Les histoires de marques, c'est toujours une idée, souvent un état d’esprit. Mais c’est d’abord un moment où il faut incarner une stratégie. « L’image de notre groupe et de sa communication ont toujours accompagné son développement et son ambition. Notre nouvelle signature incarne la vision stratégique de Rodolphe Saadé », pose Tanya Saadé Zeenny, directeur général délégué et actionnaire du groupe familial. « Notre signature Better Ways est une invitation à agir, la conviction que des solutions plus innovantes, plus responsables des êtres humains et de la planète sont possibles », souligne-t-elle pour donner corps à la promesse « d’un transport maritime et d’une logistique réinventés. »
Déjà dépassée la précédente signature du groupe qui datait de 2017, année où Rodolphe Saadé a pris la barre de l’entreprise fondée par son père ? La communication du groupe, qui apparaissait alors très « centrée clients » (« customer centric ») était incarnée par un porte-conteneurs propulsé dans l’espace avec pour signature « Shipping the Future » traduisant l’idée d’aller « au-delà de l’imaginable pour les clients afin de leur offrir des solutions toujours plus innovantes ».
Pas vraiment obsolète mais plus vraiment adaptée à la stratégie du groupe, nous répond-on, avec une lecture insuffisamment tournée vers la vision des échanges internationaux que porte Rodolphe Saadé : une autre façon de penser le transport maritime, une façon différente d’organiser la logistique « plus efficace », « plus résiliente », « plus responsable ». Ce que vient surligner une adresse en forme d’interpellation, largement empruntée ces derniers mois : « making supply chain more sustainable every day ».
Logistique intégrée, à valeur ajoutée, responsable et humaine
« Better Ways ». La neuvième identité visuelle de CMA CGM, traduite par l’agence de design parisienne en création d'identité Brandimage SGK (Air France, Club Med, Accor, LVMH, Monoprix…) et Havas France, porte plusieurs engagements : une offre plus adaptée et intégrée avec le transport maritime, terrestre et aérien (grâce à sa filiale CEVA Logistics et sa récente division CMA CGM AIR Cargo) ; une « gamme de services à valeur ajoutée » qui s’appuie notamment sur « l’innovation et la digitalisation, l’investissement en R&D et dans les solutions IoT, d’intelligence artificielle et de blockchain pour faciliter l’expérience client » ; « la neutralité carbone à l’horizon 2050 grâce au développement des meilleures alternatives disponibles (GNL, biométhane et biofuel) ; et des engagements à l’égard de son personnel (via notamment la CMA CGM Academy) et envers la société avec la Fondation CMA CGM qui se structure « autour de deux grandes familles d’action » : l’humanitaire (son savoir-faire métier au service de causes à l’image de ce qui a été fait pour le Liban ou l’Inde) et l’éducation (incubateur Le Phare notamment).
Le visuel qui accompagne cette nouvelle griffe se structure autour d’un triptyque rappelant le code couleur tricolore et qui traduit la « croissance responsable » et la capacité à proposer « une offre complète et intégrée » avec la logistique. Le plan de communication accompagnant cette nouvelle identité n’a pas été détaillé. Pas davantage, son budget. En 2017, un adhésivage hors cadre de 530 m2 avait habillé la façade du siège, la tour asymétrique dessinée par l'architecte Zaha Hadid, qui surplombe la cité phocéenne depuis 2010. La communication, dirigée vers les collaborateurs, avait été déclinée et mise en scène dans les 650 filiales et bureaux commerciaux du groupe.
Compte tenu de la dépendance actuelle à la mondialisation, les chaînes logistiques devront être repensées dans un mode plus résilient »
Une vision de l’après-Covid
Les histoires de marques, c'est donc l’incarnation d’une stratégie. Et celle du moment est particulière pour le groupe français, numéro trois mondial du transport maritime de conteneurs, alors que son PDG est dans son quinquennat. Durant l’année 2020, année de pandémie planétaire, le dirigeant avait profité du grand débat sur la dépendance du monde aux importations chinoises pour poser dans les médias et ailleurs les jalons d’une réflexion pour l’après-Covid dont le secteur du transport et la logistique ne pourrait pas faire l’économie, estimait-il.
