À vrai dire, les armateurs n’ont jamais paru inquiets de la chute des taux de fret. En revanche, la sphère des analystes sont angoissés de ne pas les voir affolés. Les compagnies de la ligne régulière se montrent en effet intrinsèquement optimistes. Les exploitants de porte-conteneurs continuent de signer de nouveaux contrats de construction, renouvellent ou s’engagent sur des affrètements plus longs et fréquentent toujours autant le marché de l’occasion.
« Nous serions confiants si les fondements de la reprise étaient en place, mais nous ne les voyons pas », a pointé Simon Heaney, rédacteur chez Drewry du rapport « Container Forecaster » à l’occasion de la présentation de la publication qui établit les dernières perspectives du secteur. Pour l’analyste, rien n’indique une quelconque amélioration de la demande d'importation ou des réservations. « En l'absence de ces éléments constitutifs, nous considérons la hausse des taux spot et des prix de l'affrètement comme une illusion passagère. »
Des indicateurs passés au vert
Pourtant, quelques clignotants sont récemment passés au vert. Les taux au comptant ont repris de l’aplomb, suggérant une reprise de la demande de transport dont les volumes font preuve d’un certain sursaut (dont témoignent les trafics en mars d'Evergreen, qui publie des trafics mensuels). Les tarifs d’affrètement sont en hausse et les durées des contrats s’allongent, supposant une certaine confiance. Les ventes de navires d'occasion restent dynamiques et les prix des actifs demeurent campés haut. La flotte inactive est en baisse bien que les navires n’aient pas été de façon flagrante mis au chômage, excepté en février lorsque le taux d'annulation sur les trafics Est-Ouest a culminé à 24 %. Enfin, signe plus inquiétant, les transporteurs n'envoient pas beaucoup de vieux navires à la casse, facteur de déstabilisation futur de l’équilibre de l’offre et de la demande alors que le secteur va devoir faire face de façon imminente à une arrivée massive des nouveaux navires commandés durant la pandémie.
Gains à court terme versus équilibre du marché long terme ?
« Le calendrier des livraisons ne pourrait pas être plus mauvais, puisqu'il coïncide avec un effondrement du volume. Et à mesure de l’afflux des nouvelles constructions, la pression sur les marchés du fret et de l’affrètement va devenir une force irrésistible que les propriétaires et les opérateurs ne pourront pas repousser », poursuit l’analyste, qui a établi à 4,7 % la croissance nette de la flotte ( (les démolitions de navires prises en compte) pour une demande estimée à 1 %.
« Et les transporteurs ne peuvent plus s'appuyer sur la congestion portuaire [qui absorbait de la capacité, NDLR]. La croissance de la capacité effective sera donc bien plus importante », indique Simon Heaney, qui l'estime à 25 %.
Drewry, qui prévoyait un taux de démantèlement de 900 000 EVP cette année, a nettement revu à la baisse ses projections, à 300 000 EVP. À peine 31 000 EVP ont en effet été démolis au cours du premier trimestre 2023 (niveau comparable à 2021 et 2022).
Toujours peu d'envoi à la casse
Pourquoi si peu de retrait ? « Nous n'arrivons pas à trouver de raison valable pour que les armateurs continuent à entretenir ces vieux navires, si ce n'est qu'ils les exploitent jusqu’à la corne pendant qu’ils gagnent encore de l'argent au compte-gouttes. Le fait de ne pas les retirer de la circulation ne fera que faire baisser les taux d'affrètement et la valeur des actifs à long terme. Nous pensons qu'il s'agit là de la pire forme de court-termisme », épingle l’expert.
Rebond au second trimestre selon les transporteurs
Sans se laisser troubler par les rumeurs du marché et déstabiliser par les projections macroéconomiques promettant une récession financière et économique mondiale (finalement ajournée), les armateurs tablent sur une réaction de la conjoncture dès le second trimestre, ne démordant pas de leur analyse première quant à la chute des taux de fret : au surstock des fabricants et des détaillants, en anticipation de perturbations persistantes dans la chaîne d’approvisionnement, devraient succéder des cycles de réapprovisionnement. « Quand les stocks seront épuisés, il y a un moment où il va falloir les reconstituer », soutient depuis le début le patron de Hapag-Lloyd, Rolf Habben Jansen. Envers et contre la chute de la consommation, le chaland, lui reste effarouché par le déluge des prix. Le taux d'inflation annuel de la zone euro s'est établi à 6,9 % en mars, son niveau cependant le plus bas depuis l'invasion de l'Ukraine en février 2022.
