Le retrait de la Russie le 17 juillet de l’accord négocié sous l’égide des Nations Unies et de la Turquie (Black Sea Grain Initiative) en vertu de laquelle près de 33 Mt de céréales ont pu être exportés d'Ukraine en un an, aura eu un effet dévastateur et immédiat.
La rhétorique agressive sur le sujet des céréales, qui tenait lieu d’échanges entre Moscou et Kiev, s’est commuée en une escalade de l'action militaire dans la région, créant une complexité supplémentaire pour le transport maritime de nature à « intimider » les assureurs (les risques de guerre le long du littoral ukrainien de la mer Noire, qui étaient couverts par l’accord céréalier, ne sont plus en vigueur) et la navigation, devenue dangereuse.
Ses demandes répétées d’un mémorandum visant à faciliter ses propres exportations de denrées alimentaires et d'engrais ayant été ignorées, le Kremlin, qui demandait notamment à reconnecter la banque agricole étatique au système de paiement international Swift (les restrictions imposées aux banques russes étant considérées comme des « sanctions cachées »), a annoncé qu’il n’était plus en mesure d’assurer la sécurité de navigation.
Ce faisant, les navires marchands « à destination des ports de l'autre pays sur la mer Noire » sont désormais considérés au même titre que des bâtiments militaires et leur État de pavillon comme des parties prenantes au conflit. Ce qui signifie que les ports ukrainiens de la zone nord-ouest de la mer Noire ne sont plus « sécures » au sens contractuel du terme.
Avertissements de part et d'autre
Kiev a réagi en émettant un avertissement similaire pour les navires se dirigeant vers les six ports russes de la mer Noire – Anapa, Novorossiysk, Gelendzhik, Tuapse, Sochi et Taman –, qui traitent environ 70 % des exportations de céréales du pays.
Dans le même temps, les services occidentaux de renseignement ont multiplié les alertes sur la prolifération de mines navales et la présence de navires de guerre russes près des voies maritimes de l'Ukraine.
Depuis l’échec du renouvellement de l’accord, Moscou a multiplié les attaques nocturnes de missiles et de drones ciblant les infrastructures portuaires (notamment les silos à grains) d’Odessa et de Chornomorsk ainsi que les installations céréalières ukrainiennes sur le Danube de façon à empêcher l’Ukraine de reprendre ses exportations.
Trois entrepôts situés dans le port fluvial de Reni, destinés au stockage de céréales, ont été la cible dès le 24 juillet d’une quinzaine de drones Shahed ainsi que d’autres installations d'Izmail, autre port adossé au Danube, endommageant plus de 40 000 t de céréales, selon le ministère ukrainien de la Défense.
Les forces ukrainiennes ont répliqué en frappant l'Olenegorsky Gornyak, un navire russe utilisé pour transporter des troupes et du matériel, basé dans le port de Novorossiysk, principal port de chargement des exportations de pétrole russe sur la mer Noire. Elles ont ensuite visé le pétrolier Sig, objet de sanctions américaines depuis 2019 pour son rôle dans l’approvisionnement en kérosène des forces russes en Syrie.
C'est la première fois que la marine ukrainienne projette sa puissance aussi loin de ses côtes.
Le Danube, devenu essentiel
Depuis le début de l'invasion en 2022, les ports de la branche la plus septentrionale du delta du Danube constituent les seuls points d'accès libres au commerce maritime.
Le transit par la partie nord de la mer Noire, à l'ouest de la Crimée, est interdit par la marine russe. La mer d'Azov est fermée aux navires marchands, à l'exception de ceux qui opèrent avec l'approbation de la Russie.
Avec l’échec de l’accord céréalier, les ports fluviaux de Reni, Izmail et Ust-Dunaisk sont devenus des points clés, les seuls ports ukrainiens encore assurables et le dernier moyen d'exporter des céréales par la voie d’eau.
L'Ukraine utilise ce corridor pour acheminer des céréales vers le port roumain voisin de Constanta, base arrière alternative qui a traité environ un tiers de ses exportations depuis le début de la guerre.
