La chaîne d’approvisionnement mondiale peut-elle supporter un nouveau choc alors que le blocage du Canal de Suez pendant près d’une semaine en mars et la fermeture partielle de Yantian, l’un des principaux ports à conteneurs du sud de la Chine, réduisant de 70 % ses opérations pendant la majeure partie du mois de juin, ont exacerbé les tensions qui préexistaient ?
La question se pose alors que Ningbo, premier port mondial en tonnage (1,2 milliard de tonnes en 2020 ; 623 Mt au cours des six premiers mois de cette année) et troisième port à conteneurs mondial (28,7 MEVP en 2020 ; plus de 16 MEVP au cours du premier semestre), est touché à son tour par la probable émergence d’un cluster épidémique de la souche Delta suite à la détection d’un cas positif parmi les employés portuaires.
Le terminal de Meishan Island International Container Terminal (5,44 MEVP en 2020), l’un des cinq de Ningbo, a été contraint de suspendre sine die toutes ses opérations le 11 août, privant le port situé au sud de Shanghai de 17 % de sa capacité. Par précaution, d’autres terminaux ont imposé des restrictions limitant le nombre de personnes et le fret entrant dans les zones portuaires.
Déroutement de navires
Depuis, la congestion s'est aggravée dans la province chinoise du Zhejiang ainsi qu’au large de Shanghai selon un schéma devenu familier, plusieurs compagnies dont CMA CGM ayant dérouté certains de leurs navires vers les ports voisins et/ou modifié les itinéraires.
Une trentaine de navires font actuellement la queue devant le port de Yangshan, un important terminal à conteneurs de Shanghai. Une quarantaine de porte-conteneurs attendaient au mouillage au large de Ningbo-Zhoushan le 13 août contre 30 le 10 août selon les données de Refinitiv.
Hapag-Lloyd, qui compte parmi les principaux clients de Ningbo avec CMA CGM, a prévenu ses clients de retards dans certaines traversées prévues. « Nous nous attendons à un retard dans les départs prévus qui pourrait affecter la planification de votre fret. Nous travaillons sur des alternatives », a indiqué l’armateur allemand dans une note à sa clientèle. Trois de ses navires qui devaient arriver ce week-end et la semaine prochaine ne feront pas escale à Ningbo.
Pas de perturbations pour Maersk
Dans un premier temps, Maersk a voulu désamorcer les angoisses de ses clients en précisant que les navires opérant dans le cadre de l'alliance 2M font principalement escale à un autre terminal, Beilun, pour l’heure pas touché. Mais le leader mondial a indiqué peu de temps après que six navires assurant la liaison entre l'Asie et l'Amérique du Sud, qui devaient faire escale au terminal fermé de Meishan, ne feront pas escale à Ningbo durant le mois d’août.
Il faut en outre s’attendre à un accroissement des délais d’attente à l’ancre, de l’ordre de deux à quatre jours selon les compagnies.
Parmi les 22 ports étudiés par le cabinet danois Sea-Intelligence du point de vue de la congestion portuaire, Ningbo et Shanghai figuraient avant cela parmi ceux au seuil critique aux côtés de Los Angeles, Long Beach, Oakland aux États-Unis et Rotterdam et Anvers en Europe.
En quelques jours, le nombre moyen d'escales hebdomadaires à Ningbo a chuté de 70 % (de 200 à 70) selon la plateforme Project44, qui fournit en temps réel des données sur la visibilité sur la supply chain. L’entreprise avait déjà enregistré 37 blank sailing le 13 août.
353 porte-conteneurs en attente dans le monde
Ce dernier événement intensifie la pression dans un contexte déjà chaotique. Pour rappel, la forte demande de réapprovisionnement des stocks dus aux longs mois de crise sanitaire sans livraisons ont laissé des milliers de conteneurs bloqués à des endroits où ils ne sont pas nécessaires, à quai, au sein des entrepôts, ou sur des navires ancrés au large des ports du monde entier, à fortiori de ceux de Chine et de toute la côte ouest-américaine.
Selon le Financial Times, 353 porte-conteneurs seraient actuellement en attente dans les ports du monde entier. Si ces données s’avéraient, ils seraient donc deux fois plus qu’en temps normal.
