Le coronavirus donne du fil à retordre à la logistique mondiale. S’il n’était pas qu’un banal agent infectieux, il serait le candidat idéal en tant que stress test à une échelle systémique des chaînes d’approvisionnement mondiales. Depuis le 25 mai, le port chinois de Yantian, à l'est de Shenzhen dans la province du Guangdong, est rattrapé par une nouvelle vague épidémique qui a complètement paralysé la partie occidentale de son terminal à conteneurs, le Yantian International Container Terminal (YICT). Une installation qui a traité 13,5 MEVP en 2020 (soit 37 000 EVP en moyenne par jour). Les autorités ont dû y suspendre les opérations pour enrayer la propagation, imposer des mesures de quarantaine et désinfecter les zones touchées.
« Yantian sera pire que le blocage de Suez », s’époumonent déjà les Cassandre, effrayés par les piles de conteneurs qui s’accumulent, les annonces des escales supprimées, des navires retardés ou détournés sur d’autres destinations et par la contamination de la congestion aux ports voisins...
Selon les données de MarineTraffic, la région déborde de navires. Il y en aurait 58 à l'ancre à Hong Kong, 25 à Nansha, et 14 au mouillage à Shekou. Le temps médian au port chinois pour les porte-conteneurs dépasse désormais dix-huit jours, selon les données de project44, contre 1,2 jour il y a deux semaines.
Similitudes de situations
De ce point de vue, la situation ressemble davantage à celle de la baie de San Pedro en raison de l’engorgement des principales portes d’entrée des États-Unis, Los Angeles et Long Beach où attendent encore des dizaines de navires avant de pouvoir accoster. Fin janvier, telle une autoroute surréaliste, il y avait 46 navires à quai et 45 à l’ancre au large des ports californiens alors que 37 patientaient au mouillage. Tant et si bien que certains transporteurs ont trouvé refuge dans les ports voisins, notamment Oakland, gagné à son tour par le trop-plein. Hapag-Lloyd vient de supprimer l’escale sur deux de ses services transpacifiques.
Par ses conséquences sur le trafic mondial, Yantian pourrait connaître un « après » similaire aux précédents épisodes de perturbation liées à l’épidémie : les conteneurs en sortie à évacuer, les marchandises expédiées dans d’autres ports de la région à récupérer, les afflux décalés dans les ports de destination à anticiper, les tensions sur la disponibilité des conteneurs et le repositionnement des boîtes vides à prévoir...
L’événement survient alors que la chaîne d'approvisionnement mondiale est aux prises avec une demande élevée, une faible productivité portuaire et des services de ligne dysfonctionnels.
La productivité des ports du delta de la rivière des Perles s'est en l’occurrence effondrée ces dernières semaines. Yantian ne serait plus en mesure que de traiter 500 boîtes par jour, contre 30 000 auparavant, témoignent des professionnels locaux. La plupart des armateurs ont suspendu sine die leurs escales, cherchant des alternatives à l'ouest de Shenzhen, à Hong Kong et à Nansha. Alors que Shenzhen abrite des ports comme Yantian et Shekou, Guangzhou loge le port de Nansha. Mais Shekou et Nansha ne sont pas dimensionnés pour traiter des volumes aussi importants.
Suppressions d’escale en masse
Maersk, qui s’attend désormais « à une congestion continue des terminaux et à des retards de navires de plus de quinze jours », a indiqué que 64 de ses navires n’ont pas assuré l’escale à Yantian et Shekou, contre 40 il y a deux jours à peine. Ce qui donne une idée de l’accélération.
« Du 6 juin à minuit au 13 juin à 23h59, les entrées de conteneurs chargés pour l'exportation ne seront acceptées que trois jours avant l'arrivée du navire tandis qu'au port de Nansha, à partir du 7 juin à minuit, les entrées de conteneurs chargés pour l'exportation ne seront acceptées que sept jours avant l'arrivée du navire. En raison de ces perturbations, plusieurs navires ne desserviront par les ports de Yantian et de Shekou afin de préserver la fiabilité des horaires », a notifié Maersk à sa clientèle. Le 9 juin, Hapag Lloyd a également annoncé la suppression de l’escale sur les services transpacifiques en direction est.
Raréfaction des conteneurs
« Les ports du sud de la Chine touchés par les fermetures, qui perturbent encore plus le transport des conteneurs, indique pour sa part Container xChange qui suit en temps réel la disponibilité des conteneurs. Très peu de boîtes vides arrivent dans le sud de la Chine car les compagnies ont supprimé les escales et les chargeurs devront probablement faire face à de longs retards ou à des prix plus élevés pour les conteneurs s'ils ne peuvent éviter les ports touchés », explique Johannes Schlingmeiner, le dirigeant de la plateforme.