Selon les sources, cet axe était en mesure d’assurer l’acheminement d’environ 2,5 Mt de céréales et d'oléagineux par mois avant les attaques persistantes de drones russes. Des volumes loin d'être suffisants pour couvrir le potentiel d'exportation de l'Ukraine, qui prévoit de récolter 44 Mt de céréales cette année (et d’en exporter autant) mais qui offrent une marge de manœuvre.
Exporter via l'UE ?
`Situé sur la rive gauche du Danube, Reni se trouve à environ 200 m de la frontière avec la Roumanie. Le fait que la Russie effectue des frappes aériennes si près d’un territoire de l'OTAN a attisé les craintes d’une surenchère dans le conflit.
Sans la route du Danube, la seule option restante pour l'Ukraine reste la voie terrestre via l'Union européenne, qui n’est pas sans autres complications.
Plusieurs pays européens, limitrophes ont interdit, en mai, les entrées de céréales ukrainiennes, moins chères, qui déstabilisent leur marché intérieur. Pour apaiser les tensions entre ses membres, Bruxelles s'est engagé à indemniser les agriculteurs locaux des cinq pays les plus touchés de l’UE, qui se retrouvent avec des excédents agricoles importants, en leur accordant une enveloppe de 100 M€.
La Pologne prévoit de suspendre les importations de produits agricoles ukrainiens le 15 septembre, que l'UE soutienne ou non cette mesure, a déclaré récemment le ministre polonais de l'agriculture, Robert Telus.
Volatilité des prix du blé
La nervosité liée au retrait russe de l'accord sur les céréales a provoqué des hausses éphémères de 17 % à 20 % des prix du blé.
À 6,47 $ le boisseau, les prévisions de récoltes abondantes maintiennent le blé en dessous du pic de 7,60 $ atteint après la première attaque dans le Danube.
Ils se situent actuellement autour de leur niveau d'octobre 2021, quelques mois avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Mais selon Eduard Zernin, le directeur de l'Union russe des exportateurs de céréales, dont les propos ont été relayés par Reuters, les « sanctions cachées » selon les termes des autorités russes, peuvent entraîner « une augmentation des coûts de fret et d'assurance », qui se répercutera « sur le niveau des prix du blé et des autres céréales sur le marché mondial ».
Des problématiques de transport
Avant même l'expiration de l'accord, compte tenu des menaces de Moscou, les transporteurs de céréales et les sociétés de matières premières avaient réduit instinctivement leur exposition à la Russie. Cargill, Louis Dreyfus et Viterra ont ainsi mis fin à leurs activités le 1er juillet, contraignant Moscou à prendre en charge la transaction céréalière dans son ensemble, y compris le transport, d’ordinaire assuré via des affrètements par des négociants internationaux.
L’an dernier, la Russie avait déjà dû s'appuyer en partie sur une « flotte fantôme » de navires plus anciens, généralement exploités par des sociétés moins établies, basées en Turquie et en Chine.
Compte tenu de « la pression des sanctions et le refus de nombreux transporteurs internationaux de coopérer avec la Russie », l’exécutif russe a annoncé en décembre un programme de construction d'une flotte de 61 vraquiers. Les exportateurs russes ont besoin de 34 navires d'une capacité de 60 000 t et de 27 de 40 000 t, selon les autorités russes.
La société publique russe de crédit-bail agricole Rosagroleasing a annoncé en mars qu'elle avait passé commandes des premières unités d’une flotte qu'elle prévoit de constituer dans les trois ans.
Selon les données de VesselsValue, une grande partie de la flotte des 31 vraquiers sous contrôle russe, principalement de petite taille, a plus de 30 ans.
Exporter, une gageure
« Malgré l'invasion russe, l'Ukraine a réussi en 2023 à augmenter de près de 50 % les exportations de blé et d'environ 15 % celles des autres céréales par rapport à 2022. Cela a eu un impact positif sur le commerce maritime, car les escales de la mer Noire ont été de 20 à 35 par mois, ce qui a permis de maintenir les navires en activité alors que presque tous les autres types de marchandises ne peuvent pas quitter les ports ukrainiens », indique le courtier Xclusiv, dans une de ses dernières notes pour lequel transport maritime ne devrait pas être très affectée.
« Il y aura peut-être quelques turbulences au cours des premières semaines, mais le besoin mondial de blé et de céréales poussera le marché à chercher d'autres fournisseurs, ce qui augmentera le nombre de tonnes-milles et donnera finalement un petit coup de pouce à la demande de navires ».
