Comment a démarré l'intérêt pour l'IA pour Geodis ?
Le machine learning n'a pas démarré avec l'intelligence artificielle car l'utilisation des modèles statistiques destinés à l'optimisation des tournées de camions existe depuis 50 ans. Mais ce type de modèles était très difficile à faire tourner car cela nécessitait une puissance de calcul qui coûtait très cher il y a encore quelques années. De plus, ces algorithmes d'optimisation ne fonctionnaient pas correctement, par manque de qualité des données. L'arrivée de ChatGPT par OpenAI en 2022 a complètement changé la donne. Le premier facteur déclencheur de ce changement de paradigme est l'avancée technologique, avec les solutions cloud et l'augmentation des puissances de calcul combinées à la baisse générale des coûts. Le deuxième concerne l'accès à la donnée, à toute la donnée d'une entreprise, sans contrainte de temps ou de volume, et à une donnée de qualité, dans laquelle s'est engagé Geodis il y a 3 ans.
La donnée reste-t-elle la base d'une bonne stratégie d'IA ?
Effectivement, l'intelligence artificielle a besoin d'accéder facilement et de manière massive aux données de l'entreprise et de ses partenaires. Or c'est le talon d'Achille aujourd'hui de ceux qui ne sont pas préparés. Il faut créer des ponts entre ces différents systèmes afin de rassembler et d'harmoniser les données métiers. C'est l'investissement effectué chez Geodis depuis 2021 autour de notre data plateforme et de son écosystème. Malgré le scepticisme initial de certains, nous avons eu le soutien inconditionnel de notre CEO Marie Christine Lombard qui était, comme nous, persuadée qu'avoir toutes les données documentées, qualifiées et centralisées allait nous apporter de la valeur. Selon une étude du cabinet Wavestone, seuls 37 % des industriels interrogés jugent leur infrastructure informatique existante en mesure d'accueillir le déploiement de nouveaux cas d'usages d'intelligence artificielle. Ce principe de réalité explique que 7 % des entreprises seulement disent être prêtes à déployer ces solutions, et Geodis en fait partie.
Quels types de données avez-vous réussi à intégrer ?
Nous avons mis un an et demi pour monter notre data plateforme et nous l'avons ensuite mise en application pour mesurer la performance financière en provenance d'une dizaine de systèmes hétérogènes, puisque Geodis est le fruit de nombreuses acquisitions de sociétés. Cela nous a permis de pouvoir mesurer l'activité de la même manière, en étant désormais capables de comparer réellement la marge d'un produit, qu'il provienne d'une activité logistique ou routière par exemple. Nous avons ensuite injecté dans notre plateforme toutes les données en provenance des activités commerciales du groupe (CRM) ainsi qu'une partie des données opérationnelles concernant les parties transport et entrepôt (TMS et WMS), ce qui fait que nous sommes à présent en mesure de sortir des cas pratiques d'intelligence artificielle car les données sont disponibles.
Comment allez-vous procéder ?
Nous ne souhaitons pas lancer d'énormes projets et nous préférons mettre en place une gouvernance pour identifier des cas d'applications pertinents, avec l'avantage d'aller très vite en termes de calculs car nous bénéficions à présent de données de qualité. Il faut aussi s'assurer de proposer des solutions fiables en interne, car si un algorithme propose neuf routes optimisées mais que la dixième propose de faire passer un camion à travers une montagne ou un fleuve à cause d’un biais, les opérationnels perdront confiance dans l’outil, or elle se perd très vite sur ce type de projets.
Quelles sont les premières applications recourant à l'intelligence artificielle ?
Nous pouvons désormais travailler sur un véritable algorithme d'optimisation des tournées, en permettant de choisir selon plusieurs critères, par exemple en privilégiant l'optimisation des émissions de CO2 d'une tournée, ou bien l'optimisation de la flotte en fonction des autorisations d'accès en centre-ville. Cela permet de répondre rapidement à la question de savoir si l'on préfère utiliser un camion qui ne fait que le centre-ville ou un autre qui fera le centre-ville et les banlieues. Une étape supplémentaire a été franchie par la société Transoflex, premier distributeur sur le dernier kilomètre de produits pharmaceutiques en Allemagne, que Geodis a racheté en décembre 2022.
