Nathalie Perrin-Mercier, Cluster maritime : « Abîmer le transport maritime français, c’est dégrader sa compétitivité »

Nathalie Perrin Mercier, présidente du CMF

Nathalie Perrin-Mercier, présidente du Cluster maritime français

Crédit photo © Franck DUNOUA
Si on perçoit bien les incidences de la suppression de la taxe au tonnage pour les armateurs, elles sont moins évidentes pour l'ensemble de la filière de l'économie maritime. Le Cluster maritime français, porte-voix auprès des pouvoirs publics du secteur, tire pourtant la sonnette d'alarme. Décryptage avec Nathalie Perrin-Mercier, à la tête du CMF depuis janvier.

La tribune pour défendre la pertinence de la taxe au tonnage, que certains partis en campagne aimeraient supprimer, a fait du bruit. Le Cluster maritime français, que vous incarnez, soutient que la mesure impacterait grandement toute l'économie maritime. Quels sont vos arguments ?

Nathalie Mercier-Perrin : Nous avons été à l'initiative de cette tribune avec Armateurs de France mais la suppression de la taxe au tonnage aurait en effet des conséquences préjudiciables pour bien d’autres segments de l’économie maritime que le seul armement de navires. À commencer par les ports, par où transitent 72 % de nos importations et exportations. Or, avec moins de navires français – car les armateurs pourraient s’orienter vers des pavillons aux conditions plus favorables pour rester compétitifs –, les ports français perdraient inévitablement en activité alors que 40 % des conteneurs à destination de la France métropolitaine leur échappent déjà au profit de leurs voisins nord-européens, Anvers, Rotterdam, Hambourg.

Leur attractivité dépend certes de critères tels que les droits de port, la fluidité du passage portuaire et la fiabilité sociale, mais aussi du choix des ports d’escale par les armateurs en fonction des régimes fiscaux attachés au pavillon. Ce sont 120 000 emplois directs et 40 Md€ en valeur de production sur les 97 Md$ et 400 000 emplois que représente l'économie maritime en France qui seraient ainsi menacés.

Les ports sont ancrés dans des territoires. Les affaiblir n'est pas sans incidences pour l'attractivité des villes dans lesquelles ils sont implantés. Nous avons éprouvé ces vingt dernières années les effets dominos qui découlent de la fermeture d’administrations, de services publics et d’activités dans les cœurs de ville. Cela se traduit par une moindre capacité à attirer des jeunes, des familles, des entreprises, des commerces, des établissements de formation…

La flotte française est par ailleurs indissociablement liée à la formation des marins français. En France, c’est l’ENSM qui en délivre les diplômes. Quelle valeur auraient demain leurs diplômes ? Quelles garanties pour leur employabilité ?

Une flotte sous pavillon national est essentielle pour maintenir une certaine indépendance et sécurité commerciale, dit en substance votre tribune. C’est le sens de la création d’une flotte stratégique mais elle peine déjà à émerger

N.M-P. : En s'amputant d’une flotte française, on perd du pouvoir de décision sur l’acheminement des marchandises et les taux de fret. La pandémie (masques, équipements, médicaments) mais aussi toutes les crises d’urgence (eau potable) que l’on a pu connaître ont démontré à quel point il était précieux et impérieux de disposer d’un équipage et d’une flotte française que l’on peut mobiliser avec réactivité.

Quand on a un pavillon français, on tient les coûts et les délais. Sans, on ne peut plus garantir le service dans le cadre d'une enveloppe financière à peu près stabilisée pour nos compatriotes et nos entreprises. Abîmer le transport maritime français, c’est dégrader la compétitivité française et lâcher sur la souveraineté. Il y a 22 pays en Europe qui appliquent le régime fiscal de la taxe au tonnage : on se mettrait donc en compétition négative face aux autres pays européens ? Ce ne serait pas sans conséquence sur le pouvoir d’achat des Français.

Ce n’est visiblement pas évident pour tout le monde.

N.M-P. : Il n’est surtout pas évident pour tout le monde que le transport maritime est la colonne vertébrale de l'économie française. C’est le principal message que nous avons tenu à porter récemment. Toutes les marchandises dont on parle, que ce soient les vracs ou les conteneurs, sont destinées à approvisionner les magasins et les chaînes de production des entreprises et des industriels. Si ce schéma ne fonctionne plus, il n’y a plus d’approvisionnement. La grande distribution aurait huit jours de stock dans ses magasins et un tampon de trois semaines sur les plateformes.