Comme une toile d'araignée
« L'écosystème mondial de la logistique des conteneurs est comme une toile d'araignée. Une perturbation n'a pas d'impact linéaire sur le nœud. Au contraire, chaque perturbation se répercute sur la toile, parfois dans des directions inattendues. L'augmentation des taux de la FED, la crise du secteur bancaire, les grèves peuvent sembler concentrées dans une région, mais elles ont un impact sur toutes les voies commerciales », explique pour sa part Christian Roeloffs, à la tête de l’entreprise Container xChange, qui produit l’indice des prix des conteneurs (xCPSI), un outil qui suit en temps réel les attentes des chargeurs en matière de prix. Le sentiment a été négatif jusqu'à la mi-mars puis est devenu de plus en plus positif, « atteignant un niveau record de confiance au début du mois d'avril ».
Le premier trimestre n’a en effet pas été épargné, surtout outre-Atlantique surtout du fait des négociations contractuelles en cours pour le renouvellement des contrats. Les NVOCC (non-vessel-operating common carriers), dont la part des volumes contractuels est tombée à moins de 30 % (selon Linerlytica), et les grands chargeurs (BCO) jouent la montre pour négocier les prix et les durées. Plus les taux au comptant sont bas (ce qui est le cas), plus leur pouvoir de négociation est élevé. Actuellement, les taux contractuels restent supérieurs à ceux du spot.
Une économie européenne diffuse
Si la récession économique semble, à ce stade, écartée, le rebond de l'économie européenne est mitigé : le secteur manufacturier a enregistré une baisse des commandes de biens. Les grèves en France et à Hambourg en mars, les vacances de Pâques début avril et les pressions inflationnistes persistantes ont pesé sur les services de transport.
Le problème des dépôts surchargés persiste dans toute l'Europe. Il y a plus de conteneurs qui reviennent dans les dépôts que d’unités qui en sortent, témoigne un client de Container xChange. « Nous constatons une forte concurrence sur les prix, en particulier pour les petites entreprises de transport de fret. Les grands transitaires proposent des tarifs inférieurs aux prix du marché pour pousser la concurrence à la consolidation ».
D’après ce professionnel, les tarifs entre la Chine et l'UE ne dépasseraient pas les 700 $. D’après les indices en temps réel, les prix des conteneurs ont plutôt bien résisté en Europe au cours des 30 derniers jours.
En sursis
Frode Mørkedal, analyste maritime chez Clarksons Securities considère aussi la récente augmentation des taux comme un sursis temporaire. Et il questionne le rapport entre l’annonce d’une série de hausse des GRI puis leur report. Les analystes sont nombreux à penser que leur coïncidence avec les négociations contractuelles en cours n'est pas fortuite, certains y voyant une tactique de négociation.
« Les compagnies maritimes pourraient essayer de renforcer le marché spot afin d'obtenir des taux contractuels plus élevés. Les GRI actuels pourraient ne pas être viables. Les transporteurs se trouvent dans une situation délicate car la demande reste tiède ».
Baisse des taux de fret moyens estimés à 59,8 % en 2023
Drewry a revu pour sa part ses projections sur les taux de fret moyens à la baisse, de 59,8 % en 2023 à l'échelle mondiale et de 68,4 % sur les principaux trafics est-ouest
Quant aux bénéfices du secteur, avant déduction des charges, des produits d'intérêt et des impôts (Ebit), le consultant britannique les estime pour l’ensemble de cette année à …16,5 Md$, soit une baisse de 94 % par rapport à l'année précédente. Si ces données s’avéraient, elles resteraient néanmoins au-delà des normes historiques. Quant à 2024, sans passer par l’orange, les clignotants passeraient au rouge avec une perte de 10 Md$.
Une « triple bastonnade » à plus de 200 Md$
Les prévisions ne sont pas une science exacte. Loin de là. Mi-2020, après avoir vécu six mois très incertains dus à l’émergence d’un virus planétaire persévérant dans sa mission, les taux de fret ont commencé à manifester de la surexcitation. C’est pourtant à cette époque que Drewry promettait aux compagnies de ligne une « triple bastonnade ». Beaucoup de secteurs auraient aimé se prendre une raclée à plus de 200 Md$ de bénéfices, si l'on en croit les données plus ou moins convergentes.
Adeline Descamps