Pendant des années, le scénario de l’affrontement entre mastodontes de la commission de transport et de l’armement de navires a animé la scène médiatique. Après deux années au cours desquelles les exploitants de porte-conteneurs ont rempli les caisses, cette bataille-là n’a en réalité pas été livrée. Les transporteurs maritimes se sont royalement servis.
Les incursions des grandes compagnies de ligne dans la commission de transport – CMA CGM avec la reprise de l’entité Bolloré Logistics, MSC avec son offre sur Clasquin, Maersk et son supposé intérêt pour DB Schenker –, témoignent de la détermination de certaines à investir la supply chain en mode air-mer-terre voire de se réapproprier la connaissance des flux des clients finaux, les chargeurs, que seuls maîtrisent aujourd’hui leurs clients intermédiaires, les commissionnaires de transport.
Les grands faiseurs de la logistique n’ont jamais craint la concurrence de leurs prestataires de services maritimes. Ils s’en sont même souvent moqués, balayant l’idée qu’ils puissent avoir un jour des prétentions dans ce domaine d’un revers de bons mots qui claquent dans les médias pour stigmatiser leur manque d’expérience. Les affaires deviennent plus sérieuses depuis que les armateurs, qui ont, eux, des navires, ont les moyens financiers d'étendre plus rapidement leur zone d’influence et élargir leur rayon d'action.
Des sommes folles
Plus de 15 Md$ chez Maersk, plus de 20 Md$ chez CMA CGM, sans doute bien plus de part et d’autre, car toutes les prises dans le domaine de la logistique n’ont pas été matérialisées par une valeur.
Maersk et CMA CGM ont englouti une grande partie de leur cassette accumulée pendant la pandémie en acquisitions pour servir leur stratégie de logistique intégrée.
L’intérêt de MSC pour le commissionnaire Clasquin laisse à penser que l’armateur suisse s’inscrit dans une démarche similaire. Les doutes persistent néanmoins sur les réelles intentions du groupe italo-suisse à aller plus avant, apparaissant jusqu’à présent plus affairé à étoffer ses capacités sur l’eau qu’à tisser un maillage terrestre ou aérien. Le leader mondial pourrait bien être dans un entre-deux. À ce stade, du moins, ses investissements à terre semblent d’abord et avant tout servir ses intérêts maritimes. Ou du moins, ils n’en sont pas totalement connectés.
Le patrimoine logistique et portuaire de Bolloré partagé
Toutes les acquisitions n’ont pas la même valeur, surtout si on les considère sous le prisme français. De ce point de vue, les opérations à impact demeurent celles opérées entre grands groupes familiaux, qui auront vu les Saadé et Aponte se partager deux gros morceaux du lourd patrimoine portuaire et logistique des Bolloré. Les héritiers de l'empire construit par leur illustre ascendant, Vincent Bolloré, cardinal du cash flow et prince des affaires, réalisent deux faramineux coups financiers en empochant près de 10 Md$.
CMA CGM : l'acquisition capitale
La compagnie marseillaise aura déboursé 4,65 Md€ pour ce bout de Bolloré, qui représentait, lors de l’acquisition à la fin de l’année 2022, 34 % du chiffre d’affaires du groupe familial (20,67 Md€ en 2022) et 578 M€ en matière de résultat opérationnel ajusté (Ebitda), mesure étalon dans la commission de transport. L’activité convoitée par CMA CGM fait partie des 15 premières entreprises du secteur, avec 390 000 t traitées en aérien et 710 000 EVP en maritime. Avec cette transaction, l’armateur marseillais fait un pas de géant dans sa stratégie visant à gérer les flux de bout en bout.
Il met la main sur une toile mondiale maillée-serrée autour de grands hubs intercontinentaux aérien et maritime, avec un réseau de 358 agences dans 63 pays et près de 1 million de m2 d’entrepôts.
Avec cet apport, Ceva Logistics, l’ex-commissionnaire suisse que CMA CGM avait sauvé en 2018 de la convoitise du danois DSV, est de taille à se hisser parmi les cinq grands du secteur derrière DHL, Kuehne+Nagel, DSV et DB Schenker.
Finalement, en peu de temps, le troisième acteur de la ligne régulière aura consolidé un pôle logistique puissant autour de sa filiale en l’étoffant par des opérations de croissance externe dans différents secteurs,
à l’instar du retail (CLS Ingram), de la logistique des véhicules finis (Gefco) ou encore de la livraison du dernier kilomètre (Colis Privé).
