Aux termes de trois heures de séance publique, le Sénat a adopté le 21 juin à l’unanimité, par 342 voix exprimées, la « proposition de loi visant à lutter contre le dumping social en transmanche et à renforcer la sécurité du transport maritime », dont l’intitulé a été revu par la Commission des Affaires sociales qui avait examiné le texte une semaine plus tôt, le 14 juin.
Le changement de titre n’est pas une simple modification de forme. Il exclue du champ de la future loi les liaisons Corse-Continent, qui ne sont pourtant pas étanche aux pratiques concurrentielles déloyales. Un amendement introduit en dernière minute aurait voulu appliquer aux lignes méditerranéennes le même régime de sanctions que dans le détroit du Pas de calais.
Deuxième round
Le texte, proposé par le député Renaissance Le Gac, a donc passé le cap du deuxième round après son passage à l’Assemblée nationale en mars où il avait fait le plein de voix. Un consensus qui n'était d'ailleurs pas passé inaperçu dans un hémicycle mis sous tension par le projet de réforme des retraites.
« Il sera possible de renforcer des sanctions pénales et administratives. Les députés ont aussi validé le principe de l’équivalence dans les temps de repos et de navigation et le retrait du transmanche du Rif, ce qui permettra de renforcer la protection des marins », avait réagi le secrétariat d’État chargé de la Mer, Hervé Berville, parti en croisade sur ce sujet qui permet d’ « envoyer un signal clair à l’extérieur, celui du refus de la France de céder face à des pressions concurrentielles inacceptables ».
De leur côté, Armateurs de France, sous la férule de Jean-Marc Roué, fer de lance dans ce dossier en tant que président de la compagnie française transmanche Brittany Ferries, aimerait aller plus loin pour obtenir un « possible projet au niveau de l’Europe ». Le sujet est pourtant loin de faire l’unanimité au sein de la classe européenne.
Retour sur les lignes de force, les avancées et les reculades de dernière minute d'une proposition de loi dont la concrétisation est très attendue par les marins et les armateurs français.
L’acte fondateur, un choc
À l’origine de ce cheminement parlementaire, un choc. En mars 2022, il faudra moins de 5 minutes pour que 786 employés de la compagnie P&O Ferries se retrouvent débarqués, sans préavis et par visioconférence, et être immédiatement remplacés par des salariés deux fois moins payés, sans jours de repos, et qui pourront embarquer jusqu’à 15 semaines en mer sans poser le pied à terre.
La course au moins-disant est une réalité du transport maritime en transmanche, où la concurrence est rugueuse, mais elle ne s’est peut-être jamais exprimée avec autant de brutalité.
Surtout, le contexte a accéléré le processus de dérégulation. Le contexte du Brexit, qui a fait du Royaume-Uni, un pays tiers, a ouvert une voie royale aux pratiques dérégulées.
L’arrivée d’un nouvel opérateur sur le détroit (Irish Ferries) a conduit certaines compagnies à revoir les conditions de travail des personnels navigants pour optimiser leurs coûts et baisser les tarifs. Elles le font de la façon la plus décomplexée qui soit, légitimée par un pavillon chypriote.
Le recours à du personnel étranger ou européen à des salaires de base, qui peuvent être inférieures jusqu’à 60 % à ceux des Français, permet d’opérer à des coûts d'exploitation moindres de 35 % aux navires battant pavillon français, dénonce Armateurs de France.
Un début de réponse, contre-choc
Amorale, la pratique de dumping social reste conforme au droit international et au droit européen, ce qui « laisse peu de marges aux États pour le réguler », rappellera Catherine Procaccia (groupe Les Républicains), rapporteure au sein de la Commission des Affaires sociales.
Elle fait référence à la convention internationale de Montego Bay (qui délimite la liberté de navigation et la souveraineté des États côtiers en créant la Zone économique exclusive, ZEE) et au droit international qui permet à un armateur de choisir librement le registre d’enregistrement de ses navires et ainsi d’appliquer un contrat de travail selon les règles de n’importe quel pays. « Ce sont donc les lois de l’État du pavillon qui prévalent », découvre la sénatrice.
« Le dumping social menace tout un pan de notre économie maritime », s’alarme alors Hervé Berville, le secrétaire d’État chargé de la Mer qui s’embarque, aux côtés des syndicats de marins et d’armateurs, dans la « construction d’une réponse collective » pour défendre un modèle social à la française.
Une première solution prendra la forme d’une charte d’engagement volontaire à l’impact limitée : signée par Brittany Ferries et DFDS, elle est dédaignée par ceux qui pratiquent la dérégulation que la proposition de loi (PPL) cherche précisément à enrayer.
Pour autant, les signataires, dont les navires sont enregistrés à l’exigeant registre français, s’engagent à des niveaux plus élevés que les normes minimales en termes de congés, formation, pratiques environnementales. « Aucune entreprise respectant une concurrence libre et non faussée ne peut s’aligner sur des pratiques déloyales. Aucune compagnie qui fait travailler ses marins à un rythme effrené ne peut se réclamer d’une sécurité de ses passagers. Aucun armateur ne peut contribuer à la politique énergétique et environnementale de la France avec ce genre de pratiques à l’heure où nous renforçons notre souveraineté nationale et la protection de la biodiversité marine », s’emballe le représentant du gouvernement, qui soutiendra naturellement la PPL du député macroniste.
