En plus de l’or noir, Moscou a trouvé un autre objet de marchandage : l’or blond. Le blé a fait l’objet de tractations durant tout le week-end, le maître du Kremlin se posant en arbitre de la crise alimentaire mondiale qui couve.
Alors que les combats se poursuivent depuis maintenant trois mois, Vladimir Poutine rejette toute responsabilité russe dans la pénurie et l’inflation généralisée des prix des denrées, conséquences inéluctables du blocus maritime russe imposé à l’Ukraine, grande puissance agricole qui ne peut plus exporter. Vladimir Poutine s’est montré en revanche prêt à discuter de la reprise des livraisons de céréales ukrainiennes, lors d’un entretien téléphonique le samedi 28 mai avec le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz. Berlin envisage par ailleurs un « pont ferroviaire » pour aider Kiev à contourner le blocus.
« La Russie est prête à aider à trouver des options pour l’exportation sans entrave de céréales, y compris l’exportation de céréales ukrainiennes depuis les ports de la mer Noire » a déclaré Moscou. Le vice-ministre russe des affaires étrangères, Andrei Rudenko, cité par Interfax, avait indiqué pour sa part que la Russie était prête à permettre un corridor maritime pour les vraquiers chargés de céréales, en échange de la levée de certaines sanctions. Les chancelleries ont immédiatement dénoncé une forme de chantage.
La proposition fait grincer. Il a fallu plusieurs semaines pour obtenir la mise en place d’un corridor humanitaire pour faire évacuer les civils pris en otages dans des villes pilonnées sans relâche.
Quelles alternatives ?
Comme pour le pétrole, les options pour pallier les volumes ukrainiens de produits agricoles ne sont pas évidentes. La région de la mer Noire n'est pas seulement un « grenier à blé » – un tiers de l'offre mondiale de blé –, mais est aussi l'un des 14 points mondiaux par lesquels transitent des quantités importantes de denrées alimentaires. L'Ukraine est un important exportateur de maïs, d'orge, d'huile de tournesol et d'huile de colza.
Les pays européens en dépendent. La Bulgarie (24 %), la Roumanie (9 %) et la Lettonie (7 %) sont de gros importateurs de graines de tournesol, tandis que la Lettonie (28 %), le Danemark (10 %) et l'Italie (8 %) achètent tourteaux et autres grains en provenance de Russie.
Depuis quelques semaines, les pays voisins de l’Ukraine s’organisent pour servir de hub céréalier de l'Ukraine. Le port roumain de Constanta a ainsi permis en mai un premier envoi de maïs par voie maritime. Un symbole fort car si la campagne du blé était quasiment soldée quand le conflit a éclaté, celle du maïs était en pleine activité. Quelque 71 000 t de maïs ont ainsi été chargées sur le panamax Unity N.
Mais cela concerne encore de petits volumes et cela se traduit par des délais de transport plus longs et des coûts plus élevés. Toutefois, selon le cabinet danois de conseil en céréales BullPositions, un volume mensuel de 1,5 Mt de blé et d'orge ukrainiens pourrait être exporté par voie terrestre pour être chargés dans les ports roumains et bulgares au cours de la prochaine campagne. Jusqu’à présent, la voie ferroviaire a également servi de palliatif. En avril, 492 000 t de céréales ukrainiennes ont été acheminés par le rail.
Silos saturés
Alors qu’il reste un mois et demi avant la nouvelle récolte et que les silos, qui n’ont pas déstocker, manquent d’espaces, le temps presse pour expédier quelque 22 Mt de céréales hors d'Ukraine avant la nouvelle récolte, a alerté la députée ukrainienne Yevheniia Kravchuk, en marge du Forum économique mondial dans la station suisse de Davos.
Elle s'attend à ce que la nouvelle récolte représente environ 70 % de celle de l'année dernière, car certains champs sont désormais sous contrôle russe ou ont été minés. L’an dernier, à la même période, un volume de 35 Mt était en effet disponible à l’exportation (période de juillet à septembre).
Le tournesol est un cas désespéré car il se cultive dans les provinces du sud que contrôle l’agresseur russe. Les carburants pour les engins agricoles, quand ils ne sont pas détruits, manquent, le pays ayant perdu sa capacité de raffinage dans les attaques.
