Parmi les nombreuses sanctions mises en place par l’Union européenne et le G7 contre la Russie en réaction à l'invasion de l'Ukraine en février 2022, l’entrée en vigueur du plafonnement des prix pour le pétrole brut est largement discutée et débattue. En raison notamment de son inefficacité avérée.
En instaurant cette sanction, qui fixait une limite de 60 $ le baril pour le brut, de 100 $ pour le diesel et le kérosène et de 45 $ pour le naphta et le fuel,
les pays du bloc occidental espéraient priver la Russie d’une partie de ses ressources pétrolières sans assécher les marchés qui provoquerait un choc sur les prix.
Avec les interdictions d'importation en Europe du pétrole depuis décembre 2022 et des produits pétroliers depuis février 2023, quelque 7,4 millions de barils par jour devaient être affectés.
De gré ou de force
La tactique était assez simple sur le papier : les acheteurs de brut russe ne peuvent pas accéder à un ensemble de services, parmi lesquels le transport maritime et ses prestations associées (contrôle de navigabilité, certifications essentiels pour l'assurance des navires et l'entrée dans les ports, transactions internationales), à moins que le pétrole n’ait été vendu à un prix égal ou inférieur au prix plafonné.
L'opération devait ainsi rendre inopérante la capacité de la Russie à exporter dans la mesure où les flux maritimes de pétrole russe dépendent en grande partie de services fournis par des sociétés basées dans le G7.
D'importants volumes de pétrole russe sont en effet transportés sur des navires appartenant à la Grèce et un très grand nombre des actifs russes sont assurés par l'International Group of P&I Clubs, basé au Royaume-Uni.
Le pays de Vladimir Poutine a en effet été contraint de trouver d’autres moyens pour maintenir ses volumes, sa marine marchande étant passablement insuffisante. La montée en puissance de la flotte dite fantôme (dont la propriété effective est opaque, dissimulée par le biais d'accords de société complexes) a permis de contourner les mesures « disciplinaires ».
Les vieux pétroliers, qui auraient dû partir à la casse, y ont largement contribué, s’offrant une retraite dorée. Les pétroliers de plus de 20 ans encore en activité ne représentaient que 1 % de la flotte mondiale de pétroliers avant la guerre et représenteront 11 % de la demande totale de navires-citernes d'ici à la mi-2025, assure la société de courtage Braemar.
Efficacité au regard d'une flotte fantôme en pleine expansion ?
Selon le Davis Center for Eurasian and Russian Studies (université de Harvard,) la capacité des navires clandestins couvrirait les 40 % des besoins d'exportation de la Russie mais le pays assurerait plus de la moitié, notamment en se concentrant sur des itinéraires courts afin d'avoir à mobiliser moins de navires.
La part du brut russe chargé sur des navires sous pavillon européen est, elle, tombée à environ 20 % en octobre, contre 35 % en juin, selon les données de la société d'analyse Vortexa.
« Le plafonnement des prix du pétrole brut russe introduit fin 2022 semble de plus en plus inapplicable compte tenu de la récente flambée des prix de l'Oural », assène la Banque mondiale dans son dernier rapport sur les perspectives des marchés des matières premières (Commodity Markets Outlook). « Il semble qu'en constituant une flotte fantôme, la Russie ait été en mesure de négocier en dehors du plafond ».
Flambée du brut de l'Oural
Le brut de l’Oural, référence du pays, actuellement cotée dans la tranche des 70 à 80 $ le baril, a dépassé dès juillet, les 60 $ jusqu’à atteindre les 80 $ en août tandis que le diesel dépassait aussi son plafond à 100 $.
Les recettes fiscales russes sur le pétrole auraient perdu 45 % de leur valeur entre janvier et août par rapport à la même période de l'année précédente, selon les autorités américaines. Les moyens économiques dont dispose la Russie ne sont pas pour autant affaiblis. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit que le PIB du pays augmentera de 1,1 % cette année (-0,5 % pour l'Allemagne, + 1 % pour la France).
Le boycott russe n’a pas eu lieu
Si les exportations de la Russie vers l'Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni et d'autres pays occidentaux ont chuté de 53 % entre 2021 et 2023, elles ont été largement remplacées par des ventes accrues (+ 40 %) vers la Chine, l'Inde, devenu le premier acheteur de pétrole russe, et la Turquie.