Il osait alors, sans doute de façon précoce ou prématurée, prononcer des mots qui, il y a peu de temps encore, auraient eu un effet de repoussoir. En évoquant une « mondialisation à outrance », un « commerce mondial plus équilibré », une « relocalisation de la production de biens stratégiques », il s’attaquait d’une certaine manière à un dogme, celui qui a permis la fortune du roi des mers, ces porte-conteneurs que sa société exploite et qui règnent sur les lignes transcontinentales dont celle de l’Asie-Europe, alors la plus lucrative.
Dans une vidéo à l’adresse de ses clients, il avait ensuite récidivé. « Compte tenu de la dépendance actuelle à la mondialisation, les chaînes logistiques devront être repensées dans un mode plus résilient. Elles devront être en mesure de s’adapter plus rapidement à des changements de consommation brutaux. La digitalisation devenue essentielle aura un impact majeur tant sur les flux logistiques que sur la façon d’interagir entre nous. »
Dire que les propos de l’armateur français ont détonné lorsqu’ils ont été tenus serait abusif. Nombreux sont les dirigeants qui ont vanté les vertus d’un monde plus vert en 2020. Il n’était pas non plus isolé dans sa vision d’une mondialisation éculée. Les détracteurs de la libéralisation internationales des échanges ont même retrouvé de la voix à la faveur de cette crise sans équivalent. Mais dans le landerneau du transport maritime, peu ont posé les débats en ces termes.
La transition pragmatique
Dans un entretien au Figaro, il dira aussi que la crise l’a conforté dans ses choix stratégiques, ceux d’un transport plus respectueux de l’environnement. Durant ses premières années de mandat, le fils du fondateur Jacques Saadé a imprimé sa marque à cet égard. Outre quelques engagements complaisants (le refus de traverser l’Arctique, un engagement gratuit car un non-sens économique quoi qu’il en soit), ses débuts en tant que PDG portent le sceau d’un engagement en faveur de navires au GNL, dont l’ADN environnemental n’est pourtant pas optimal. Mais il a toujours opposé au bilan inopérant du gaz naturel pour traiter le CO2 son immédiateté opérationnelle, en sus de répondre aux polluants mis au ban par la réglementation IMO 2020 sur le soufre.
Il a pris des risques, y a engagé des deniers, est resté longtemps isolé dans ce choix avant d’être rejoint très récemment par d’autres armateurs mais de façon timorée, en commandes limitées ou en affrètement. Chez CMA CGM, la main n’a pas tremblé. Le nombre de porte-conteneurs au GNL s’élèvera, lorsque toutes les unités seront livrées, à 44 (avec Containerships, sa filiale intra-européenne) dont plusieurs séries de pleine propriété.
En somme, en tant qu’alternative aux énergies noires, Rodolphe Saadé la reconnaît volontiers imparfaite mais suffisamment éprouvée pour servir un objectif de « transition pragmatique ». Le sablier est enclenché pour l’industrie du transport maritime, assignée par l’ordre mondial des choses à se désintoxiquer progressivement mais radicalement des énergies fossiles entre 2030 et 2050. C’est la durée de vie d’un navire. C’est donc maintenant que se décident les renouvellements de flotte.
« On a le droit de ne pas être d’accord avec moi mais mes décisions sont motivées par l’urgence climatique »
Des visions qui s’opposent
Il doit d’ailleurs sans doute sa relative et récente notoriété internationale à son parti pris en faveur du GNL qui a fini par polariser tous les débats sur la décarbonation du transport maritime. L’armateur français profite des vitrines médiatiques pour éclairer ses choix et accessoirement, répondre à ses détracteurs dont fait partie Søren Skou. Le PDG de Maersk a banni de son champ des possibles le carburant en raison d’un bilan qu’il estime catastrophique en well to wake (chaîne complète) pour lui préférer des alternatives plus lointaines (méthanol, hydrogène) mais plus radicales. Il le dit frontalement.
Rodolphe Saadé défend pour sa part l’idée d’agir concrètement dès à présent plutôt que d’attendre les révolutions de la propulsion qu’offriront sans doute l’hydrogène et le méthanol. Mais sans garantie et à quel horizon ?