La combinaison des activités logistiques du groupe représente un chiffre d’affaires global de près de 24 Md$ sur la base de leurs résultats en 2022 (les recettes de Maersk dans le même segment, qui partage une approche similaire, atteignaient 14 Md$ à période comparable).
MSC, peu d'opérations mais à impact
MSC, le groupe aux accents italiens mais aux activités domiciliées en Suisse, n’a pas hésité à faire un chèque de 5,7 Md€ à la famille Bolloré pour s’offrir l’empire portuaire africain du groupe français, qui s’étend du Gabon (Owendo International Port) au Cameroun (Douala, Kribi) en passant par la Guinée (Conakry), la Côte d’Ivoire (Abidjan) et le Sénégal (Dakar).
Quand MSC, qui n’était alors que le numéro deux du secteur, a fait parvenir sa proposition, Bolloré Africa Logistics était présent dans 42 ports en qualité d’opérateur de terminaux portuaires (16 terminaux à conteneurs en Afrique centrale et de l’Ouest, soit 4,83 MEVP; sept installations ro-ro et trois ferroviaires), d’agent de lignes maritimes et de manutentionnaire de marchandises non conteneurisées. Mais c’est presque de l’histoire ancienne.
MSC sous le balcon de CMA CGM
Ces dernières années, les acquisitions de MSC dans la gestion de la chaîne logistique se sont faites en dehors de l’Europe, et plus particulièrement en Amérique du Sud. En cela, l’acquisition du commissionnaire lyonnais Clasquin détonerait. Et ce, sous le balcon quasiment du marseillais CMA CGM.
« MSC adopte une approche plus agressive en Europe. En France, il marche sur les plates-bandes de l’acteur local [Ceva logistics/CMA CGM, NDLR], tout comme il l’a fait sur le port de Hambourg avec Hapag-Lloyd », explique Peter Sand, expert maritime chez Xeneta, société dont l’indice suit les taux de fret.
Le spécialiste fait référence à une prise de participation polémique de l’Italien (49,9 %). L'entrée dans le capital du plus grand opérateur portuaire de Hambourg, Hamburger Hafen und Logistik (HHLA), dont Hapag-Lloyd est le principal client, a fait des vagues outre-Rhin, avec en chef de la meute, Klaus-Michael Kuehne, l’actionnaire principal de l’armateur allemand et de Kuehne+Nagel, un des leaders mondiaux dans la commission de transport.
Si l’opération Clasquin allait à son terme, MSC mettrait la main sur l’une des rares ETI française dans le secteur du freight forwarding. Elle lui offrirait une mise à l’échelle rapide et à coûts limités. En 2022, Clasquin a enregistré un chiffre d’affaires de 877,10 M€, dont 12 % réalisés sur le continent africain.
Connu pour sa diligence à préserver ses intérêts commerciaux avec sa clientèle de transitaires et commissionnaires, l’armateur MSC ne semble plus avoir les mêmes pudeurs.
DB Schenker, le grand dossier 2024
Ces mouvements ajoutent de l’animation à un secteur qui n’en manquait pas depuis qu’a été officialisée la cession de DB Schenker, le numéro quatre mondial de la commission à vendre pour 20 Md€.
Maersk vient de relancer la dynamique en laissant poindre son intérêt alors qu’il a toujours soutenu ne pas en avoir. Jusqu’à présent, l’armateur a opté pour des acquisitions de petite ou moyenne taille.
DB Schenker est un diamant brut. Le commissionnaire allemand est parmi les premiers mondiaux de son marché (DHL, Kuehne+Nagel, DSV Panalpina...) avec 1,9 MEVP, 1,32 Mt par avion et 725 entrepôts dans une soixantaine de pays (plus de 8 millions de m²).
Deutsche Bahn, la maison-mère, a enclenché la deuxième phase du processus de vente. La date pour la remise d’offres non contraignantes n’a pas encore été spécifiée. Mais la presse fait état de 25 manifestations d’intérêts.
La seule candidature qui ne fasse pas de doute est celle du transitaire DSV Panalpina. Alors que la cession n’était encore que spéculation, le Danois avait annoncé à la hussarde, dès l'été 2021, ses intentions. La société a en outre prouvé son appétit ces dernières années en lançant des OPA (pas toujours sollicitées comme celle avortée sur Ceva Logistics) sur ses concurrents pour se hisser très vite au plus haut niveau du podium.