Selon Container xChange, Yantian a enregistré une baisse de 19 % des conteneurs entrants entre les semaines 17 et 22 (fin avril et début juin), tandis qu'à Nansha, ils ont chuté de 16,4 % et à Shekou, de 29,6 %.
À Yantian, l'indice CAx pour un conteneur sec de 40 pieds était de 0,61 au cours de la semaine 17, mais est tombé à 0,47 au cours de la semaine 22 (dernière semaine de mai). À Shekou et Nansha, des baisses similaires ont été constatées sur la même période pour la plupart des boîtes. Dans la grille méthodologique de Container xChange, un CAx inférieur à 0,5 signifie que davantage de conteneurs quittent un port par rapport au nombre de ceux qui y entrent. Un indice supérieur à 0,5 signifie que davantage de conteneurs entrent dans le port.
Plafond dans les taux de fret ?
La congestion portuaire dans le sud de la Chine pèse sur la capacité d'exportation du pays mais la demande d’importation outre-Atlantique reste historiquement élevée en dépit de divers points de tension au niveau mondial. Les taux de fret continuent de progresser si bien que nombreux sont ceux qui se demandent s’ils vont un jour rencontrer leur plafond. Le Shanghai Containerised Freight Index (SCFI), le thermomètre du secteur conteneurisé, composé des taux spot pour les conteneurs au départ de la Chine, a franchi ces derniers jours de nouveaux caps.
Les paramètres à l’origine des conditions actuelles du marché sont désormais largement connus. La demande en Asie et en Europe est anémique mais les tarifs atteignent des sommets parce qu'il n'y a pas suffisamment de boîtes pour transporter les marchandises, le transpacifique absorbant tous les conteneurs vides.
Les taux de fret élevés sur le transpacifique sont dus à des pénuries d'équipement et d'espaces sur les navires, qui sont à leur tour provoquées et entretenues par la conjonction d'une demande américaine sans précédent des services vers les biens (effet de la pandémie) et des perturbations de l'offre (congestion des ports, quarantaines) qui entravent la productivité des terminaux et immobilisent les navires. Le moindre impact dans la chaîne, à l’instar du canal de Suez, exacerbe chacun de ces dysfonctionnements.
Situation durable ?
Les économistes gagent sur une reprise forte de la consommation européenne dans les semaines à venir, considérant que les dépenses en biens ont été différées par crainte de non livraison compte tenu de la situation. Mais ils estiment que les chalands européens vont relayer les consommateurs américains dans leur insatiable consommation quand ces derniers pourront déplacer leurs intérêts sur les services. Il n’y aurait donc aucun signe de répit et ce, d’autant que les stocks dans le monde entier sont au plus bas et que la haute saison dans le transport maritime pointe son nez.
« Les taux peuvent-ils encore augmenter dans les semaines à venir ? Certainement ! Peuvent-ils baisser un peu ? C'est également possible. Vont-ils aller jusqu'à 30 000 $ par conteneur de 40 pieds ? Pas impossible », liste Alan Murphy, consultant spécialisé dans le maritime de Sea-Intelligence qui fait partie de ceux qui voient rouge encore pendant de longs mois. « Reviendront-ils un jour aux moyennes à long terme ? Très peu probable car les transporteurs ont appris la leçon [gérer les capacités en actionnant les blank sailing et les capacités, NDLR]. Reverrons-nous un jour des taux spot Asie-Europe à 200-300 $ par EVP ? ». Ce ne serait pas souhaitable pour le spécialiste sauf à « ruiner » les compagnies.
Le chargeur, seul arbitre ?
« Si vous avez 500 000 $ dans une boîte mais qu'elle ne vaut rien dans un entrepôt portuaire en Chine et que sa valeur diminue rapidement, vous êtes prêt à payer très cher pour l'expédier si l'alternative est la détérioration ou toute autre perte de valeur massive, poursuit le consultant, en appelant à l’arbitrage par défaut des chargeurs. D'un autre côté, si vous envisagez de passer une commande de 20 conteneurs totalisant 500 000 $ de denrées périssables, vous vous demanderez très probablement si vous pouvez reporter cette commande à un moment où le fret sera plus raisonnable ». Mais la question demeure : quand ?
Adeline Descamps