Quelque 470 navires marchands et unités offshore sur un total de 674 avaient été démantelés en 2019 sur les plages de l’Asie du Sud-Est. Sur les 630 unités vendues à la ferraille en 2020, 446 ont échu au même endroit. Plus de 760 navires ont été mis à la casse en 2021 dont 583 ont pris le même chemin. Selon les données publiées le 2 février par l'ONG Shipbreaking Platform, qui recense tous les faits en lien avec le recyclage des navires, ils étaient 443 en 2022 dont 292 ont achevé leur vie commerciale à la même place.
Invariablement, selon les années, la baie d’Alang en Inde (153 parcelles dédiées à la démolition sur une côte de 10 km), les plages de Chittagong au Bangladesh et de Gadani au Pakistan, concentrent près de 90 % du tonnage mondial démantelé.
Chaque année, dénonce l’ONG, des dizaines de travailleurs y laissent leur vie et/ou sont gravement blessés du fait des conditions de travail dangereuses (incendies, chutes de plaques d’acier…) faute d’une réglementation et du manque de moyens pour traiter en toute sécurité les nombreuses matières toxiques présentes à bord des navires. Sans parler des déversements toxiques sur les côtes, accusent depuis des années les ONG environnementales.
En 2022, au moins dix ouvriers ont perdu la vie et 33 ont été blessés à Chattogram, au Bangladesh. Des sources locales ont également signalé trois décès à Alang et trois blessés à Gadani.
Chute significative des navires envoyés à la casse
« Les entreprises sont responsables des impacts que leurs décisions commerciales ont sur l'environnement et les personnes. Les navires en fin de vie sont des déchets dangereux, et leur démantèlement sur les plages à marée est de loin la pire pratique industrielle », dénonce Ingvild Jenssen, à la tête de l'ONG Shipbreaking Platform qu’elle a créée. Elle fait référence au fait que les accidents mortels se produisent sur des navires de compagnies qui ont pignon sur rue et surtout qui affichent des engagements sociaux et environnementaux, tels Berge Bulk, Sinokor ou encore Winson Oil.
2022 fut cependant une année « sans » pour les chantiers asiatiques, qui ont connu le chiffre d'affaires le plus faible depuis plus de dix ans, du fait de la baisse significative du nombre de navires démolis. Pour autant, ils sont restés la destination privilégiée de la fin de vie. En cause : les taux de fret exceptionnellement élevés l’an dernier, qui ont rendu rentable l'exploitation de navires plus anciens et la raréfaction des crédits octroyés aux entreprises pour l'achat d'actifs en fin de vie.
Des récidivistes
L’ONG a pris le parti chaque année d’épingler « les pires pratiques en matière de dumping ». En 2022, les armateurs chinois ont vendu 28 navires à la casse en Asie du Sud, dont la plupart ont été échoués au Bangladesh. Le géant asiatique précéde la Russie, Singapour, les Émirats arabes unis et la Grèce, chacun avec plus d'une douzaine d’unités.
Berge Bulk, grand transporteur de vrac sec qui y a envoyé 24 de ses navires au cours des dix dernières années, est en cause dans trois accidents graves survenus l’an dernier (personne touchée à la colonne vertébrale, des brûlures irrémédiables…).
La compagnie publique brésilienne dans le transport de pétrole, Petrobras, a vendu en 2022 quatre autres de ses vieux pétroliers et deux de ses unités flottantes, ce qui porte à 34 le nombre total de navires mis au rebut en Asie au cours de la dernière décennie. Selon des sources maritimes, au moins trois des unités ont été vendues à Best Oasis, un acheteur au comptant.
L’association stigmatise d’autres sociétés, notamment, celles qui récidivent d’année en année. Ainsi, elle accroche BW Offshore, « autre société bien connue qui a déversé ses unités toxiques sur la plage l'année dernière ». Le 21 avril, un ouvrier a perdu la vie sur le chantier indien Priya Blue Industries, où était découpé le FPSO (Floating Production Storage and Offloading) Cidade de Sao Vicente, acheté au comptant par Best Oasis, qui avait qualifiée l’opération de « vente verte ».
