Dans la communauté portuaire, l’heure est au bilan et à la reconquête. Une tâche ardue : détacher un par un les clichés qui collent aux quais des Grands Ports maritimes français. Pour l’instant, les dispositifs sont avant tout commerciaux. Ristournes et rabais pour récompenser les clients restés fidèles. Remises tarifaires pour faire revenir ceux qui ont déserté. Est-ce que « les gestes commerciaux » suffiront cette fois ?
Les échanges furent à la hauteur de la réputation française, ce pays à l'intersection du culturel et du politique, où les batailles intellectuelles et passions françaises sont toujours prompts à enfiévrer les esprits. En l’occurrence, les bons mots et joues verbales y ont valsé. Les astuces procédurales et les 49.3 de dissuasion se sont affrontés. Le 12 février, la commission spéciale retraites à l'Assemblée a mis un terme à ses travaux, après 75 heures de discussion s’apparentant à un « Verdun de la politique, chacun dans des tranchées ». En dépit des 5 566 amendements examinés, les députés ne sont parvenus pas au bout des 65 articles du projet de loi ordinaire. À leur décharge, le projet de loi n’était pas venu seul. Quelque 22 000 amendements – un inédit constitutionnel depuis 2008 – avaient été déposés sur ce marqueur du quinquennat d'Emmanuel Macron qui doit accoucher d’un régime universel en lieu et place des 42 modèles actuels, dont ceux dits spéciaux. C'est donc la version du gouvernement qui sera examinée à partir de ce 17 février dans l'hémicycle. Plus de deux mois après le début des mouvements sociaux...
On rembobine
Entre temps, les ports ont eu le temps de « mourir » plusieurs fois. Depuis le 5 décembre, date à laquelle les dockers ont amarré les piquets de grève sur les quais, colère en bandoulière contre le projet de réforme de retraite, 14 jours (en cumulé et hors journées de débrayage plus ordinaires) d’opérations « ports morts » par session de 72 heures vont jalonner le passage d’une année à l’autre. Le concept, lancé par la Fédération nationale des ports et docks CGT (FNPD-CGT), a rencontré un certain succès. Il a été massivement suivi au Havre, à Marseille, Nantes-Saint-Nazaire, La Rochelle ou encore à Rouen. Il a en revanche moins fonctionné à Dunkerque, « la CGT n'étant présente que chez les éclusiers, les haleurs et chez le remorqueur Boluda », est-il justifié. Et surtout il a laissé peu de répit au fret.
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Les effets dominos vont assez vite se faire sentir. Dès le 20 décembre, MSC annonce « qu'il évitera, dans certains cas, les ports français ». Il ouvre la voie à d’autres. Les suppressions d’escales vont ensuite se multiplier. Les marchandises en souffrance colonisent les quais. Les entreprises ralentissent leur production en anticipation. Les industriels n’ont plus d’intrants faute d’approvisionnement en matières premières. À Anvers et à Zeebrugge, les cargaisons, initialement destinées au Havre, viennent s’échouer sur les terminaux à marée déjà saturés par l’activité naturelle du deuxième port européen.
À plusieurs reprises, les fédérations professionnelles représentant la vaste communauté portuaire siffleront la fin de partie. De façon concertée et interprofessionnelle ou pas. Pour désamorcer la gronde patronale, le gouvernement promet des reports d’échéances sociales ou fiscales, des étalements de créances, un remboursement accéléré de la TICPE… Il y a quelques mois encore, il leur promettait le Grand Soir du fret ferroviaire, une ambitieuse stratégie portuaire et un engagement : revenir dans le top 10 de la logistique mondiale.
Les bilans dressés
Les données sur les conséquences économiques se déversent à présent, tel un flux intarissable, mais dont il est impossible de vérifier la justesse et dont aucune ne converge vraiment. La radiographie reste crue. Il est question, sur l’axe Seine, dans les ports d’Haropa, de 227 escales retardées ou annulées dont 91 de porte-conteneurs. Au Havre, ce sont ainsi 200 000 EVP qui ont été « perdus » et pour la plupart « déroutés sur Anvers ou Dunkerque ». « De décembre à janvier, le manque à gagner représente pour l’ensemble de la profession, activités de groupage, de dégroupage et de distribution comprises, une perte de marge brute de 160 M€ à minima », tonnait Jean-Louis Le Yondre, le président du Syndicat des transitaires et commissionnaires de transport en douane de la région du Havre.