« On a le droit de ne pas être d’accord avec moi », indiquait Rodolphe Saadé, un des invités d’honneur du Movin’On, sommet de la mobilité durable qui s’est tenu le 1er juin. Les alternatives n’existent pas aujourd’hui. Elles seront disponibles au mieux dans une dizaine d’années. Le temps des promesses est échu. Il faut désormais agir, et rapidement, avec les options énergétiques de transition actuellement accessibles ! »
Donner des gages
Le groupe français n’a eu de cesse ces derniers mois de montrer patte verte en s’affichant au rendez-vous de l’agenda international sur le climat avec même plusieurs tentatives pour contester un leadership dans les débats sur ces questions, celui de la maison danoise Maersk. Le leader mondial du transport maritime de conteneurs s’est toujours montré assez dirigiste dans les réflexions autour des réglementations internationales.
Ces derniers temps, Rodolphe Saadé donne de la voix, est invité à s’exprimer dans des colloques et sommets mondiaux, donne des gages aux pouvoirs publics sur ses engagements environnementaux, s’alloue une responsabilité d’exemplarité RSE en tant que troisième armateur mondial portant les couleurs du drapeau français… Et, à l’instar de son homologue Søren Skou chez Maersk qui initie tous azimuts les coalitions en faveur du développement des énergies de demain (Getting to zero), le Français a embarqué à ses côtés neuf grandes entreprises internationales dans une coalition « éco-énergétique » (Amazon Web Services, Engie, Faurecia, Michelin, Schneider Electric, Total, Wärtsilä, Carrefour, Crédit Agricole, le Cluster Maritime Français…).
Lancée en décembre 2019 à l’occasion des Assises de l’économie de la mer, elle a été adoubée par le président de la République Emmanuel Macron. Objet : mutualiser de la R&D pour développer à brève échéance les alternatives aux énergies fossiles dans l’industrie du transport et de la logistique.
Rodolphe Saadé embarque neuf grandes entreprises internationales
Si les clients veulent un meilleur service, ils devront le payer »
Le prix à payer pour le transport ?
Enfin, il a lancé un autre débat qui a du sens aujourd’hui au regard du « moment » avec un système de transport en surchauffe, grippé dans sa belle mécanique en raison des désorganisations consécutives à la pandémie.
Le prix à payer pour le service du transport maritime a occupé un temps des échanges qu’il a eus avec Peter Tirschwell, le vice-président Maritime & Trade de IHS Markit, dans le cadre de la grand-messe du transport maritime du conteneur, le TPM 2021, qui s’est tenu en mars sur le thème « Redéfinir le futur »,
« Si, à l’avenir, les chargeurs veulent un service, ils devront le payer », disait en 2010, triomphant, Gianluigi Aponte, le fondateur de MSC. « Si les clients veulent un meilleur service, ils devront le payer », explique dix ans plus tard Rodolphe Saadé, tout aussi décomplexé. Enfin, les transporteurs gagnent-ils de l’argent, osait-il alors que le conteneur était abonné depuis des années aux taux de fret en basses eaux.
Un prix, un service
Il avait alors repositionné les débats à un autre niveau, autour de la vraie et seule question qui reste à traiter : quel est le prix d’un service de transport maritime ? Peut-être pas à plus de 10 000 $ le conteneur comme aujourd’hui mais pas non plus à 100 ou 150 $ la boîte comme certains anciens disent l’avoir connu. « Aujourd'hui, la période est exceptionnelle avec des taux extrêmement élevés, mais il faut comprendre que ne pouvons pas toujours perdre de l'argent, et cela a été le cas pendant de nombreuses années (…) nous pensons qu'un prix décent doit être convenu, sinon nous aurons des problèmes ».
Certes, le moment était alors judicieusement choisi pour évoquer une douloureuse mais nécessaire revalorisation du service de transport maritime, alors que le TPM est aussi le lieu où les transactions sur les contrats à long terme avec les clients aboutissent ou achoppent. « Certains clients diront qu'ils ne veulent pas renégocier chaque année et veulent un contrat pluriannuel. D'autres préfèrent s’en remettre au marché. Nous nous adapterons à leurs choix mais nous ne pouvons pas travailler gratuitement ». Il considère « naturel » d'avoir des « discussions difficiles avec les clients sur ces questions » mais « c'est le résultat final qui compte. » À savoir, un prix et un service. Ce qui coince aujourd’hui et qui doit être désamorcé.
Adeline Descamps