Qu'adviendra-t-il de la taxe au tonnage dans un pays aux comptes publics qui défaillent et déraillent ? Le Premier ministre Michel Barnier, dont le gouvernement devra présenter le budget le 9 octobre prochain à l’Assemblée nationale, a jugé lui-même « très grave » la situation budgétaire de la France. Le déficit pourrait atteindre 6,2 % du PIB l'année prochaine alors que la France, déjà sous le coup d'une procédure européenne pour les trous excessifs dans ses caisses, est assignée à un déficit contenu à 5,1 % du PIB cette année, puis à 4,1 % en 2025, et inférieur à 3 % en 2027.
Des efforts importants sont donc attendus pour redresser les finances publiques, sans qu'il soit précisé à ce stade si le gouvernement procédera à des coupes significatives dans les dépenses, à une hausse d'impôts (après sept années de baisses d'impôts) ou à un mélange des deux. Dans un entretien accordé au JDD, le nouveau ministre de l'Économie a été assez explicite : « dans le contexte budgétaire, exclure d’office certains prélèvements exceptionnels et ciblés ne serait pas responsable ».
Selon le président de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, il faut trouver 100 Md€ sur cinq ans. Plutôt que les classes moyennes et PME, il préconise « un effort exceptionnel et raisonnable sur certaines grandes entreprises et certains gros contribuables ». En 2024, le PIB sera à nouveau tiré par le commerce extérieur, fait-il valoir, tandis que la consommation des ménages, pilier traditionnel de la croissance française, resterait atone, encore pénalisée par la forte inflation et un taux d'épargne élevé.
Cachez cette taxe
Dans ces conditions, les niches fiscales reviennent sur le devant de la scène. Et nombre de députés de gauche aimeraient faire la peau à la taxation au tonnage, ce régime fiscal dérogatoire dont bénéficient les armateurs.
Dans le transport maritime international, selon les pays, les entreprises peuvent bénéficier de régimes spécifiques au titre de leurs activités maritimes, telle la taxation au tonnage ou des systèmes similaires. Dans ce cas, elles peuvent choisir d’être taxées sur le tonnage net (montant fixe calculé en fonction du tonnage net mondial exploité ou EVP déployé) plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels.
Selon les années, l’option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Les années en fond de cale, elles peuvent avoir à payer des impôts quand bien même elles ont enregistré des pertes. Ainsi, de 2003 à 2018, la taxation au tonnage a rapporté au budget de l’État plus que si les armateurs avaient été imposés sur les sociétés. Mais les années fastes, les impôts sont au plancher même si les bénéfices atteignent des sommets. Ils peuvent donc avoir à payer des centaines de millions de dollars quand leurs bénéfices s’expriment en milliards.
En France, cette disposition est régie par l’article 209-0 B du code général des impôts et s’applique aux entreprises dont le chiffre d’affaires provient pour 75 % au moins de l’exploitation de navires marchands.
Un taux d'impôts de 7 % grâce à ce dispositif
Le sujet s’est trouvé embarqué dans les débats autour de la notion de superprofits durant la pandémie. Il a aussi fait l’objet d’études dévastatrices à l’instar d’un rapport publié par l’International Forum of Transport (OCDE) qui a conclu au fait que le secteur n’avait payé en moyenne que 7 % d'impôts grâce à ce dispositif entre 2005 et 2019. Mais l'étude, diffusée alors que les armateurs bénéficiaient de la période très lucrative de la pandémie, a contribué à alimenter un narratif sans nuances.
Dans l'ensemble, l'OCDE estime que le transport maritime (tous secteurs confondus) aurait payé 3,5 Md$ de plus par an s'il avait été soumis à une taxe de 20 % (comme les terminaux portuaires) et 4,6 Md$ supplémentaires avec le taux moyen d'imposition des sociétés dans les pays de l'OCDE, qui est de 23,7 %.
Récupérer 5 Md€ en la supprimant ?
Dans une tribune parue dans le JDD en juin, précédée d’un emballement médiatique à la suite des déclarations du représentant du Rassemblement national affirmant qu’il était possible de récupérer 5 Md€ pour le budget de la nation en taxant les armateurs comme tout le monde, la filière a alerté sur les conséquences s’ils en étaient privés.
« Les données avancées sur le manque à gagner pour les finances publiques du pays, de l’ordre de 5 Md€ par an, sont complètement fantasques. Elles tiennent compte d’une année et demie complètement hors normes, due à un grand dérèglement provoqué par le Covid. C’était une bulle, expliquait au JMM Édouard Louis-Dreyfus, président d’Armateurs de France. Entre 2010 et 2020, l’impact budgétaire de cette taxe a été en moyenne de quelque 50 M€ pour l’ensemble des 57 armateurs français concernés ».
La taxe au tonnage est un dispositif connu des parlementaires. Elle a encore été débattue lors de l’examen du PLF 2024 où certains ont essayé de la torpiller pour la remplacer par l'impôt sur les sociétés standard de 25 %. La dérogation est actuellement accordée à 22 pays dans l’Union européenne, certains de façon bien antérieure à la France. 86 % de la flotte mondiale est assujettie à la taxe au tonnage, plaident les armateurs.
Fuite vers des pavillons de complaisance ?
Si ce régime devait être abrogé, Édouard Louis-Dreyfus n’exclue pas une fuite vers des juridictions plus clémentes. « Si une décision politique était prise dans le sens de la suppression de ce système, nombre d’armateurs, du fait des financements en cours et de la compétitivité absolument nécessaire que l’on doit avoir face au reste du monde – faut-il rappeler qu’être armateur en France coûte un peu plus cher qu’ailleurs ? –, beaucoup n'auraient pas d'autre choix que de pavillonner leur navire ailleurs pour une question de survie économique. »
« La suppression de la taxe au tonnage aurait des conséquences préjudiciables pour bien d’autres segments de l’économie maritime que le seul armement de navires, répondait Nathalie Mercier-Perrin, à la tête du Cluster maritime français. À commencer par les ports, par où transitent 72 % de nos importations et exportations. Or, avec moins de navires français, les ports français perdraient inévitablement en activité alors que 40 % des conteneurs à destination de la France métropolitaine leur échappent déjà au profit de leurs voisins nord-européens »,
Si l'attractivité portuaire dépend de critères tels que les droits de port, la fluidité du passage portuaire et la fiabilité sociale, le choix des ports d’escale par les armateurs en fonction des régimes fiscaux attachés au pavillon est aussi déterminant, rappelle-t-elle. « Ce sont 120 000 emplois directs et 40 Md€ en valeur de production sur les 97 Md$ et 400 000 emplois que représente l'économie maritime en France qui seraient ainsi menacés ».
La filière maritime sur les rails
Si le sujet mérite un débat, le moment est peu opportun. Les perspectives sur les entrées de nouveaux navires sous pavillon français d'ici 2027 font état d’un rythme de 20 à 25 par an. Sans compter que la filière doit investir massivement dans la décarbonation de la flotte mondiale dont les investissements nécessaires s’estiment en milliers de milliards de dollars.
Dans le contexte actuel, le régime social des marins (Enim), que la Cour des comptes a sévèrement épinglé, pourrait aussi devenir le prochain sujet. C’est aussi un outil européen.
Adeline Descamps
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