« May you live in interesting times » (« Puissiez-vous vivre à une époque intéressante »). La formule dont la paternité revient au flegme britannique mais que la légende prête à la sagesse chinoise n’est pas à prendre au pied de la lettre de l’académie française. Les Britanniques s’en servent surtout pour souhaiter le pire à celui à qui il l’adresse. En l'occurrence, ils leur souhaitent des moments difficiles.
Est-ce un temps qui s’ouvre pour le conteneur ? Les indicateurs qui tendraient à le prouver s’amoncellent. Ils viennent se cogner à une nouvelle réalité pour le conteneur dont la conjoncture s’est brutalement retournée après un intermède de près de deux ans de taux de fret à défrayer l’histoire du secteur. Les armateurs s’époumonent à dire qu’il s’agit d’un « atterrissage en douceur ». Pour autant, tous les indicateurs dansent la gigue, suggérant davantage l’appontage en force majeure que l’amerrissage dans une mer d’huile.
Des taux et des taux : toute hausse passe pour une curiosité
Les taux de fret spot ont en effet bien dévissé, de 77,4 % depuis leur pic du 7 janvier, pour s’estimer à présent autour de 2 500 $ par conteneur de 40 pieds entre Shanghai et l'Europe du Nord contre 2 000 $ avant le Covid. Pour la première fois depuis environ deux ans, le prix d'un conteneur standard est inférieur à 5 000 $. Hapag-Lloyd et CMA CGM soutiennent même que l’on serait déjà revenu aux niveaux de 2019.
Faute d’être consensuels car ils ne reflètent pas les taux réels, les différents indices de taux spot servent néanmoins d’aiguillons à la direction générale des prix. Selon sa dernière évaluation, l'indice mondial de Drewry avait encore baissé de 9 % dans la semaine du 11 novembre pour s’établir à 2 773,49 $ par conteneur de 40 pieds (FEU).
Les taux de fret sur les axes Shanghai-Rotterdam et Shanghai-Gênes s’affichent désormais à 3 126 $ et 3 494 $ par FEU respectivement. De Shanghai vers New York, les prix sont en baisse de 343 $ mais encore perchés à 5 351 $. Entre Shanghai et Los Angeles, là où ils pouvaient atteindre 15 à 20 000 $ il y a encore un an, ils sont passés sous la barre des 2 500 $ (2 262 $), ayant encore perdu 4 % de leur valeur ces derniers jours.
Depuis Rotterdam vers New York et vers Shanghai, le retrait s’est limité à 1 % il en coûte encore 7 336 $ pour acheminer sa boîte de l’autre côté de l’Atlantique. Toute hausse passe pour une curiosité. Ainsi, de Los Angeles vers Shanghai, les prix se sont ressaisis (+ 2 %, à 1 186 $/FEU).
Un repli toutefois plus contenu
Grande volatilité. La semaine précédente, le repli hebdomadaire avait été pourtant marginal (3 %) d’une semaine à l’autre, soit une centaine de dollars. « Il s'agit d'un changement important par rapport aux tendances récentes. Entre la mi-août et la mi-octobre, la baisse se chiffrait en moyenne à 468 $/FEU d’une semaine à l’autre. La plus forte chute a été enregistrée le 8 septembre : 780 $/FEU », s’étonnait le consultant britannique.
Et cette semaine-là, tous les indices accordaient leur violon. En baisse de 3 % également, l'indice quotidien Freightos Baltic (FBX) s’était aussi stabilisé autour de 2 500 $ par FEU entre la Chine et la côte ouest-américaine et à 5 713 $ par EVP, côté est-américain.
Alors que le rythme baissier avait été supérieur à 10 % tout au long du mois de septembre (sur une base annuelle), le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI), composé des taux spot pour les conteneurs au départ de la Chine, était en repli en moyenne de 3,3 % en octobre.
La demande en capilotade
Dans le même temps, la demande de transport de conteneurs sur les échanges Est-Ouest a chuté de 10 % depuis le mois d'août selon le Container Trades Statistics (CTS). Les transporteurs ne sont pas tous d’accord sur les raisons de ce décrochage subit, qui, après avoir lentement glissé, a dévalé d’un coup.