90 % de ce que nous consommons, qu'il s'agisse des biens de consommation, des médicaments ou des énergies, arrivent et partent d’un port. La vie personnelle mais aussi professionnelle de chaque Français est contenue dans les conteneurs [le Cluster maritime français est l’auteur d’une tribune qui porte ce titre, NDLR]. Le premier transporteur de nos vies, ce n’est ni l’avion ni le train. Il faudrait d'ailleurs un train de 350 km de long pour transporter ce qu’un navire achemine.

Avez-vous été contactée entre les deux tours par des représentants politiques ? Vous vous montrez disposée à en discuter mais j’imagine avec pour préalable la non-suppression de la taxe au tonnage ?

N.M-P. : En discuter bien sûr mais ne pas prendre de décisions actives sans concertation, parce qu'effectivement, le sujet vaut plus qu’un effet d’annonce politique. A fortiori quand il s'appuie sur des données erronées reposant sur deux années exceptionnelles [dans un rapport publié en avril, la Cour des comptes estime le manque à gagner à 3,8 Md€ en 2022 et à 5,6 milliards en 2023, NDLR].

Je n’ai eu aucun contact avec les partis politiques mais je pense qu’une tribune avec quelque 70 signataires ne peut pas passer inaperçue. Et qu’il a été compris que la question n’était plus seulement la taxe au tonnage. Nous avons tiré la sonnette d’alarme. Chacun prendra ensuite ses responsabilités et on réexpliquera si le sujet devait toujours être sur la table. Mais je ne suis pas inquiète et prête à faire en sorte que ceux qui vont composer l'Assemblée nationale ainsi que les parties prenantes investissant des postes ministériels aient tous le même niveau d'information.

En dehors des préoccupations qui ont émergé ces derniers jours dans le cadre de cette campagne politique en mode blitzkrieg, quels sont les dossiers qui devraient animer l’agenda du Cluster dans les prochains mois.

N.M-P. : Nous avons en effet plusieurs sujets extrêmement importants sur la table. Le premier est celui de la décarbonation avec des échéances réglementaires cadencées, en 2030, 2035… et des étapes à bien sécuriser avant 2050, date de la neutralité carbone. À ce niveau, l'accès à une énergie décarbonée, disponible et en quantité suffisante pour tous, est un gros point d’attention.

Dans le maritime, il y a plusieurs e-carburants envisageables entre lesquels les opérateurs de navires arbitreront en fonction de la densité énergétique et du mode d’exploitation [ligne régulière ou tramping, transport océanique ou à courte distance, catégorie de navires…, NDLR]. Mais la France est aussi en pointe sur la propulsion à la voile, qui a pour vertu de s’affranchir totalement de l’accès à une énergie autre. Le Cluster soutient l’émergence de cette filière. Nous défendons aussi la limitation de la vitesse qui, associée à du routage optimisé permet de moins consommer d'énergie et de gagner en autonomie [Le Ciudad de Cadiz, roulier armé par LDA, a testé un routage dont les données sur la houle, hauteur de vague, des courants… sont traitées par intelligence artificielle. L'opération a permis d’augmenter la vitesse sans pousser la puissance de ses moteurs, NDLR]. Il y a aussi d’autres solutions qui consistent à travailler la carène des navires, à modifier les hélices ou les bulbes… ce sont autant de petits pouillèmes qui, associés, viennent résoudre une partie de l’équation.

Vous avez des garanties sur l’accès à une énergie décarbonée ? L’éolien, sur lequel repose l'offre française, est de plus en plus contesté ?

N.M-P. : On voit se dessiner un petit bouquet composé de quatre à six carburants pour lesquels la loi sera en effet celle de l'offre et la demande. Notre sujet est bien la structuration de la filière d'accès à l'énergie décarbonée, qu’elle soit produite avec du nucléaire ou de l’éolien ou achetée. Cela signifie une planification serrée dans le lancement des appels d'offres des futurs parcs éoliens. À ce stade, en France, nous sommes dans les clous de qui est prévu et attendu. Il faudrait néanmoins réduire a minima les temps de réalisation de ces grands programmes pour être à l'heure quand les pics de la demande en production d'énergie décarbonée se feront sentir. Si jamais il devait y avoir une remise cause ou un décalage de calendrier, il s’agit de savoir avec quel pays négocier pour pouvoir acheter ce qui nous manque. Certains sont en train de s'organiser – à l’instar des États-Unis, du Chili, du Maroc, de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis –, pour fournir leur marché intérieur mais aussi pour exporter.

