Stop and go. Depuis plusieurs mois, le gestionnaire du canal de Panama, qui lutte contre une sécheresse de plus en plus menaçante, multiplie des mesures de restrictions pour ne pas aggraver sa situation hydrographique, de surcroît menacée par El Niño.
Le phénomène, qui se manifeste tous les deux à sept ans, se caractérise par des températures plus élevées à la surface de l'océan Pacifique et ses manifestations sont d’autant plus redoutées que l’effet combiné avec le réchauffement de la planète pourrait faire monter encore plus le mercure.
Le changement climatique se traduit depuis quelques années à Panama par une évaporation plus marquée des deux lacs artificiels qui fournissent en eau le système d'écluses – celui d'Alajuela (qui menace la pêche) et du Gatun (trafic maritime) –, et par une baisse toujours plus inquiétante de leur niveau.
Or, chaque passage de navire dans les écluses les plus anciennes nécessite quelque 190 000 m3 d'eau douce. Et 35 navires en moyenne empruntent chaque jour le canal.
L'absence chronique de pluies impactant ses réserves d'eau, le canal doit en permanence économiser son eau en attendant ses travaux pharaoniques.
Restrictions de passages et surtaxes
Durant la saison sèche, l'Autorité du canal de Panama (ACP) a annoncé à plusieurs reprises des limites d’accès aux navires, fixant le tirant d’eau pour les nouvelles écluses à 13,3 m maximum, contraignant ses « chers » néo-panamax – les 14 000 EVP au tirant d’eau de 15 m qui acquittent les péages les plus élevés –, de se délester de conteneurs pour les transborder par rail ou d’emprunter des voies alternatives plus longues et plus coûteuses, par le cap Horn, à la pointe de l'Argentine, ou par celui de Bonne Espérance, contournant l'Afrique du Sud.
Un coût pour le gestionnaire du canal
Le Ever Max d'Evergreen, par exemple, a dû décharger 1 400 EVP, soit près de 10 % de sa cargaison, pour effectuer un transit le 1er août.
La moindre décision de restriction n’est pas neutre. La voie interocéanique de 80 km de long, qui fait la jonction entre l'Atlantique et le Pacifique et permet de rallier la côte est des États-Unis et le Golfe du Mexique depuis l’Asie (voie devenue incontournable avec la congestion ouest-américaine*), voit passer chaque année 3,5 % du trafic maritime mondial, soit 14 239 navires en 2022 (518 Mt), apportant plus de 3 Md$ au budget panaméen.
Entre un tiers et la moitié du trafic de conteneurs américain, dont la valeur est estimée à 70 Md$, transitent chaque année par ce choke point.
Ricaurte Vasquez, l’administrateur du canal, estime que les revenus de son prochain exercice fiscal pourraient être amputés de 200 M$ en raison des restrictions d'eau.
Capacité ajustée à 32 transits par jour
Dans un avis adressé le 25 juillet, l’ACP a indiqué que la capacité de transit quotidienne serait ajustée à une moyenne de 32 navires par jour avec ou sans réservations (10 par les nouvelles écluses néo-panamax, et 22 navires dans les anciennes) contre une quarantaine par jour en temps ordinaires, et ce, pour une « période prolongée », à compter du 30 juillet.
Le tirant d’eau à 13,3 m pour les écluses récentes et 12,06 m pour les anciennes devrait être maintenu jusqu'en 2024.
Accumulation de navires
Dans les faits, les mesures ont engendré, courant août, une accumulation de navires (154 au 11 août selon plusieurs rapports) dont les attentes étaient de l’ordre de 20 à 21 jours pour le transit vers le Nord et de 18 à 21 jours vers le Sud, selon les calculs de Waterfront Maritime Services.
Des conditions de réservation drastiques
L'autorité du canal de Panama a parallèlement émis des règles plus contraignantes pour les réservations (« condition de réservation 3 »), restreignant leur nombre à 14 contre 23 en temps normal.
Des frais d'annulation
Alors que les temps d'attente augmentent et qu'il est devenu nécessaire de réserver des créneaux afin de garantir le passage du canal, les armateurs doivent également envisager des frais d'annulation si leurs navires ne sont pas en mesure d’honorer la date de la réservation.
Les échanges de créneaux sont certes possibles mais sous certaines conditions (même armateur, transit dans la même direction). D’après le témoignage d’un armateur, il lui en a coûté 16 000 $ auxquels se sont ajoutés 40 000 $ de pré-réservation.
Détournements radicaux
Dans ces circonstances, les exemples de transporteurs cherchant des solutions alternatives se multiplient.
Avec ou sans lien, Royal Caribbean International a annulé le transit pour l’ensemble des croisières de sept jours, prévues en 2024, à bord du navire du Rhapsody of the Seas.
Plusieurs armateurs de porte-conteneurs ont annoncé des surtaxes. À partir du 1er septembre, CMA CGM étendra sa surcharge de 300 $ par EVP pour le canal de Panama à d'autres itinéraires, notamment les trajets vers la côte Est des États-Unis et la côte du Golfe du Mexique.
Hapag-Lloyd a déjà introduit en juillet un supplément de 260 $/EVP.
Des conséquences pour le charbon et les céréales
Les conséquences des restrictions à Panama ne concernent pas vraiment les porte-conteneurs. Le vrac sec, le GPL et le GNL sont plus problématiques.
Plusieurs exploitants de vraquiers ont opté pour la radicalité : éviter Panama. Ce qui pourrait affecter le trafic maritime de charbon, dont des signes d’ajustements sont déjà visibles, témoignant une nouvelle fois de la grande flexibilité des chaînes d'approvisionnement. Les volumes d'un capesize à destination du Mexique ont été ainsi répartis en deux panamax.
L'impact s’est déjà matérialisé par une prime de 2 à 3 $ sur la tonne de charbon d’origine américaine qui transite généralement par le canal de Panama pour des clients en Asie.
L'impact présumé le plus important concerne les exportations américaines de soja, blé, maïs vers l'Asie. Les vraquiers transitent en principe par les anciennes écluses en raison des restrictions de taille des navires dans les ports de chargement américains et les ports de déchargement asiatiques.
Les expéditions montent en puissance à l'automne. Si la problématique persiste, les exportateurs américains devront faire face à des coûts de transport plus élevés et des temps de transits allongés.
À suivre, l'effet sur les taux de fret.
Des inquiétudes pour les produits pétroliers
Selon S&P Global, les retards croissants ont incité les transporteurs de produits pétroliers raffinés à privilégier les routes vers le bassin atlantique. Les données de son unité Commodities at Sea tendent à montrer que les exportations, via le canal, depuis la côte américaine du golfe du Mexique vers la côte ouest de l'Amérique du Sud, ont ralenti de 82 % pour la période de juin à juillet par rapport à l'année précédente.
Si les restrictions actuelles n'ont pas d'incidence sur le transport de GNL à ce stade, elles pourraient être particulièrement pénalisantes pour le segment alors qu'approche la saison hivernale en Europe et en Asie, deux gros importateurs de gaz.
A ceci près qu'une donne a changé. L'Amérique, autrefois importatrice de GNL, est devenue exportatrice. Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, une grande partie de ses volumes se dirigent désormais vers l'Europe. Les flux américains vers l'Asie via le canal s'en trouvent réduits.
Adeline Descamps
*Les ports de la côte Est continuent d’avoir la préférence des chargeurs américains. Les cinq premiers ports de la côte ouest ont enregistré une baisse de 4,1 % en juillet, tandis que les premiers ports de la côte Est et du golfe du Mexique ont enregistré une hausse de 4,1 % au cours de la même période.
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