ITF/OCDE : la tarification du carbone est-elle applicable au transport maritime ?

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Sur les 68 systèmes de tarification du carbone actuellement opérationnels dans le monde, très rares sont ceux qui couvrent le transport maritime. Á l’ordre du jour de l’Union européenne, à l’agenda international de l’OMI, le marché carbone sera en toute vraisemblance un des grands sujets qui va animer le secteur dans les prochaines années. Une étude de l’International Transport Forum, organisme de l’OCDE, pose les termes de cette équation aux multiples inconnues. 

La tarification du carbone est-elle applicable au transport maritime ? La question se pose tant cette mécanique complexe et ardue pose de multiples inconnues dont on ne sait pas bien encore comment elle va modeler le secteur. Dans une étude dense (en anglais), Olaf Merk, auteur de nombreuses publications sur les ports et le shipping au sein de l’International Transport Forum (ITF, OCDE), a arpenté les rouages de ces systèmes jusqu’à présent rarement appliqués au transport maritime mais désormais à l’agenda international. Sur les 68 systèmes de tarification du carbone en vigueur dans le monde, un seul, en Norvège, couvre en effet les émissions du secteur. 

Quel sera l’impact d’un carbone tarifié sur la demande de transport ? Quelles répercussions sur les routes maritimes ? Comment les échanges vont s’en trouver modifier ? Peut-on éviter les fuites carbone ? La tarification peut-elle exacerber le phénomène de concentration d’un secteur déjà oligopolistique ? Qui doit payer le prix du carbone dans une chaîne aux nombreux intermédiaires ? A quoi doivent être affectées les recettes ?… L’étude pose à peu près toutes les questionnements restés sans réponses jusqu’à présent faute de données empiriques. Livrer une telle somme à la veille de son inéluctable mise en œuvre relève de l’exercice hygiénique.

Á l’agenda international

Le timing est plutôt parfait. La planète est en état d'urgence climatique dont témoignent, selon les scientifiques, les phénomènes météorologiques d’une extrême violence, incendies XXL, tempêtes meurtrières, crues éruptives, sécheresses prolongées, pluies diluviennes.

En 2022, l'augmentation moyenne de la température par rapport aux niveaux préindustriels était d'environ 1,2°C. Au rythme actuel, le monde atteindra probablement une hausse de température de 1,5°C au début des années 2030, et très probablement avant, selon le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des Nations unies (Giec) de 2021.

Le transport maritime a une responsabilité à plusieurs niveaux, rappelle l’ITF. Ses émissions annuelles de gaz à effet de serre (GES) avaient encore augmenté de 9,6 % en 2018 par rapport à 2012 pour s’établir à 1 076 millions de tonnes dont 1 056 Mt de CO2, soit 2,89 % du total mondial. Et à en croire la quatrième étude de l'Organisation maritime internationale (OMI) sur les GES, les émissions de CO2 du transport maritime devraient bondir de 50 % d'ici à 2050, en fonction des différentes hypothèses de croissance des échanges maritimes mondiaux.

Le secteur est aussi comptable de 11 % du charbon acheminé par la mer chaque année, des 16 % du brut et de 5 % du gaz. Quant au transport maritime de conteneurs, il a « permis aux économies développées d'externaliser la fabrication vers les pays en développement, poussant ainsi une part importante de leurs émissions vers les pays en développement »,

L’agenda est de surcroît opportun. La tarification du carbone a fait du chemin. Le principe, qui fixe le prix des coûts sociaux du carbone (le préjudice économique), a longtemps été controversé. « Certains pays craignent que la tarification du carbone n'affecte les perspectives de leurs industries des combustibles fossiles. D'autres redoutent l'impact potentiel des prix sur les biens importés et exportés. Les systèmes de tarification du carbone sont notoirement difficiles à mettre en place », convient Olaf Merk, évoquant les âpres combats politiques en Australie, au Canada et aux États-Unis « souvent parce que de nombreux citoyens et entreprises s'y opposaient ».

Fenêtre de tir 

Néanmoins, les circonstances sont plus favorables à « l’ouverture d’une discussion mondiale ». Aux termes d’un long cheminement parlementaire, l'Union européenne a validé l’intégration du secteur dans le système communautaire d'échange de quotas d'émission (SCEQE). Les émissions de GES des navires faisant escale dans les ports de l'UE vont ainsi commencer à être tarifées.

