Ces derniers mois, les annonces se sont multipliées pour rassurer les (futurs) acheteurs de camions électriques. Ainsi, le 28 mars 2023, les députés européens ont annoncé un accord contraignant les États membres à installer d’ici à 2028 des stations de recharge pour les camions électriques tous les 120 km sur le réseau routier structurant. Voilà pour les vœux pieux.
Encore peu de réalisations concrètes
Pour l’instant, le réseau n’existe que sur papier. C’est le cas de Milence, joint-venture annoncée en 2021 par trois grands industriels du secteur : Daimler (Mercedes-Benz), Traton (MAN et Scania) et Volvo (Volvo et Renault Trucks). Milence se fixe pour objectifs de construire et d’exploiter au moins 1 700 bornes de recharge en Europe d’ici à 2027, avec des premières ouvertures cette année 2023. Là encore, aucun chiffre concret d’ouverture n’a été annoncé. Parmi les projets les plus avancés, on notera aussi le partenariat qu’Engie a noué avec la société autoroutière APRR pour déployer, à l’été 2024, cinq stations de recharge de très haute puissance, dédiées aux poids lourds électriques sur l’axe Paris-Lyon. L’énergéticien a aussi entamé une collaboration avec Ceva Logistique et Sanef pour tester le concept de stations multi-énergies (biogaz, électriques et hydrogène) entre Lille et Avignon. Le réseau de bornes en itinérance n’est toutefois pas le sujet brûlant à court terme, si l’on en croit Clément Molizon, délégué général de l’Avere-France. « Il s’agit plutôt d’une priorité de rang 2, qui aura toute son importance pour la fin de la décennie, même s’il faut aussi s’y préparer, déclare-t-il. Pour l’instant, l’urgence consiste à installer des recharges dans les dépôts, c’est clairement la priorité de rang 1 », insiste-t-il à l’adresse des transporteurs en alertant sur le temps « incompressible » des éventuels travaux qui peuvent s’additionner à l’installation des points de charges, surtout quand le dispositif électrique n’est pas adapté. « Les transporteurs doivent se saisir dès maintenant du problème et commencer les démarches avec Enedis, ou tout autre fournisseur d’électricité. » La plupart des constructeurs de poids lourds électriques fournissent ainsi de nombreux conseils avant l’acquisition de véhicules électriques en tenant compte du dimensionnement et des véhicules que le transporteur va mettre en place.
Anticiper les besoins de recharge
« Lors des échanges avec les clients, nous poussons au maximum les équipes et les clients à anticiper les besoins de recharges. Il s’agit d’évaluer à quel moment elles doivent s’effectuer, par exemple la nuit au dépôt ou bien en appoint pendant la journée, en fonction des missions et des distances. Nous établissons ainsi une première étude pour donner des recommandations et évaluer si leur installation électrique est déjà pertinente », confirme Thomas Gay, responsable offre recharge chez Volvo Trucks France. Volvo s’appuie sur quatre fournisseurs agréés (accords non finalisés au moment de la rédaction de ce dossier, ndlr) capables de proposer un accompagnement complet des clients, du montage du dossier d’aide à la mise à niveau de la partie électricité ou l’installation et la maintenance des équipements.
La recharge nocturne plébiscitée
Plusieurs cas de recharges sont possibles, à commencer par le plus basique « 80 à 90 % de nos clients se contentent d’une recharge lente de nuit, sur le réseau domestique », précise Thomas Gay. Un constat partagé par Scania. « Lorsqu’un transporteur nous contacte, il s’agit souvent de tester un à deux véhicules. La solution la plus simple consiste à proposer une recharge mobile qui ne nécessite pas d’infrastructure particulière, hormis une prise électrique industrielle pour un branchement en 42 kWh, suffisante pour une recharge nocturne », témoigne Vincent Passot, responsable des systèmes de recharge chez Scania France. C’est, par exemple, le choix opéré par le groupe Delanchy pour étrenner ses premiers véhicules lourds. Ce spécialiste du transport de produits frais utilise des camions électriques depuis 2017, en étant l’un des premiers testeurs du Renault Trucks D ZE depuis son agence de Lyon-Corbas (deux camions électriques actuellement). L’entreprise utilise également un porteur pour le MIN de Rungis et ajoutera dix nouveaux camions au cours de cette année 2023. Pour ses deux premiers sites, elle a privilégié pour l’instant des tournées courtes, de 110 à 150 km, pour lesquelles une recharge de nuit reste suffisante, avec, si besoin, un rajout en milieu de journée. « Détenir un ou deux camions électriques dans un parc est totalement différent d’en avoir une dizaine. C’est toute la différence entre tester un véhicule en le mettant au bon endroit, sur les tournées adéquates, et basculer une partie plus conséquente de la flotte », justifie Nicolas Muet, responsable communication externe et partenariats du groupe Delanchy. Selon Thomas Gay, le prix de l’équipement d’une charge lente pour des camions de taille moyenne type FM/FE à 22 kW revient à 3 000 à 4 000 €, plus le coût d’installation et éventuellement des travaux électriques. Au-delà, le sujet devient plus complexe. « Avec une flotte plus importante, il est nécessaire de disposer d’une charge rapide, dont le coût d’installation est très élevé, et si tous les véhicules tirent en même temps à la mi-journée, il est possible que le réseau électrique ne suive pas et donc il faudra rajouter le prix d’un changement de puissance, (voire des modifications sur le réseau) également très onéreux. Ainsi, pour les camions type FH plus puissants, avec un besoin de recharge rapide, il faut viser 250 kW dont le coût se situe entre 80 000 et 100 000 € », poursuit-il. Un constat partagé par tous les acteurs.
