ unanimité des partenaires sociaux. Une revalorisation de 4 % de la grille a été actée à partir du 1er janvier 2024, soit une augmentation de 14 % pour les officiers sur deux ans.
« Ces sujets sont primordiaux pour les conditions de travail des marins mais aussi pour la compétitivité des armateurs français. Cette revalorisation fixe le seuil en dessous duquel, dans le cadre du dispositif dit de l’État d’accueil, un armateur étranger ne peut faire concurrence aux armateurs français », rappelle Édouard Louis-Dreyfus.
Dumping social : prochain round européen ?
Parmi les autres motifs de satisfaction sociale figure la promulgation de la loi Le Gac en juillet 2023 contre le dumping social, sans haie parlementaire dans les deux chambres. Le décret d’application, signé en mars, impose un salaire et des temps de repos minimum sur des lignes régulières.
Mais il reste à en faire un point de l'agenda européen pour harmoniser les conditions sociales des gens de mer. Convaincre à quelques mois des élections de juin le Parlement européen, dont la composition risque d'être rebattue, est délicat. Mais le véritable obstacle est d'emmener d'autres partenaires européens frileux sur ce sujet qui questionne la concurrence sauvage des pavillons moins regardants sur les critères sociaux.
En Méditerranée, où le dumping existe aussi, rappelle la CFE-CGC, notamment sur la desserte Corse-Continent avec Corsica Ferries sous le registre international Italien, le secrétaire d’État s’était engagé à présenter un plan d'action en « début d'année » sur les enjeux spécifiques au ferry méditerranéen. Il n’en a pas été fait mention ce 9 avril par les représentants du gouvernement.
« Le fait d’être rejoint par les Anglais sur le sujet du dumping social est précieux pour trouver d’autres partenaires dans ce que nous allons entreprendre auprès de la Commission européenne. Notre conviction la plus absolue est que ce n’est pas seulement une question de sécurité maritime mais aussi de protection de l’environnement car c’est moins d’accidents et moins de pollutions », souligne à ce propos Christophe Béchu.
Réfome de l'Enim, sujet inflammable ?
Sur le plan social, le représentant de l'exécutif a fait un grand pas de côté en remettant en haut de la pile un dossier que beaucoup aimeraient laisser au fond du tiroir : le régime social des marins (Enim), que la Cour des comptes a épinglé dans un rapport cinglant sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, jugeant la situation très préoccupante et une « réforme en profondeur » nécessaire.
« La cour est dans son rôle quand elle pose un diagnostic. Le politique est dans son rôle quand il en tire des conclusions. Le gouvernement l’a montré dans le cadre de la réforme des retraites : le régime spécial des marins n’a pas été remis en cause car il participe à l’équilibre obtenu et a permis de consolider ces dernières années notre stratégie maritime ». Dont acte mais... le ministre entend lancer un « dialogue sans tabous pour moderniser un ensemble de dispositions anciennes, qui sont parfois même antérieures à la Ve république. C’est un des objectifs de la conférence sociale maritime » [une autre annonce des Assises de l’économie de la mer en novembre dernier, NDLR].
Un rapport de la cour des Comptes cinglant
Dans son rapport rendu public le 24 mai 2023, La juridiction, chargée principalement de contrôler la régularité des comptes publics, dénonce un régime spécial dont les règles sont complexes, obsolètes et inéquitables, un barème de cotisation illisible et peu contrôlable, des avantages hors normes, des dispositifs de réduction ou d’exonération de cotisations patronales nombreux, illisibles et peu contrôlables puisque leur charge financière n’est ni chiffrée ni pilotable pour l’État (cf. plus bas).
Cette situation résulte en partie de la situation démographique, puisqu’il y a 34 000 affiliés pour environ 65 000 pensionnés de droit direct et 70 000 bénéficiaires. La situation actuelle ne va pas arranger les finances des régimes. La croissance du pavillon français, dont se félicite Christophe Béchu, accroît la pression sur les emplois marins. Au 1er avril 2024, le pavillon français a cru de 6 % en six ans, ayant dépassé les 430 navires (dont 207 pour la flotte de transport et 108 navires sous Rif, soit + 77 % en jauge brute). Objectif : parvenir à former 450 officiers en 2027 par rapport aux 220 de 2022.
Adeline Descamps
Enim : le rapport alarmant de la Cour des comptes
Dans son rapport rendu public le 24 mai 2023, la Cour indique notamment que la part des cotisations sociales dans le financement du régime spécial des marins est très limitée, l’essentiel provenant soit du budget de l’État, soit du régime général de sécurité sociale. Cette situation résulte en partie de sa situation démographique, puisqu’il y a 34 000 affiliés pour environ 65 000 pensionnés de droit direct et 70 000 bénéficiaires au titre de l’assurance maladie. Cependant, le déficit de financement propre du régime résulte aussi de règles d’assiette reposant non pas sur des salaires réels mais sur des bases forfaitaires, et d’une accumulation d’exonérations et de taux de cotisation différenciés.
La juridiction, chargée principalement de contrôler la régularité des comptes publics, dénonce un régime dont les règles sont complexes, obsolètes et inéquitables, un barème de cotisation illisible et peu contrôlable (qui varie selon le secteur maritime, la jauge, la longueur et la puissance du navire, le type de navigation, le rattachement du salarié à un navire...), des avantages hors normes en matière de retraite (acquisition de droits à retraite qui peuvent être liquidés dès 50 ans).
En outre, les différents secteurs maritimes bénéficient de vingt dispositifs différents de réduction ou d’exonération de cotisations patronales (dont dix concernent uniquement les départements d’outre-mer). Ces dispositifs sont devenus illisibles et peu contrôlables puisque leur charge financière n’est ni chiffrée ni pilotable pour l’État.
Les dépenses de retraite du régime spécial des marins sont financées en quasi-totalité par le contribuable. Les cotisations patronales et salariales ne financent que 10 % de ces dépenses, conséquence des dérogations accordées en termes d’assiette et de taux des cotisations. Ce ne sont là que quelques dysfonctionnements d’un rapport dense et technique.
A.D.
Flotte stratégique : le travail interministériel a démarré
C'est un sujet sur lequel le père de l'actuel président, Philippe Louis-Dreyfus, n’a jamais baissé la garde. Il s'agit des navires que l’on dit essentiels car ils transportent des matières premières vitales à l’approvisionnement du pays ou parce qu’ils remplissent une fonction cardinale, à savoir des vraquiers pour les céréales ou le minerai de fer, des câbliers, des SOV pour les éoliennes ou encore des navires de recherche. La guerre en Ukraine et le retour d’une conflictualité exacerbée ont remis le dossier en haut de la pile.
Le député Renaissance du Var, Yannick Chenevard, a rendu son rapport gouvernement sur le sujet en septembre 2023 L’engagement de la flotte stratégique est inscrit dans le Code de la Défense de 2017 mais son application est dans l'antichambre.
« Nous passons à une étape capacitaire qui va définir des segments de flotte que l’État va prioriser. Ce travail nécessite un travail en interministériel large. Le 4 avril, avec l’ensemble des ministères concernés, sous l’égide du secrétariat général à la mer, nous avons démarré les travaux dans le cadre de la conférence maritime nationale [qui doit se tenir avant l’été, NDLR] pour élargir la définition de flotte stratégique qui ne peut pas se limiter à la seule dimension économique », a annoncé Christophe Béchu.
A.D.
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