Les « réglages de dernière minute »
Il y a une semaine, les membres de la commission des Affaires sociales, à l'occasion de l'examen de la PPL, ont supprimé deux articles (3 et 4) et biffé également deux volets sous-tendus par l’article 1er (1er bis et 1er ter), insérés par voie d’amendement lors de la séance publique à l’Assemblée nationale.
L’article premier prévoit, pour les marins embarqués sur les ferries transmanche quel que soit le pavillon du navire, un salaire minimal égal à celui du pavillon français et une équivalence entre le temps de repos et temps passé à bord, les détails étant à spécifier dans un décret de sorte qu’ils ne puissent pas faire l’objet de contestations devant la justice au motif par exemple d’une navigation internationale.
Objectifs recherchés : empêcher le recrutement de marins moins bien payés que les marins français et garantir la sécurité en mer avec de vrais périodes de repos.
L’article 2 vise à sanctionner pénalement le recours à des marins qui n’ont pas un certificat de même niveau que celui établi en France.
L’article 1 bis voulait renforcer les sanctions pénales en cas de non-respect du droit du travail français par des navires étrangers.
L’article 1 ter entendait renforcer le cadre de sanctions administratives, pour l’instant inexistantes, dans le dispositif dit de l’État d’accueil.
Dans son intervention devant le Sénat, avant que les parlementaires ne votent, Hervé Berville, est revenu sur la nécessité de rétablir ces deux articles, jugés fondamentaux, l’un pour traiter le « fléau de la concurrence déloyale sur l’ensemble des façades maritimes françaises », notamment en Méditerranée, l’autre pour faire en sorte que les navires qui construiront, installeront et assureront la maintenance des parcs éoliens et ENR appliquent le droit français, y compris pour les navires étrangers appelés à intervenir au large des côtes françaises (dispositif de l’État d’accueil qui ne concerne à ce jour que le transport passagers dans les eaux européennes entre deux ports français).
Le détricotage par la Commission des affaires sociales
Si la Commission des Affaires sociales affirme poursuivre les mêmes objectifs – respect des droits sociaux, sécurité de navigation dans le deuxième détroit le plus fréquenté au monde –, elle a émargé la copie au nom d’une « robustesse juridique ». En clair pour que la loi ait toutes ses chances d’être effective et ne soit pas contestable par le juge européen.
C’est à cet endroit que les mentions du renforcement des sanctions et de l’élargissement aux liaisons Corse-continent des sanctions applicables au Transmanche ont été raturées.
« L’introduction de cette mesure dans un texte visant à lutter contre le dumping social sur le transmanche risque de brouiller le législateur alors que ce sont deux situations difficilement comparables dans leurs problématiques de concurrence. Elles pourraient fragiliser l’ensemble du texte », explique Catherine Procaccia, sachant que la PPL est déjà sous les fourches caudines de la commission européenne.
Le droit européen permet aux États membres de prendre une loi de police à condition que les restrictions aux libertés économiques soient proportionnées à l’objectif poursuivi.
La commission sociale estime que, sur le fondement de l'article 1er, les amendes prévues de 7 500 € par salarié concerné et jusqu’à 15 000 € avec six mois d’emprisonnement par récidive sont suffisamment dissuasives pour ne pas avoir à ajouter l’interdiction d’accoster dans un port français à la troisième infraction constatée au versement du salaire minimum. Ce qui « serait de surcroît difficile à caractériser et sans équivalent en droit pénal ».
Des désaccords
« Nous sommes amenés à discuter de cette PPL aujourd’hui précisément parce que le droit européen ne nous protège pas du dumping social ». Cécile Brulin, membre de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (groupe communiste républicain citoyen et écologiste), réagit vivement à l’argument de sa collègue qui estime que « les enjeux de concurrence relèvent du [seul] niveau de l’Union européenne ».
Nadège Havert, membre de la commission de l'Aménagement du territoire et du développement durable (groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants), aurait aimé que l’esprit de la PPL soit respecté dans sa globalité.
« La menace que fait peser le dumping social laisse peu d’options aux opérateurs historiques : en finir avec le pavillon français qui ne serait pas assez compétitif ou adopter un nouveau modèle social. C'est la mort du pavillon français », assène la sénatrice.
Il y aussi, selon elle, un véritable enjeu de sécurité de navigation sur ces liaisons où les navires peuvent opérer des manœuvres d’accostage jusqu’à dix fois par jour, imposant un rythme intense aux marins avec des journées de travail cumulant 16 heures. « C’est la raison pour laquelle les gens de mer alternent une à deux semaines en mer avec une à deux semaines de repos. Dans les compagnies low cost, les personnels peuvent rester plus de six semaines à bord ».
Un agenda contrarié
Pour que la loi soit adoptée, il faut désormais que le retour de navette à l’Assemblée nationale ne modifie plus rien de façon à ce qu’elle puisse entrer en application le 1er janvier 2024, date choisie pour se calquer sur l’entrée en vigueur de la loi britannique qui prévoit le salaire minimal national, y compris pour les marins naviguant sur des navires battant pavillon étranger.
Or, si le « conforme » au texte du Sénat amendé n’est pas voté par les députés, le calendrier sera décalé de plusieurs mois.
Il est difficile à croire qu'en l'état, la place portuaire phocéenne reste stoïque alors même que les syndicats CGT des marins des compagnies Corsica Linea et Méridionale viennent de menacer de faire grève.
Adeline Descamps