Rolf Habben-Jansen se demande par exemple si elle est uniquement conjoncturelle – à savoir liée à des stocks des entreprises qui n’ont jamais été aussi élevés tant aux États-Unis que dans l'UE et dont les raisons sont renseignées (les entreprises ont anticipé leurs commandes pour sécuriser leurs approvisionnements, expliquant en partie les résultats encore fabuleux des transporteurs de conteneurs au troisième trimestre) – ou si elle est plus structurelle, liée à un cumul de facteurs négatifs : hausse des taux d’intérêt dont le pouvoir de sape de la consommation est connu, inflation élevée et prolongée, érosion de la confiance des consommateurs et des entreprises et non des moindres, tensions géopolitiques.
Il est fort probable que la baisse des volumes reflète la nécessité pour les entreprises de réduire leurs stocks et d'ajuster les importations en cours à la baisse prévue des ventes. Mais c’est sans doute le cumul de ces éléments qui a exercé une forte pression sur les taux du fret, convient-il.
Des avis divergents sur les raisons du décrochage de la demande
« L'Europe est avant tout l'homme malade du monde, mais l'Europe est aussi une économie gigantesque, et avec les États-Unis, nous pouvons facilement entraîner le monde entier dans une récession », s’est inquiété le PDG Søren Skou à l’occasion de la présentation des résultats du troisième trimestre, qui a revu à la baisse ses prévisions pour 2022 concernant le marché des conteneurs. Le numéro deux mondial du secteur projette dorénavant un ralentissement compris à +/- 2/4 % alors qu’il était précédemment estimé à +/- 1%.
Lors des Assises de l’économie de la mer (AEM), le PDG du troisième armateur mondial de porte-conteneurs, et néanmoins français, restait très serein. Rodolphe Saadé n’a en effet laissé transparaître aucune inquiétude particulière même si la « période faste qui a démarré mi-2020 a touché à sa fin depuis quelques mois ». Á l’analyse des flux, « avec la guerre en Ukraine, il semble que l’Europe soit plus impactée par l’inflation qu’ailleurs. Nous nous attendons à ce que la crise dure ».
Le dirigeant voit même des frémissements aux États-Unis, à l’origine de la fortune des transporteurs maritimes de conteneurs depuis août 2020. « Le pays se remet déjà à consommer après un trou d’air. Il devrait échapper à la récession », pointe le dirigeant, qui ne voit pas de catastrophe industrielle à l’horizon, absolument pas « pour l’instant ».
Estimer la croissance, terrain mouvant
Difficile d’établir le plan du match quand le poteau du but change en permanence. Si l’Europe est un grand corps malade pour l’armateur danois Maersk, le monde dans son ensemble ne va pas bien. À commencer par la Chine, source de préoccupations majeures, en l’occurrence pour la plupart des grandes institutions financières, qui n’ont de cesse de revoir leur copie pour ajuster leurs prévisions.
Dernière expression en date, après le FMI, la Banque mondiale, l’OMC…Barclays remet son ouvrage sur le fil et réduit ses prévisions de croissance mondiale pour 2023, prévoyant la plus faible croissance depuis quatre décennies. La banque britannique estime désormais la croissance mondiale à 1,7 % l’an prochain contre une précédente projection à 2,2 % alors qu’elle devrait s’établir à 3,2 % cette année.
Barclays s'attend à ce que les économies développées se contractent tout au long de 2023, les récessions au Royaume-Uni et dans la zone euro débutant respectivement au troisième et au quatrième trimestre de cette année. Elle anticipe notamment une croissance inférieure au consensus de 3,8 % en Chine. Selon ses analystes, les exportations chinoises devraient baisser de 2 à 5 % en 2023, alors que des perspectives antérieures faisaient état d’une croissance de 1 %.
Il faut remonter à 2016 pour trouver trace dans les données douanières d’un tel camouflet. Les exportations avaient bondi de 29,8 % (en valeur) en 2021, après une hausse de 3,6 % en 2020. Mais le rythme de la croissance a ralenti cette année, à 12,5 % sur les neuf premiers mois de l’année.
En Chine, le secteur immobilier chinois et les industries qui en dépendent contribuent à environ un quart du PIB. Or, le marché de l'immobilier s'est effondré au cours des deux dernières années et le ratio de la dette des ménages chinois par rapport au revenu disponible a dépassé ces dernières années celui observé aux États-Unis dans les années qui ont précédé la crise financière de 2008.