En légiférant sur le transport maritime, l’UE a brisé deux monopoles de l’OMI : le contrôle régional de certaines émissions internationales et la taxation du transport maritime international. Ce faisant, elle rend plus probable la conclusion d'un accord mondial sur le sujet. 

Cinq propositions à l’OMI

Cinq propositions ont d’ailleurs été soumises à l'OMI par les plus activistes des États-membres (prélèvement, « feebate », échange de droits d'émission, récompense/pénalité, norme sur le carburant). « Malgré les différences d'approche, les propositions peuvent se compléter », assure le document à condition qu’elles permettent d’opérer « une trajectoire immédiate vers des carburants à émissions nulles plutôt que d'inclure une phase intermédiaire avec des carburants à faibles émissions ».

Encore faut-il qu’ils soient disponibles à grande échelle, ce qu’ils ne sont pas. Le principal obstacle à ce niveau est précisément le manque de viabilité commerciale et selon l’ITF, la tarification du carbone pourrait résoudre ce problème. « Les systèmes de tarification du carbone pourraient enchérir le prix des combustibles classiques au point que les carburants à émissions nulles deviennent économiquement compétitifs. Dans ce cas, le système de tarification du carbone aurait comblé l'écart de prix entre les deux ».

Un prix du carbone compris entre 100 et 500 $ par tonne de CO2 sera nécessaire pour atteindre l'objectif de la stratégie initiale de l'OMI, à savoir une réduction absolue d'au moins 50 % des émissions de GES d'ici 2050.

Le prix du carbone pourrait être inférieur à cette fourchette si les recettes tirées de la tarification du carbone étaient utilisées pour compenser le coût des combustibles de substitution. Si elles étaient entièrement réinvesties dans les carburants et les technologies sans carbone, l’effort nécessaire pour atteindre les objectifs tomberait entre 50 et 250 $ par tonne de CO2. Ce sont du moins les calculs de l’ITF sur la base de ses différentes recherches (l’étude est très renseignée).

Le prix du carbone, un frein à la décarbonation s’il n’est pas suffisamment élevé ?

Sur les 68 marché carbone actuellement en vigueur à différents échelons, international, national, régional…, 37 sont sous la forme de taxe sur le carbone et 34 via des systèmes d'échange de droits d'émission. Ils couvrent environ 23 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et ont rapporté 84 Md$ de ressources en 2021, selon la Banque mondiale. 

D’après les sources, quelle que forme qu’il puisse prendre, le carbone tarifié aurait peu d’effet sur les réductions des émissions, entre 0 et 2 % par an. Un comble, les pays « sans » auraient même limité leurs émissions plus rapidement que ceux « avec ». Ces études s’appuient sur des périodes où les prix du carbone étaient très bas et l'allocation gratuite de quotas omniprésente, nuance Olaf Merk. Or ces deux points lui semblent déterminants.

« La seule tarification du carbone est souvent insuffisante car les prix sont trop bas pour atteindre les objectifs climatiques », indique-t-il. Une autre étude indique en effet que pour chaque augmentation de 10 € du prix du carbone, les émissions diminuent de 7,3 %. 

Seuls huit systèmes avaient un prix du carbone de 80 $ par tonne de CO2 ou plus en 2021 (UE et Royaume-Uni) dont deux au-delà de 100 $/t (Uruguay à 137 $/t et 130 $/t au Liechtenstein, en Suède et en Suisse). Mais « ils se situent quand même dans la partie inférieure de la fourchette de 44 à 805 $ nécessaires pour parvenir à une décarbonation complète. Les prix du carbone ont généralement augmenté au fil du temps, et divers pays ont établi des trajectoires de prix plus ambitieuses pour les années à venir. Toutefois, les récentes hausses des prix des produits énergétiques de base pourraient retarder ce calendrier », craint le spécialiste.

Applicable sans risque d’évasion ?

La tarification du carbone est-elle applicable à un secteur dont le rayon d’action est mondiale sachant que le risque de l’évasion n’est pas une foucade.