Interdiction formulée à des navires « neutres »
« C’est la première fois depuis des décennies qu'un pays dévoile son intention d'interdire systématiquement l'accès des ports d'un autre pays à des navires neutres », alerte de son côté le Lloyd’s List qui a remonté le temps pour trouver des parallèles applicables : la quarantaine imposée à Cuba par Washington pendant la crise des missiles de 1962 et l'interdiction d'accès au détroit de Tiran, notifiée par l'Égypte à Israël, en prélude à la guerre des six jours de 1967.
Plus récemment, dans les années 80, des centaines de pétroliers de pays tiers ont été touchés lors de la guerre Iran-Irak. Mais les frappes répétées n'ont pas empêché le pétrole iranien et irakien de continuer à se frayer un chemin sur les marchés mondiaux.
Quoi qu’il en soit, toute attaque à la gâchette facile contre des navires marchands constituera une violation de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, alertent les observateurs des conditions qui s’enveniment rapidement.
Même le pape François y est allé de son couplet, qualifiant la situation de « grave offense à Dieu, car les céréales sont son don pour nourrir l'humanité ».
La Chine, allié puissant de la Russie, a aussi demandé la réouverture immédiate du corridor. Elle y est particulièrement intéressée. En 2022, les acheteurs chinois ont absorbé un quart des céréales ukrainiennes acheminées par la mer Noire, dont 6 Mt de maïs et de blé, soit un cinquième de ses importations pour ces deux denrées.
Adeline Descamps
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Des exportations records
La Russie a expédié 60 Mt de céréales au cours de la saison record 2022/2023. Les exportations ukrainiennes se sont élevées à près de 49 Mt, dont 17 Mt grâce au pacte céréalier. En conséquence, les prix mondiaux du blé sur le Chicago Board of Trade avaient chuté de près de 40 % entre octobre et mai.
À Reuters, le ministère russe de l'Agriculture a indiqué que les exportations de céréales diminueront d'environ 8 % au cours de la saison juillet 2023/juin 2024.
Celles de l'Ukraine ont, jusqu'à présent pour cette saison qui démarre, totalisé 2,98 Mt – 1,42 Mt de maïs, 1,18 Mt de blé et 364 000 t d'orge – , selon les données du ministère de l'Agriculture publiées le 11 août.
La production céréalière de l'Ukraine est tombée à environ 55 Mt au cours de l'année civile 2022, alors qu'elle avait atteint le niveau record de 86 Mt en 2021. L'agriculture est la principale source de revenus d'exportation du pays, s'élevant à 28 Md$, soit 41 % du total des exportations, en 2021, l'année précédant l'éclatement de la guerre.
Les conglomérats ukrainiens d'exportation de produits agricoles ont déjà cessé d'acheter aux petits producteurs de blé, a assuré l’exploitant agricole Fedir Kabak à Radio France, parce qu'ils ne disposent pas d'un moyen fiable d'acheminer le produit jusqu'au marché.
L'Ukraine envisage à nouveau un corridor humanitaire pour faciliter la sortie des navires piégés
L'idée n'est pas nouvelle. L'Ukraine remet sur la table l'idée d'un corridor humanitaire temporaire pour permettre aux navires bloqués dans ses ports de sortir. Il y a déjà eu plusieurs tentatives dans ce sens depuis la mise en œuvre par la Russie d'un blocus maritime en mer noire notamment pour les opérations des navires non éligibles à l'accord sur les céréales de la mer Noire.
Dans une déclaration publiée par la marine ukrainienne et le commandement sud, les services ukrainiens ont indiqué que les itinéraires seraient clairement définis et serviraient principalement à la sortie des navires civils dans les ports d'Odessa, de Tchernomorsk et de Pivdennyi (Yuzhnyi). Ils seront déposés auprès des Nations unies.
Selon Reuters, il y aurait jusqu'à 60 navires piégés dans les ports de la mer Noire.
En l'absence d'un engagement de la Russie à respecter le corridor, les risques persistent. Les eaux russes et ukrainiennes de la mer Noire se situent toujours dans une zone à haut risque de guerre.