Des règles et des lois
Il existe pourtant des règles et de lois mais l’ONG estime qu’il extrêmement facile de les contourner, « souvent avec l'aide d'acheteurs au comptant », qui « paient le prix fort pour les navires en fin de vie et, les rebaptisent, réenregistrent et changent de pavillon pour les envoyer en Asie car c’est là qu’ils vont réaliser le plus grand profit ».
Plus de la moitié des navires vendus à l'Asie du Sud l’an dernier ont changé de pavillon pour adopter l'un des pavillons de la liste grise ou noire du Cameroun, des Comores, de Palau, de Saint-Kitts-et-Nevis et de la Tanzanie, souvent quelques semaines seulement avant de rejoindre la plage.
Au moins huit de ces changements de pavillon ont permis aux propriétaires de navires de contourner le règlement européen sur le recyclage des navires, qui rend obligatoire, depuis le 1er janvier 2019, la démolition dans des installations agréées par Bruxelles (au nombre actuellement de 45) dans l’Union européenne, en Turquie et aux États-Unis.
Sept de ces unités, dont une appartenant à l'Italien Finbeta SpA, auraient dû être démantelés dans une installation agréée par l'UE comme l'exige le règlement. En 2022, 49 navires ont été démantelés à Aliağa, en Turquie, qui compte six sites agréés par l'UE (deux lui ont été retirés, Şimşekler et Işıksan).
« Cette réalité exige l'introduction et l'application de mesures qui tiennent les véritables propriétaires des navires pour responsables dans leurs propres juridictions, quels que soient les pavillons utilisés et les ports de départ pour la démolition », revendique Ingvild Jenssen.
Le porte-avions Sao Paulo, un cas d’école
Les organisations de la société civile se sont massivement mobilisées au cours de l'été dernier pour empêcher notamment l'importation du porte-avions Sao Paulo, ex-Foch, qui a finalement été sabordé le 3 février à 349,5 km des côtes brésiliennes, à la limite de la Zone économique exclusive (ZEE).
« La licence d’exportation de l’ex-Foch en 2000 précisait que les conditions de son démantèlement devaient être autorisées préalablement par les autorités françaises. D’une certaine manière, la France est complice de cette catastrophe décidée et assumée par le Brésil », attaque l’association Robin des Bois, qui en appelle à une coopération internationale entre les pays d’Amérique latine et européens pour la réalisation d’un suivi environnemental de la lente décomposition de « cette méga décharge sous-marine ».
Ce bâtiment est un cas d’école. Racheté en 2000 par le Brésil, il est revendu au printemps 2021 à un chantier naval turc. Mais aucun port ne se montre disposé à l'accueillir pour le traiter, menacé un temps d’abandon en mer, il obtient enfin en 2022 l'autorisation pour être démantelé dans un chantier turc. Mais la Turquie revient sur ses engagements tandis que le navire est en route. Dans un état de dégradation avancé, il ne sera plus autorisé à accoster au Brésil. Il va donc – loin d’être un cas particulier – erré en mer, non loin des côtes brésiliennes, jusqu’à ce que les autorités décident de le couler.
Prise de conscience sociétale
Les associations veulent néanmoins voir dans la prise de conscience sociétale, la montée en puissance du concept d’économie circulaire et le durcissement des réglementations environnementales, une opportunité pour transformer le secteur du recyclage des navires. « D'ores et déjà, des politiques visent à accroître l'accès à la ferraille pour la production d'acier vert, en y associant des mesures destinées à encourager le recyclage des navires durable. Les Émirats arabes unis, par exemple, ont adopté une règle interdisant le démantèlement sur les plages et met en œuvre des politiques attractives pour un recyclage en cale sèche. De son côté, le Green Deal de l'Union européenne pousse les grandes entreprises sidérurgiques à explorer les moyens d'intégrer le recyclage des navires dans leur chaîne de production », rassure l’ONG, qui croit aussi aux technologies.
« Des solutions propres et sûres sont déjà disponibles, grâce à la robotique, aux technologies de découpe au jet d'eau, pour garantir des pratiques plus sûres sans perdre en compétitivité », ajoute Ingvild Jenssen, qui appelle les armateurs, « en particulier les grandes compagnies de porte-conteneurs qui auront de nombreux navires à mettre au rebut en 2023 », à soutenir cette transition verte.
Adeline Descamps
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