Bâbord-tribord. Le projet de loi de finances 2025 (PLF), en débat à l'Assemblée nationale dans sa composante « recettes », n'en finit plus d'être détricoté. Le gouvernement a subi ces dernières heures de nouvelles estocades, y compris portées par sa propre et relative majorité. Le chantier de Michel Barnier ressemble de plus en plus aux douze travaux d’Hercule dont il a lieu de se demander si nettoyer les écuries d'Augias n’est pas plus urgent que ramener les pommes d'or des Hespérides. Pour autant, jamais les débats parlementaires n’auront été autant couverts et les choix politiques censés donner un budget à la France aussi scrutés.
La contribution temporaire devient permanente
Les députés ne se sont pas contentés ce samedi 26 octobre, lors de l’examen pour la sixième journée consécutive du budget, d’approuver la « contribution exceptionnelle sur le résultat d’exploitation des grandes entreprises de transport maritime plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires » selon la terminologie de l’article 12 du gouvernement, mais qui ne concerne en réalité que l’armateur français CMA CGM. Ils ont décidé de la pérenniser au taux de 5,5 % au-delà des deux seuls exercices budgétaires de 2025 et 2026 pour lesquels elle avait été initialement pensée de façon à rapporter 500 M€ en 2025 (taux de 9 %) et 300 M€ (taux de 5,5 %) en 2026 dans les comptes publics. Ils ont suivi en cela l’amendement de la députée écologiste Eva Sas, faisant fi de tous les arguments présentés ces derniers jours et débattus au sein de la commission des finances sur le caractère cyclique du transport maritime.
Au sein de cette instance, présidée par le LFI Éric Coquerel, le groupe Écologiste et Social (EcoS) avait déjà bataillé pour soutirer bien plus que demandé au fleuron tricolore dont les profits ont délogé ceux des traditionnels premiers de cordée, TotalEnergies et LVMH. Ceux qui s’opposent à cette simili taxation permanente, à commencer par le ministre du Budget Laurent Saint-Martin en personne, font valoir que le transport maritime, a fortiori dans le conteneur, est extrêmement cyclique dont le « résultat exceptionnel peut varier très fortement à la baisse ».
Caper la taxe au tonnage à 500 M€
Les députés ont également adopté un amendement du député socialiste de l’Eure (et vice-président de la Commission des Finances) Philippe Brun, qui prévoit de caper la taxe au tonnage, le régime fiscal dérogatoire dont bénéficie le secteur au niveau européen et mondial, à 500 M€. L'amendement a été voté ce jour par le Rassemblement national et la gauche, tandis que les députés censés soutenir le gouvernement ne se distinguent pas par leur assiduité aux débats. Les sièges du « socle commun » sont incroyablement clairsemés.
La proposition avait été également présentée mais pas retenue en commission des finances la semaine dernière. Il s’agit de maintenir la fiscalité dite avantageuse pour les « petits armateurs » et à plafonner le bénéfice de cette niche à 500 M€ pour la plus grande, « ce qui revient à protéger les premières mais à taxer la seconde, y compris à la protéger, elle, quand elle est en phase basse », avait alors expliqué le groupe socialiste à l’origine de la soumission.
« L'idée n’est pas inintéressante », avait convenu le rapporteur de la commission et député de la Marne (Liot) Charles de Courson. Mais elle est à replacer dans un cadre européen, avait-il balayé. La taxe au tonnage n'est en effet pas propre à la France. Elle est en vigueur au niveau européen (dans 22 des 27 pays de l’UE) et sur un plan mondial (86 % de la flotte mondiale est couverte par un régime similaire). « Si ce dispositif avait été mis en place depuis 2022, il aurait permis à la fois de garantir la compétitivité mondiale du groupe français et de rapporter 9 Md€ à l’État sur la période 2022-2024 », expose Philippe Brun.
Niche fiscale acceptable ?