« Lorsque différents systèmes de tarification du carbone sont appliqués à des zones géographiques limitées, le risque d'échapper à la tarification du carbone augmente ». Selon l’ITF, la mesure doit donc être mondiale, « seule à même de garantir des conditions de concurrence équitables à toutes les entités taxées et d’éviter toute incitation à l'évasion ». En clair, éviter les systèmes de tarification régionaux qui ne s'appliqueraient qu'aux navires immatriculés sous certains pavillons.

Sans cela, les compagnies maritimes pourraient s’amender en changeant le pavillon du navire (si la tarification du carbone est liée au pavillon d'un pays) ou en changeant de port et d'itinéraire (si la tarification du carbone s'applique à des ports ou à des eaux territoriales spécifiques).

Dans le cas du système européen, le champ d'application comprend non seulement les émissions du transport maritime entre les ports de l'UE, mais aussi 50 % des émissions des voyages d'un pays tiers de l'UE vers un port de l'UE. Selon la société de recherche et de conseil CE Delft, il existe au moins sept façons différentes pour les compagnies maritimes de contourner le mécanisme mais le rapport ne considère que deux d'entre elles comme réalistes : l'ajout d'une escale supplémentaire juste en dehors de l'UE et l'approvisionnement des ports de l'UE à partir d'un port pivot non européen.

Qui doit payer le prix du carbone ?

L'idée maîtresse de la tarification du carbone est le « principe du pollueur ». Dans le cas du transport maritime, le navire le plus polluant devrait donc payer davantage. « Il faudrait mettre en place une structure garantissant que chaque navire paie le prix du carbone approprié. Il pourrait être perçu par les administrations du pavillon [l'organisme de réglementation maritime sous lequel le navire opère], par les administrations de l'État du port ou de manière centralisée par une institution internationale ».

Dans le cas où les taxes seraient perçues au niveau des installations de soutage des navires, les responsabilités sont plus diffuses. « L'efficacité énergétique dépend à la fois des spécifications technologiques et opérationnelles du navire. Pour les premières, l'entité responsable est l'armateur. En revanche, l’opération incombe à l'armateur si le navire est affrété sur le marché spot et à l'affréteur s'il est loué sur le marché de l'affrètement à temps. »

Qui perçoit et qui redistribue les revenus ?

Là encore la question se pose compte tenu des spécificités du secteur très parcellisé, avec un navire qui peut être possédé, exploité, géré et doté d'un équipage par quatre sociétés différentes, chacune étant chargée d'une responsabilité différente et ayant des intérêts commerciaux différents. Quel acteur doit payer le prix du carbone et pour quelle quote-part ? L’étude n’y répond pas vraiment si ce n’est qu’elle s’en remet à une institution ou un mécanisme international chargé d'allouer et de distribuer les revenus de la tarification du carbone. « Il pourrait s'agir d'un mécanisme sous les auspices de l'OMI ou d'une autre organisation des Nations unies [comme le Fonds vert pour le climat] ».

Peut-elle favoriser des phénomènes de concentration ?

Les systèmes de tarification du carbone pourraient être discriminatoires à l'égard des petits opérateurs, dont la plupart ont des navires plus petits et plus anciens. « On peut craindre en effet que les systèmes de tarification du carbone n'accélèrent la tendance à la concentration du marché. Les grands transporteurs mondiaux ont la capacité financière nécessaire pour renouveler leur flotte et adapter les services de transport maritime. Les entreprises plus petites risqueraient d'être évincées. Cet effet pourrait être particulièrement important lorsque les taux de fret sont bas et que l'avantage des navires plus grands et plus économes en énergie est plus évident »

Il existe également un risque de voir apparaître un marché deux vitesses – avec des navires plus économes en énergie opérant sur les routes internationales et d’autres moins éco-efficients sur les routes régionales ou nationales –, ou des marchés secondaires, susceptibles d'être situés dans des économies en développement ou émergentes.

Quel mécanisme ?

Le document formule plusieurs recommandations. En premier lieu l'ITF, qui loue à plusieurs reprises la proposition défendue par la Japon à l’OMI, suggère d’assortir la tarification du carbone à un ensemble plus large de mesures de décarbonation sans quoi elle ne serait pas efficace et l’ONG aura tenté de le démontrer tout au long de la cinquantaine de pages.