L'ensemble du réseau a été modélisé afin de créer un jumeau numérique. Cela permet par exemple de calculer, pour la tournée du lendemain, s'il vaut mieux envoyer des produits pharmaceutiques sur un seul entrepôt en Allemagne, avec une redistribution à partir de celui-ci, ou bien répartir les lots entre 3 ou 4 entrepôts. Ce jumeau numérique a déjà permis d'optimiser le nombre de camions utilisés car les équipes de Transoflex s'étaient rendu compte qu'elles mobilisaient entre 10 et 15 % de véhicules en trop par peur de ne pas tout distribuer, avec certains camions qui roulaient à moitié pleins. Enfin, je peux citer un autre cas d'utilisation de l'intelligence artificielle pour aider à l'optimisation du remplissage des camions. Nous l'avons utilisée pour le compte d'un distributeur en France, en respectant ses exigences sur la pose des colis entre eux, effectuée de manière manuelle. Nous avons réussi à ajouter 10 % de colis dans chaque camion dans cet exercice qui s'apparente à un jeu de Tetris, avec des instructions très précises destinées aux opérateurs.
Avez-vous des cas d'intelligence artificielle générative ?
Nous utilisons l'IA générative pour répondre aux appels d'offres dont la fréquence s'est multipliée, notamment dans le fret maritime pour faire face à l'extrême volatilité des prix. Les grands donneurs d'ordre remettent régulièrement en cause des marchés, face aux fortes baisses des prix, et notre équipe dédiée ne peut répondre à toutes les demandes ! Nous avons constaté que 80 % des réponses qui doivent être apportées pour répondre aux cahiers des charges sont déjà présentes dans notre système d'information, et les commerciaux passent beaucoup de temps à les chercher, comme par exemple l'historique des prix sur une ligne Asie-Amérique du Nord. Nous avons donc mis en place une intelligence artificielle qui est alimentée par l'ensemble des réponses aux appels d'offres effectuées par le groupe. L'objectif est que l'intelligence artificielle remplisse 80 % de la réponse en concentrant notre équipe sur les 20 % restants qui ont le plus de valeur. L'idée n'est pas de remplacer les équipes mais de les concentrer sur la partie proposant le plus de valeur ajoutée, tout en répondant à tous les appels d'offres.
Avez-vous des cas où l'intelligence artificielle permet de faire des recoupements à partir de signaux faibles ?
Le fait de pouvoir croiser des données financières, commerciales et opérationnelles sur notre data plateforme va nous permettre de diminuer le taux d'attrition (churn) et de l'anticiper. Prenons l'exemple fictif d'une perte d'un client historique en Europe du Nord, sur le marché du retail. Une analyse des factures va permettre de constater une diminution des commandes depuis plusieurs mois. Nous allons donc analyser les autres factures des clients d'Europe du Nord, ce qui permettra, en cas de baisse similaire, de prendre des mesures pour envoyer nos commerciaux sur le terrain afin de tenter de mieux comprendre ce qu'il se passe et d'inverser la tendance.
Avec quels éditeurs de solutions travaillez-vous ?
Il vaut mieux éviter d'être dépendant des gros éditeurs dont on ne peut se passer, comme Microsoft ou Salesforce, qui sont tous en train d'ajouter des modules d'intelligence artificielle, par exemple pour l'analyse du taux d'abandon des clients à partir des données CRM. Je préfère que Geodis monte sa propre solution à partir de notre data plateforme, ce qui a également l'avantage de pouvoir croiser les données en provenance de plusieurs sources et non d'une seule application propriétaire. Il faut aussi éviter de tomber dans le piège de tout passer par l'intelligence artificielle en inventant de nouveaux besoins, comme obtenir des comptes rendus automatiques de réunions sur Teams alors qu'on ne le faisait jamais auparavant, ou bien demander une synthèse d'un mail de 3 pages d'un collaborateur : dans ce cas, il vaudrait mieux lui demander d'emblée d'en faire des plus courts ! C'est tout l'objet de notre programme Accelerate regroupant 40 hauts potentiels de Geodis et dont deux groupes ont pour mission de documenter les cas d'usage les plus opérationnels de la donnée et de l'intelligence artificielle.
Disposez-vous de compétences dédiées en interne ?
Nous n'en disposions pas en interne lorsque nous avons lancé ce projet et donc nous nous sommes tournés vers la société de transformation numérique Sopra-Steria qui nous a aidés à monter notre data plateforme. Depuis, Geodis a monté sa propre équipe interne d’experts en intelligence artificielle et nous continuons de travailler avec notre partenaire Sopra-Steria sur la data.