Pour décourager l’expansion de la flotte obscure, le bureau de contrôle des actifs étrangers du département du Trésor américain a annoncé la « deuxième phase du plafonnement des prix ».
Les analystes doutent néanmoins qu'elle puisse ralentir la croissance des navires opérant sous couvert et puisse rediriger plus de pétrole vers un canal de conformité. Notamment parce que le système repose sur une simple déclaration sur l’honneur que la cargaison est conforme à la réglementation sur les plafonds. Là où le bât blesse.
Coup de semonce ou tir à blanc ?
Pour la première fois depuis l'instauration du mécanisme en décembre, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), organisme de contrôle des avoirs étrangers (relevant du Trésor américain), a épinglé le 12 octobre, deux pétroliers pour avoir transporté du pétrole russe en violation du plafonnement tout en utilisant des services américains.
Il s’agissait de l’aframax Yasa Golden Bosphorus, exploité par Yasa Tankercilik ve Tasimacilik (flotte de cinq pétroliers), ainsi que du suezmax SCF Primorye. Le propriétaire de ce dernier est la société basée au Libéria Lumber Marine mais il est géré par Sun Ship Management, filiale de la compagnie pétrolière d'État russe, Sovcomflot. Deux navires identifiés comme des biens bloqués en raison d’une autre sanction.
Les pavillons enregistrés – les Îles Marshall et le Libéria –, sont gérés respectivement par le Liberian International Ship and Corporate Registry, société de droit américain, et International Registries Inc. Le Yasa Golden Bosphorus est par ailleurs assuré par le Britannia P&I Club, basé à Londres, tandis que l'assureur du SCF Primorye n'est pas identifié.
Deuxième salve
La semaine dernière, pour la seconde fois, en un mois, l’administration américaine a sanctionné trois autres pétroliers. Il s’agit du Kazan, enregistré sous la propriété de Kazan Shipping Inc., du Ligovsky Prospect, contrôlé par Progress Shipping Company et du NS Century, détenu par Gallion Navigation. Les trois aframax sont certifiés par l'Indian Register of Shipping (IRClass), société qui a en grande partie pallié aux services de certification assurés jusqu'alors par les grandes sociétés occidentales du secteur.
Selon le site web de l'IRClass, le Ligovsky Prospect et le Kazan, gérés par une société affiliée à la major russe SCF, ont été certifiés le 14 septembre et le 7 mai 2022 et le NS Century, sous la gestion de la dubaïote Sun Ship management, le 15 septembre 2022.
Selon les données de suivi des navires fournies par Kpler, les trois navires, battant pavillon du Liberia, se trouvent actuellement en Asie, deux en Chine tandis que le NS Century doit décharger (arrivée prévue le 25 novembre) du brut Sokol dans le port de Vadinar, dans l'ouest de l'État du Gujarat, pour le compte du principal raffineur du pay l'Indian Oil Corp (IOC).
Et ce n'est pas une première alors que l'IOC a signé un contrat annuel avec la major pétrolière russe Rosneft. Les trois pétroliers ont déjà déchargé le Sokol (extrait du gisement de Sakhaline-1) en Inde en septembre et deux d'entre eux ont fait le voyage en octobre, selon les AIS.
Les règles d'entrée dans les ports indiens ne disent rien sur l'entrée des navires soumis à des sanctions internationales. Pour l'instant.
30 armateurs sommés de s'expliquer
Cette intervention survient quelques jours seulement après que le Trésor américain a sommé 30 armateurs mondiaux de fournir « de plus amples informations » sur une centaine de pétroliers suspects.
Le Parlement européen a laissé entendre, pour sa part, qu’une réduction substantielle du plafond des prix n’était pas exclue et a remis sur la table la question des importations russes de gaz liquéfiés, GNL et GPL.
Parallèlement, selon le Financial Times, le Danemark, qui administre les principales voies maritimes ouvrant le passage de la Baltique, pourrait être mandaté par l’UE pour assurer l'inspection des navires suspectés d'être impliqués dans le commerce du pétrole sanctionné.
La Russie exporte un tiers de son pétrole vers les marchés mondiaux par voie maritime, depuis les ports de Primorsk et d'Ust-Luga, via le détroit danois.
Adeline Descamps
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