MSC, un train d’avance ?
Les années 2021-2022 auront été celles du changement d’aiguillage. Les années 2024-2025 seront-elles celles de l’avènement ferroviaire ?
Sans équivoque, MSC, qui fut l’une des premières compagnies de ligne à développer des services ferroviaires en propre, compte sur le rail pour déployer une offre de transport combiné mer-rail.
Medlog, la filiale de commission de transport du groupe (12 MEVP par an transportés), à laquelle est rattachée la branche ferroviaire Medway avec ses 120 locomotives, est son cheval de Troie.
En fin d’année, dans une courte séquence temporelle, le leader mondial de la ligne régulière aura placé les premières pierres d’une grande incursion dans le rail, à la fois fret et passagers, avec trois opérations, une en Espagne et deux en Italie.
Sur les terres d’origine du groupe, Medlog a contracté avec les deux principaux opérateurs de trains italiens, la société ferroviaire privée Italo et l’acteur historique public Ferrovie dello Stato (Trenitalia). À eux deux, ils assurent une grande part du transport ferroviaire de passagers et de marchandises.
Avec Mercitalia Logistics, filiale de l’opérateur ferroviaire italien Ferrovie dello Stato, la filiale de MSC s’est engagée dans une joint-venture à
hauteur de 49 %. Objet : proposer « une alternative compétitive au transport routier sur l’axe Italie-Europe du Nord en développant le transport intermodal maritime et ferroviaire de marchandises à destination et en provenance des ports italiens et européens », indique en substance le groupe ferroviaire italien.
Début octobre, MSC avait déjà créé la surprise en signant un accord pour entrer à hauteur de 50 % au capital d’Italo, le premier opérateur privé de trains à grande vitesse.
Changement d'aiguillage
Dans le même temps, en Espagne, Medlog a été retenu à la suite d’un appel au marché lancé pour être co-actionnaire de la compagnie publique ferroviaire espagnole Renfe, aux côtés de la Renfe Mercancías, pendant espagnol de Fret SNCF.
Les pré- et post-acheminements par le rail représentent la moitié du trafic ferroviaire de marchandises en Espagne. De quoi susciter de l’intérêt, a fortiori auprès des grandes compagnies de ligne.
Cela n’a pas échappé à CMA CGM et à Maersk. CMA CGM a mis un pied dans le rail par la grande porte avec l’acquisition en juillet 2021 de Continental Rail, l’un des principaux opérateurs ferroviaires privés – avec traction – dans le transport de marchandises. De surcroît, ce dernier est bien positionné dans le transport intermodal de conteneurs entre les principaux ports espagnols.
Maersk est de son côté très actif depuis le port de Barcelone et avec Hutchison Logistics Synergy. L’exploitant de l’un des deux terminaux à conteneurs catalan vante ses installations ferroviaires desservies par une petite dizaine de services hebdomadaires, ses huit voies à double écartement qui autorisent des trains de 750 m et son niveau de connectivité (plus de 200 ports dans le monde desservis à partir de Barcelone).
Les deux partenaires ont démarré, en novembre, une liaison ferroviaire entre le terminal espagnol et Toulouse/Fenouillet, le hub ferroviaire géré par Naviland Cargo. La liaison est assurée en co-chargement avec Maersk et Naviland et s’appuie, pour la traction, sur les moyens de Captrain, filiale du groupe SNCF. Cette offre vers la France est complétée par Maersk, qui a lancé en solo un service de/vers Lyon à raison d’un départ par semaine dans les deux sens, par l’intermédiaire de sa propre société APM Spain Railways.
« Grâce aux nouvelles locomotives interopérables, les trains n’ont pas besoin de s’arrêter à la frontière franco-espagnole, ni pour un changement d’essieux ni pour un remplacement de la locomotive », assure Emilio de la Cruz, directeur général de la zone sud-ouest Europe chez Maersk. « Ces propositions permettent de réduire les temps de transit pour les marchandises importées et exportées dans les régions de Toulouse, Bordeaux et Lyon jusqu’à douze jours par rapport aux itinéraires traditionnels via les ports français ou nord-européens », assure-t-il.
Adeline Descamps
NDLR : Les infographies ont été construites sur la base des données disponibles. Elles ne prennent pas en compte les annonces de 2024.
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