L’association prône un mécanisme sous la forme d’un système de redevance, qui obligerait tous les navires émettant des gaz à effet de serre à payer une taxe dont la recette servirait à subventionner les aternatives à émissions nulles aux combustibles fossiles. Les plus vertueux recevraient une sorte de rabais couvrant la différence de prix entre les carburants, lequel serait financé par prélevement sur les navires persistant à « brûler » des combustibles fossiles. « De cette manière, le système de 'feebate' incite les opérateurs à adopter rapidement des sources d'énergie sans émissions tout en faisant peser sur les retardataires des coûts plus élevés et une pression croissante pour se convertir », suggère l’auteur, qui de ce point de vue, rejoint un ensemble de pays à l’OMI défendant peu ou prou un schéma similaire.

Du puits au sillage

L’ITF défend aussi l’idée d’une « exigence de conception technique », imposant aux nouveaux navires d’être configurés pour des carburants à émissions nulles, ainsi que l'introduction d'une norme sur les carburants à faibles émissions, avec des objectifs de plus en plus stricts, de façon à rendre plus vite hors-jeu les combustibles fossiles.

Aussi, le système de tarification du carbone devrait couvrir les émissions de GES du puits au sillage, intégrant ainsi l'ensemble du processus de production, de livraison et d'utilisation du carburant à bord.

Si les circonstances sont « favorables » à un débat mondial constructif sur l’un des sujets les plus rugueux du shipping, l’étude de l’ITF a pour mérite d’en poser les termes, de façon assez renseignée, et ainsi de ne pas louper la première marche, celle de l'ingénierie du système, qui doit être, du point de vue de l’organisme de l’OCDE, « équitable, efficace et transparent ».

Adeline Descamps

 

Fit for 55 : cinq propositions adressées au transport maritime

Dans le paquet législatif Fit for 55, cinq des propositions ciblent le transport maritime. Une norme sur les carburants (règlement FuelEU Maritime) consiste à introduire des objectifs annuels moyens sur l'intensité carbone des navires dont les exigences seront resserrées au fil du temps.

La directive révisée sur les infrastructures de carburants alternatifs vise à augmenter la disponibilité du gaz naturel liquéfié (GNL) d'ici 2025 et de l'électricité à quai dans les principaux ports de l'UE d'ici 2030. Une autre proposition de loi, qui révise la taxation de l'énergie, doit mettre fin aux exonérations fiscales pour les carburants marins conventionnels afin d’encourager l'adoption de solutions alternatives.

 

Extraits 

- Taxe sur le carbone ou systèmes d'échange de droits d'émission ? « Dans le cadre d'une taxe, un prix fixe est fixé pour le carbone, mais aucune limite décroissante n'est imposée aux émissions, même si le prix du carbone incite à réduire les émissions. Dans le cadre des droits d'émission, il existe un plafond maximum établi pour les émissions qui diminuera au fil du temps, mais le prix des émissions de carbone peut fluctuer. Ce système est une mesure efficace si le plafond d'émissions est bien calibré et que les quotas initiaux soient mis aux enchères plutôt que fournis gratuitement aux entreprises. Mais ils sont complexes sur un plan administratif et la volatilité de leurs prix peut retarder les investissements dans les technologies à émission zéro. En comparaison, les taxes sur le carbone sont plus simples à concevoir et à mettre en œuvre et réduisent l'incertitude sur les prix du carbone. »

- L'efficacité de la tarification du carbone dépend dans une large mesure du niveau du prix du combustible de soute. La modélisation des impacts de différents systèmes d'échange de quotas d'émissions maritimes a montré que dans les scénarios où le prix du combustible de soute est élevé (jusqu'à 583 $ par tonne), même les systèmes d'échange de quotas d'émission avec des règles de quotas souples et des prix initiaux du CO2 modérés pourraient motiver une réduction des émissions d'environ 8 %. En revanche, l'augmentation du prix du CO2 dans les scénarios où le prix des combustibles de soute est faible (348 $ par tonne) ne permettrait pas d'améliorer sensiblement. Les opérateurs maritimes indiquent que les coûts, les risques et la volatilité des quotas de CO2 dans les régimes d'échange de quotas d'émission existants sont beaucoup moins importants pour eux que les coûts des soutes.

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