Pour rappel, dans le transport maritime international, selon les pays, les entreprises peuvent bénéficier de régimes spécifiques au titre de leurs activités maritimes, telle la taxation au tonnage ou des systèmes similaires. Dans ce cas, elles peuvent choisir d’être taxées sur le tonnage net (montant fixe calculé en fonction du tonnage net mondial exploité ou EVP déployé) plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels. Selon les années, l’option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Les années en eaux basses, elles peuvent avoir à payer des impôts quand bien même elles ont enregistré des pertes. Ainsi, de 2003 à 2018, la taxation au tonnage a rapporté au budget de l’État plus que si les armateurs avaient été imposés sur les sociétés. Mais les années fastes, les impôts sont au plancher même si les bénéfices atteignent des sommets. Ils peuvent donc avoir à payer des centaines de millions de dollars quand leurs bénéfices s’expriment en milliards.
De 2010 à 2020, l’impact budgétaire de cette taxe a été en moyenne de 46,36 M€ pour l’ensemble des 57 armateurs français concernés, selon les données d’Armateurs de France et du Cluster maritime français. Selon la cour des comptes, cette « troisième des 476 niches fiscales françaises » aurait représenté un manque à gagner de 5,6 Md€ pour les comptes publics en 2023 et 3,8 Md€ en 2022. Mais cette explosion du prix à payer pour les finances de l'État est essentiellement liée à la flambée des taux de fret qui ont rempli les seules caisses de l'armateur de porte-conteneurs de Marseille.
« Si cette fiscalité avantageuse amène un avantage réel pour un groupe [au détriment des caisses de l’État, NDLR], son coût pour les finances publiques est extrêmement faible pour les autres compagnies. À 45 M€ par an sur une période moyenne de 2009-2019, c’est un niche fiscale acceptable, reconnaissent les parlementaires du groupe socialiste. Mais ce qui est inacceptable, c’est quand les superprofits amènent CMA CGM à payer 1 % d’impôt en 2022 et 2 % en 2023 », ajoutent-ils immédiatement.
Le cumul des deux impôts exceptionnels exigés à CMA CGM (en tant que grande entreprise et en qualité d'armateur) devrait revenir à charger ses bénéfices à hauteur de 19 % en 2025 et 14,6 % en 2026 (sur la base des revenus de 2023). Pour les grandes entreprises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 3 Md€ mais qui ne bénéficient pas de la taxe au tonnage, le taux de l’IS devrait être porté à 35,3 % en 2025 et à 30,15 % en 2026.
Un secteur trop invisible
Si le sujet passionne tant les médias aujourd’hui, rares sont ceux qui se sont intéressés aux années d'avant-covid quand les « surprofits » de CMA CGM n'était pas un sujet car il fut un temps où les navires étaient exploités en deçà de leur seuil de rentabilité. La fortune dans la durée reste à prouver au regard de l'analyse têtue des marges d'exploitation enregistrées depuis 2010 par neuf des plus grandes entreprises dans le transport maritime de conteneurs. Le regard sur l’évolution trimestrielle de l’indicateur phare du secteur – le bénéfice avant intérêts et impôts (Ebit) – éclaire sur sa réalité que les dernières années biaisent.
Sur la base des données d'Alphaliner, les 36 exercices entre 2010 et début 2019, ont été plus souvent dans le rouge (19 trimestres) que dans le vert. Durant cette période, les exercices bénéficiaires ont aligné une marge moyenne de 4,5 %, avec deux rares envolées, à 10,7 % et 16 % durant le deuxième et troisième trimestre 2010, le commerce mondial ayant été stimulé par les programmes de relance à la suite de la terrible crise financière de 2008-2009. Cette décennie aura d'ailleurs été marquée par un événement qui a traumatisé la communauté : la faillite de Hanjin, la première compagnie de transport maritime sud-coréenne, que l'on croyait invincible car l'une des plus importantes au monde. Elle sera liquidée en 2017, terrassée par un endettement de 5 Md$.