Il est question d’une révision de la feuille de route de la filière maritime française sur la décarbonation. S’agit-il déjà de resserrer les objectifs un an et demi à peine après l’avoir présentée ?

N.M-P. : Quand elle a été établie il y a un an et demi, nous avions bien renseigné l'état de l'art mais nous ne disposions pas encore de données fines sur la qualité de la demande et la capacité à produire. Il ne s’agit pas de revoir nos objectifs ou les délais ni d’en changer le fond mais de documenter ces points.

Sur les estimations de financement contenues dans ce document, selon lesquelles il en coûterait entre 75 et 110 Md€ sur la période 2023-2050, qui va financer finalement ?

N.M-P. : Il faut en effet beaucoup d'argent. L'État va accompagner le mouvement par les subventions mais c'est majoritairement la filière qui financera. Le cluster planche actuellement sur une ingénierie du financement, certes pour assurer la décarbonation mais pas exclusivement car il y a d’autres mutations à venir comme la cyber sécurisation. Nous sommes en train de cartographier tous les mécanismes financiers existants entre le privé et le public, qu’il s’agisse de financements classiques, de fiscalité ou de subventions. La finalité étant d'installer une nouvelle logique publique-privée pour pouvoir financer les grands projets à venir des 30 prochaines années.

Dès votre arrivée en janvier, vous avez axé votre programme sur les jeunes. Comment expliquez-vous cette désaffection pour les métiers du maritime ?

N.M-P. : La France a toujours été plus ou moins un pays de terriens. Nous sommes des paysans alors que nous savons tous, que c'est par la mer qu'on a gagné la terre et découvert des nouvelles terres. C’est un autre paradoxe français.
A mon arrivée, j’ai en effet spécifié qu’il était temps que le maritime s’ouvre au grand public, pour mieux se faire entendre mais aussi pour une question d'emploi car nous avons besoin de recruter massivement. Nos projections font état de 600 000 emplois à pourvoir d'ici 2030 dans les domaines aussi variés que l’océanographie, les énergies marines, les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, la modélisation, etc.

Par quels canaux allez-vous les toucher ? On connaît les réseaux qu’ils fréquentent.

N.M-P. : Au sein du cluster, il y a un groupe de travail « Emploi, formation et compétences » qui s’attèle à référencer l'ensemble des métiers de l'économie bleue. Nous sommes déjà répertoriés par l'ONISEP [Office national d'information sur les enseignements et les professions, NDLR] et par My Job Glasses [plateforme de rencontres professionnelles créer par un start-up]. Il faut l'être désormais par Parcoursup [plateforme nationale de préinscription en première année de l'enseignement supérieur].

Nous militons par ailleurs auprès des rectorats et le ministre de l'Éducation nationale pour que le fait maritime soit enseigné d'une façon ou d'une autre dès le collège. Je souhaiterais aussi que l’on soit davantage dans les salons d'étudiants. L’année de la mer sera un autre vecteur pour braquer les projecteurs sur la filière. Quant aux réseaux sociaux, nous allons commencer par les toucher via Instagram tandis que TikTok est au stade de la réflexion.

À quelques heures de l'issue d’une séquence politique folle aux lendemains incertains quant aux rapports de force qui vont composer l'Assemblée nationale, toute velléité concernant la nomination d’un ministre de la Mer serait hors de propos ? À chaque jour suffit sa peine ?

N.M-P. : Absolument. Aujourd'hui, vendredi 5 juillet, ce qui est m’importe est que chaque Français et Française comprenne à quel point sa vie dépend du transport maritime et que son pouvoir d’achat dépend de la compétitivité de la filière, laquelle repose sur les conditions d’exploitation des navires armés par la France.

Pour le reste, en tant que porte-voix de l'économie maritime auprès des pouvoirs publics, apolitique par essence, nous intégrerons la nouvelle composition de nos interlocuteurs, quelle qu’elle soit. Quand vous avez un nouvel interlocuteur, vous l'accueillez et établissez de nouvelles relations. In fine, il s’agit bien de construire le pays ensemble.

Propos recueillis par Adeline Descamps

 

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