La banque japonaise Nomura a également ramené ses prévisions de 5,1 à 4,3 % tandis que Goldman Sachs projette un PIB en hausse de 4,5 % après l’avoir estimé à + 5,3 %.
Plus de soutiens à une reprise des taux de fret ?
Les opérateurs de la ligne régulière se retrouvent ainsi avec des volumes inférieurs à ceux de 2019 mais avec une flotte qui a augmenté de 12 % alors que le carnet de commandes devrait encore ajouter près de 10 % de capacité en 2023, et en plus de mauvaises perspectives pour l'économie mondiale.
Selon MS Transmodal, pas moins de 130 porte-conteneurs d'une capacité de transport d'environ 731 000 EVP ont été mis en service au cours des neuf premiers mois de 2022. Dans le même temps, des commandes ont été passées pour la construction de 293 unités (1,8 MEVP). L’année 2021 s’était déjà matérialisée par la commande de 621 navires (3,9 MEVP). D’ici 2025, l’équivalent de la capacité de CMA CGM, Cosco et Hapag-Lloyd réunis va ainsi déferler sur le marché. C’est dire que l’augmentation nette de la capacité effective estimée à plus de 10 % doit composer avec une demande évaluée à moins de 2 %.
Timidité sur les blank sailing ?
Paradoxalement, les armateurs manient avec parcimonie la taille dans les services. Si Maersk estime que 15 % de la capacité Asie-Europe et Asie-États-Unis a déjà été supprimée, Rolf Habben Jansen, CEO de Hapag-Lloyd, a reconnu lors de la conférence de presse qui a suivi la présentation des résultats du troisième trimestre « ne pas avoir retiré beaucoup de capacité jusqu'à présent. Notre priorité en ce moment est de remettre tous les navires en position ». La congestion portuaire s'atténuant, les programmes des compagnies ne pas encore revenus à la normale. Une fois que les horaires seront rétablis, indique-t-il, la capacité sera réduite si nécessaire, par mesure d'économie.
Selon Alphaliner, au 7 novembre, la capacité des porte-conteneurs inactifs représentait 4,8 % de la flotte totale de porte-conteneurs, ce qui constitue une légère augmentation par rapport aux 4,6 % enregistrés fin octobre.
Globalement, la capacité de la flotte inactive a connu une légère hausse de 52 465 EVP au cours des deux dernières semaines, pour atteindre 1,23 MEVP, soit 284 navires retirés des services, dont 186 navires (745 999 EVP) en cales sèches.
Quoi qu’il en soit, les blank sailing n’ont pas permis d’éviter la déroute des taux de fret alors qu’ils ont été mis en œuvre durant les deux mois où la chute s’est accélérée. Ce qui fait dire à certains analystes que les compagnies n’ont que trop tardé à y venir.
Désarmer et/ou supprimer les services
Les transporteurs sont en mesure de maintenir un équilibre serré entre l'offre et la demande de fret en ajustant les capacités mais l'équilibre entre l'offre et la demande est tellement critique, pour Drewry, « que le défi est énorme pour faire disparaître cette surcapacité à moins d’un tour de magie ». Quand bien même les réglementations EEXI et CII pourraient absorber jusqu'à 10 % de la flotte en 2023, en envoyant un certain nombre à la casse.
À moins que les marchés ne se reprennent positivement, les transporteurs vont devoir choisir entre désarmer toujours plus et/ou se résigner à voir les taux de fret évoluer rapidement vers le bas, fait-il valoir.
La vraie question ?
Finalement, pour savoir à quel niveau les taux de fret vont atterrir, la vraie question qui remplace toutes les autres n’est-elle pas : jusqu’à quel niveau les compagnies accepteront-elle de voir baisser leurs recettes ? ou autrement dit : à quel niveau placent-elles le curseur de leur rentabilité commerciale ? C’est peut-être à cet endroit que se fixera la « nouvelle normalité » des taux de fret.
« Nous avons mis un peu d’argent de côté », rappelait Rodolphe Saadé lors des AEM à Lille il y a quelques jours. Les armateurs en ont sous le pied en effet. Selon les estimations, les dix ou douze premiers de cordée de la ligne régulière devaient collectivement dégager autour de 270 M$ de bénéfices cette année après près de 200 Md$ l’an dernier. Ils peuvent donc encore laisser le marché faire avant d’actionner l’habile stratégie de gestion de capacités qu’on leur prête.
Adeline Descamps