Recentrage des vraquiers sur l’Atlantique
La modification des flux maritimes est déjà nette. Pas moins de 718 000 t de céréales ont traversé l'Atlantique en mai, indique Braemar ACM. Par comparaison, seuls 64 000 t avaient été enregistrés en mai 2021. En avril, un tonnage similaire avait été exporté des États-Unis vers l'Europe.
Pour le courtier Arrow Shipbroking, à l’origine de ces données, le recentrage dans l'Atlantique vont pénaliser les flux de l'Amérique du Sud vers l'Asie (qui prévalent à cette époque de l’année) sans se traduire nécessairement par une augmentation des tonnes-milles en raison d’une distance parcourue plus courte. Les tonnes-milles seraient inférieures d'environ 20 % à celles de l'année dernière à la même époque, relèvent les analystes d’Arrow.
Arrow entre en contradiction avec d’autres acteurs du courtage qui faisaient valoir, eux, que les volumes plus faibles allaient nécessiter de plus petits vraquiers mais en revanche multiplier le nombre de rotations.
L’Inde, option écartée
Les acteurs du marché s'attendaient à ce que l'Australie comble une partie du déficit de blé en provenance d'Ukraine, mais les volumes ont tendance à rester dans le bassin Pacifique, avec seulement 5 à 10 % qui atteignent l'Atlantique, selon Arrow.
L'Inde, deuxième producteur mondial avec 9 % des stocks mondiaux, était également considéré comme un fournisseur alternatif de blé, mais quelques jours à peine après avoir promis d’exporter 10 Mt de blé en 2022, le gouvernement Modi a interdit toute sortie du pays pour préserver ses stocks et tenter de contenir les prix qui se sont enflammés.
Les vagues de chaleur extrêmes dans le nord de l'Inde (rendements réduits) et les obstacles logistiques (défaillance du réseau ferroviaire, alors que la priorité est donnée au charbon) ont douché l’enthousiasme de l’exécutif.
Des volumes de blé plus importants sont attendus des États-Unis, du Canada, de la Russie et de l'Union européenne, selon Banchero Costa, et davantage de céréales secondaires (orge, avoine, seigle...) en provenance du Brésil. Les exportations de maïs brésilien, qui devraient atteindre un pic au troisième trimestre, sont en revanche en capacité de répondre à la demande des pays importateurs de la céréale ukrainienne.
Faire l’impasse sur la récolte russe
En volume, les options se resserrent autour de l'Australie et des États-Unis, seules alternatives crédibles pour répondre à la demande des acheteurs qui veulent faire l’impasse sur la récolte russe.
« Les acheteurs européens de céréales qui se tournent vers les États-Unis pour s'approvisionner devraient stimuler la demande de petits navires dans le transatlantique », indique Braemar. « La hausse anticipée des achats de céréales est probablement due au fait que les importateurs stockent en prévision de nouvelles pénuries à venir à l'approche de la saison d'exportation de la mer Noire ».
Grand acheteur de céréales, l’Égypte semble avoir tranché. Le mois dernier, 306 000 t de céréales (principalement du maïs) chargées au Brésil ont eu ses ports pour destination, selon le courtier spécialisé dans le vrac sec. Il s'agit du mois d'avril le plus fort jamais enregistré avec un volume plus de deux fois supérieur à celui de l'année précédente.
Les États-Unis ont exporté 512 000 t de céréales vers l'Afrique du Nord-Est, en hausse de 88 % par rapport au même mois de l'année dernière. Depuis début mai, 478 000 t ont déjà été expédiés contre 107 000 t il y a un an.
À court terme et à long terme
À court terme, les flux font surtout la part belle aux petits vraquiers. Les taux spot des supramax (50 – 59 999 tpl) sont ainsi cotés au-dessus de 30 000 $ par jour, selon le BDI, l’indice de référence du vrac sec.
Les expéditions de céréales argentines, qui s’annoncent robustes, devraient bénéficier au long courrier, étant majoritairement destinées aux marchés asiatiques. Après une saison marquée par la sécheresse, le canada est de retour à l’exportation et devrait stimuler la demande de vraquiers. À plus long terme, la bonne récolte du soja brésilien devrait profiter à la demande de panamax dans l'Atlantique au deuxième trimestre 2023, font valoir les observateurs du marché.
Adeline Descamps