En 2018, les marges opérationnelles dans le conteneur ont évolué entre - 3,1 et 1,4 % selon les trimestres. En 2019, entre 1,7 et 2,4 %. En 2020, entre 2,6 et 24,5 %. Si le caractère exceptionnel de la période pandémique devait encore être prouvé, il ne doit plus l’être. En 2021, la rentabilité financière des neuf géants du conteneur a éclaté, les marges évoluant entre 38,66 et 55,4 %. En 2022, elles ont oscillé entre 57,4 et 33,3 %. Et en 2023, année d'un retour à la normalisation, entre 13,1 et - 3,8 %.
Autre enseignement de cette analyse au débotté réalisée par le JMM, entre la seconde partie de 2018 et la fin 2019, la marge moyenne n’a guère dépassé les 2 %. En revanche, dès la mi-2020, elle décolle (14,8 % puis 24,5 %) pour atteindre une moyenne de 36,1 % en 2021 et de 49,7 % en 2022 avant de chuter d’un coup en 2023. Cette année-là affichera un exercice négatif (- 3,8 % entre septembre et octobre), le premier pour l'industrie en cinq ans.
Toujours consentant, Rodolphe Saadé ?
Le PDG de CMA CGM, Rodolphe Saadé, s’est dit très rapidement, en amont des débats au palais Bourbon, consentant à une contribution exceptionnelle « pour redresser les finances publiques » du pays, mais pas à se voir supprimer la taxe au tonnage. Plus récemment, sans doute inquiet de la tournure des débats au parlement, il s’était montré toujours disposé, mais à condition qu'elle soit « limitée et juste ».
Il lui reste à espérer que la copie du gouvernement revue et corrigée par les députés soit réajustée par les sénateurs à moins que le texte n'aboutisse même pas au palais du Luxembourg. Si les députés ne parviennent pas à écluser dans les temps impartis (ce 26 octobre à minuit) les quelque 1 900 amendements restant à examiner, les débats reprendront le 5 novembre à moins que le gouvernement y mette un terme en activant l'article 49.3 de la Constitution. Mais dans ce cas, il aura la main sur les amendements qu'il compte garder.
Quoi qu’il en soit, CMA CGM comme Maersk, dont les services logistiques sont appelés à contribuer plus largement aux revenus du groupe, devraient se voir davantage obligés dans les années à venir par le « trésor public » que ceux qui ont choisi de se concentrer sur leur vocation initiale : armer des navires. Car si CMA CGM est imposé à un taux effectif d’imposition d’environ 2 % pour les activités maritimes, il est logé aux 27,5 % sur ses activités tirées de la manutention portuaire ou de la logistique comme tout groupe réalisant plus de 250 M€ de chiffre d'affaires. Dans son dernier bilan, la logistique contribuait déjà à hauteur de 32 % au chiffre d’affaires du groupe.
Adeline Descamps
Suppression de l'article relatif à la surtaxe temporaire des grandes entreprises
Ce 26 octobre, sixième jour de l'examen du bdget de 2025 dans sa partie « recettes », est une journée à surprises à l'Assemblée nationale. Le « socle commun », soutiens du gouvernement, ont voté avec le RN et les députés ciottistes en faveur de la suppression de l'article relatif à la surtaxe temporaire des grandes entreprises qui concerne 450 entreprises et dont il était attendu 8 Md€ en 2025 et 4 milliards en 2026. La gauche avait réussi via un amendement LFI à faire sensiblement monter les taux prévus.
De son côté, le chef de l'État, qui s'était manifestement astreint à une certaine neutralité depuis la nomination de Michel Barnier à Matignon, est sorti de sa réserve à l'occasion d'une réception à l'Élysée de 120 entreprises emblématiques du « Fabriqué en France ». « Il y a une bataille de cohérence et une bataille macroéconomique. Si on monte les impôts, on monte le coût du travail » a-t-il piqué, évoquant un problème de cohérence de politique macroeconomique.
Le président est à l'initiative de la fiscalité offensive opérée depuis sept ans à coups d'allégements massifs. Le gouvernement sortant a baissé l'impôt sur les sociétés de plus de 8 points (de 33 à 25 %) quand le nouvel exécutif entend le porter à 30 % pour les entreprises milliardaires et jusqu'à 36 % pour celles qui enregistrent plus de 3 Md€ de recettes.
A.D.
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