Des bornes privées déjà opérationnelles
Les transporteurs disposant de groupes frigorifiques sont toutefois avantagés. C’est le cas du groupe SF (650 cartes grises, 280 moteurs de gamme lourde), transporteur nantais implanté à Sautron (44). Le groupe a fait l’acquisition de cinq Volvo FM de 44 t entre les mois d’avril et de juin 2023 pour remplacer des véhicules diesel sur des tournées courtes, mais intenses. Ces derniers sont rechargés à partir de trois sites, équipés d’une borne chacun avec deux points de chargement par borne (deux bornes de 300 kWh et une de 150 kWh). « Ces bornes ont toutes été installées, en quelques mois, sur des sites qui disposaient déjà de groupes froids, ce qui a facilité leur implantation rapidement en évitant de lourdes opérations de génie civil, à la fois coûteuses et longues à mettre en place », rapporte Sylvain Pucel, PDG du groupe SF. L’entreprise a dépensé entre 80 à 110 k€ pour ses bornes, en incluant la partie génie civil. « Nous disposions déjà d’un TGBT [tableau général basse tension pour les grandes installations électriques], sinon nous aurions dû rajouter entre 200 à 400 k€ pour tirer des lignes suffisamment puissantes », ajoute le PDG. Sur le site de Sautron, avec une borne de 300 kWh, une recharge complète s’effectue entre 45 minutes et 1h30 selon l’état de la batterie du camion. Sur trois camions en exploitation, l’un tourne 20 h sur 24 pour le groupe d’équipement de chauffage Saunier Duval avec deux chauffeurs. Le camion est chargé lors de la première coupure obligatoire du chauffeur, en une demi-heure, puis lors du changement de conducteur avec une heure de chargement. Enfin, le véhicule bénéficie d’une recharge totale en fin du deuxième poste. « Un camion électrique consomme toujours de l’énergie, même à l’arrêt, puisqu’il doit toujours être à température. C’est l’intérêt d’avoir des bornes communicantes pour éviter les déperditions d’énergie. Notre système nous permet de basculer au besoin la recharge des camions sur les bornes des voitures électriques afin de maintenir les poids lourds à une charge optimale jusqu’à leur départ. Ceci sans gêner le chargement d’un autre camion », détaille le patron. En dehors de ses propres bornes, le groupe de transport commence à rechercher des infrastructures extérieures pour élargir le rayon d’action de ses camions, en regardant toutes les stations ouvertes ou susceptibles de l’être dans un rayon de 250 km. « Nous utilisons une station à Niort sur le site d’un centre Leclerc dédié aux VL et utilitaires. Les prix sont toutefois multipliés par quatre ou cinq par rapport à ceux de nos propres sites. »
Trouver la bonne stratégie de recharge
D’autres solutions hybrides vont également se développer, à l’instar des stations ouvertes au sein de zones logistiques fréquentées. Un transporteur peut très bien décider d’ouvrir sa propre station à d’autres confrères. « Cela peut s’avérer un peu lourd en gestion, nous verrons bien car nous n’en sommes qu’aux balbutiements », tempère toutefois Sylvain Pucel. Engie commence également à proposer un modèle de partenariat aux transporteurs qui disposent de foncier disponible. « Nous leur proposons de prendre en charge le coût de la station, à condition qu’elle soit ouverte aux autres utilisateurs. Cela leur permet également de bénéficier d’une station qui dispose d’une puissance plus grande que s’ils l’avaient financée eux-mêmes, car elle s’adresse à plus de véhicules. Le tout avec une grande fiabilité et des prix plus bas », indique Arnaud de Frémicourt, directeur des mobilités lourdes chez Engie.
L’autre grande solution de recharge consiste à charger ses batteries sur le site de ses clients, pendant les phases de chargement/déchargement par exemple. Un enchaînement plutôt logique puisque la plupart des commandes de camions électriques proviennent de projets menés par les transporteurs et leurs chargeurs. « La plupart des échanges que nous avons avec nos clients transporteurs autour du camion électrique sont souvent réalisés avec leurs propres clients. Ces derniers sont à l’origine de ces échanges, car ils montent au créneau pour améliorer leur RSE », souligne Thomas Gay. Reste une dernière solution, très hypothétique puisqu’elle repose sur la possibilité de recharger ses camions en roulant sur l’une des fameuses autoroutes électriques rêvées par les concessionnaires d’autoroutes, moyennant un investissement de 30 milliards d’euros et la prolongation de leurs concessions (lire encadré). L’objectif étant fixé à 2035, mieux vaut compter d’abord sur ses propres moyens pour s’orienter sur les chemins de l’électrification.
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