20 000 $ le conteneur
Ces événements se produisent alors que la demande en biens de consommation connaît une incroyable épiphanie, surtout outre-Atlantique. L’ensemble a contribué à une montée en flèche inédite des tarifs de transport, sur une trajectoire haussière depuis désormais un an.
Les taux spot pour le fret conteneurisé au départ de Shanghai (indice de référence des tarifs moyens de transport sur une vingtaine de destinations au départ de Shanghai, SCFI) viennent d’établir un 14e record consécutif avec une nouvelle hausse de 1,3 % pour atteindre 4281,53 points. Sur une base annuelle, le SCFI aura augmenté de près de 267 % pour dépasser 15 800 $ par EVP.
Sur la route critique Chine-États-Unis, le prix pour transporter un conteneur de 40 pieds a franchi les 20 0000 $ ces derniers jours. La hausse vertigineuse entre le 3 août (16 000 $) et ces derniers jours est la résultante d’un changement de méthode de calcul mais elle n’en reflète pas moins le coût réel du transport puisque le calcul intègre désormais les surcharges.
Pic des importations en août
Le choc de Ningbo pourrait entraîner une nouvelle hausse à un moment critique alors qu’approchent le Black Friday et les fêtes de fin d’année.
Selon le dernier rapport mensuel (Global Port Tracker) de la National Retail Federation, la puissante fédération américaine des détaillants américains, les importations dans les plus grands ports à conteneurs du pays devraient atteindre un nouveau record en août, alors que la demande des consommateurs va crescendo depuis le second semestre de l’année dernière.
La NRF prévoit un pic à 2,37 MEVP ce mois-ci, qui marque le début de la haute saison, les détaillants s’achalandant pour les fêtes. Pour l'ensemble de l'année 2021, la NRF s’attend à 25,9 MEVP manutentionnés par les ports américains.
Radiographie portuaire contrastée
Les consommateurs américains continuent de soutenir la demande de fret conteneurisé alors même que le reste du monde n'est témoin que d'une croissance modérée, relève Containers Trade Statistics (CTS).
Les volumes mondiaux pour le mois de juin, dernier mois pour lequel des données sont disponibles, se sont élevés à 15,2 MEVP, ce qui porte le total depuis le début de l'année à 88,7 MEVP, en hausse de seulement 6 % par rapport à 2019 (les comparaisons avec 2020 donnent une image exagérée car elles se basent sur l'effondrement des volumes). Mais les flux de l'Asie vers l'Amérique du Nord sont en hausse de près de 30 % et de seulement 0,7 % vers l’Europe.
140 MEVP traités dans les ports chinois entre janvier et juin
En Chine, les ports de l'est venaient à peine de reprendre leurs activités et de rattraper les retards accumulés après le passage du typhon In-Fa, qui avait contraint la manutention portuaire (- 10 %) à la fin du mois de juillet par rapport à la même période de l'année dernière, selon les données de l'Association des ports de Chine.
Au cours des six premiers mois, les ports chinois ont traité 7,64 milliards de tonnes de marchandises, soit une hausse de plus de 13 % par rapport à 2019 d’après le ministère chinois des Transports. La manutention conteneurisée a totalisé 140 MEVP, en hausse d’un peu moins de 9 % par rapport à la même période en 2019. La capacité sur les routes d'Amérique du Nord et d'Europe au départ de la Chine aurait, selon cette source officielle, augmenté de 55 % et de 30 % respectivement par rapport à la même période l'année dernière.
Nouveaux départs de feux
Face à l’émergence de la souche Delta détectée pour la première fois en Chine vers le 20 juillet, Pékin, stressé par la croissance de son PIB en deçà de la jauge qu’il s’était fixée, avait pris les devants début août en réinstaurant des restrictions de déplacement, imposant des tests en nombre et d'autres mesures strictes alors que 60 % de la population seraient vaccinées selon les estimations de Reuters.
Très rapidement, les digues antivirales du pays, pourtant réputées les plus solides au monde, ont cédé face au nouveau variant, touchant près de la moitié des 32 provinces chinoises en seulement deux semaines. De nombreux ports du pays exigent désormais que les navires soient mis en quarantaine pendant 14 à 28 jours s'ils ont précédemment accosté en Inde ou s'ils ont effectué un changement d'équipage dans les 14 jours suivant leur arrivée en Chine. Ce qui n’aide pas le changement d’équipage, une autre problématique critique pour le transport maritime.
Adeline Descamps