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À Marseille, où deux mouvements sociaux se sont télescopés sans liens apparents (les retraites et les tensions entre les deux compagnies briguant la desserte maritime de la Corse en DSP, contraintes par leurs employés de s’entendre sur un projet commun en vue de répondre à l’appel d’offres), la CCI métropolitaine Aix Marseille Provence (CCIAMP) concluait à un manque à gagner de 157 M€ sur les deux mois, dont 51 millions de pures pertes pour l’économie portuaire, 39 millions en TVA pour l’État et 67 millions en surcoûts pour les chargeur (détournement vers d’autres ports, frais de gardiennage, surestaries…).
Les statistiques livrées en temps réel par deux chercheurs de l’université du Havre (Devport), basées sur les données AIS de position des navires (Automated Indentification System), sont plus scientifiques. Elles indiquaient non seulement que, du 2 au 16 janvier 2020, Le Havre avait perdu 34,1 % de ses escales et 40 500 EVP, Marseille-Fos, 26,5 % et 15 000 EVP, mais révélaient surtout que lorsque les ports français touchaient le fond de cale, les concurrents européens voyaient le nombre d’escales de porte-conteneurs grimper : + 21 % à Anvers, + 61 % à Barcelone, + 95 % à Zeebrugge et 25 % à Gênes.
Dans les grands ports céréaliers français
Dans les grands ports céréaliers français, que sont La Rochelle et Rouen, l’on se réjouissait des perspectives d’exports, boostées par une récolte de blé nantie et les déboires des blés concurrents, notamment russes, moins compétitifs en raison d’un rouble peu discipliné. Mais l’épaisseur du grain a enrayé la machine.
Début février, à l’occasion du Paris Grain Day, où étaient réunis 250 experts internationaux du marché des céréales, on y entendait déjà des « choses » désobligeantes à l’égard de ces ports décidément trop français : « marquée grèves ». « Ça fait quand même un certain temps qu'on a des soucis sur les ports français », constatait fataliste le directeur général d’une société spécialisée dans le commerce de céréales. « Pour venir charger dans les ports français, il va falloir prévoir une prime de risque (en cas de non chargement, ndlr) dans le coût du fret », estimait un opérateur du port de La Pallice.
Se basant sur la projection établie par FranceAgriMer de 12,4 Mt d'exportation de blé vers les pays tiers (hors UE) cette campagne, François Lépy, représentant, au sein de l'interprofession, du Synacomex (Syndicat national du commerce extérieur des céréales), a chiffré à 1,5 Mt de céréales, dont 1 Mt de blé, ce qui sort chaque mois des ports français. Les tonnes perdues auront profité, selon lui, aux ports allemands, de la Baltique et de la mer Noire.
Relance portuaire
Alors que le conflit sur les retraites n’est pas soldé, sans plus tarder, le premier port français pour les conteneurs, Le Havre, a dégainé son « plan de relance ». Une reconquête à coups de rabais alors que le manque à gagner des mois de décembre et janvier va plomber ses résultats financiers. Haropa a présenté plusieurs mesures, applicables rétroactivement dès janvier, qui vont lui coûter 3 M€. Pour remercier ses clients loyaux, l’ensemble portuaire va accorder des ristournes sur ses droits de port. Pour faire revenir les armateurs « évadés », il propose une « remise tarifaire pendant deux ans applicable aux porte-conteneurs dans le cadre de la création d’un nouveau service en 2020 » .
Dans un grand élan compassionnel, Renaud Muselier, le président de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, a annoncé lors de sa visite du salon Euromaritime, qui s’est tenu du 4 au 6 décembre à Marseille, le déblocage de 3 M€ pour aider les entreprises portuaires. Il enjoignait alors le Grand port maritime de Marseille à baisser les frais d'escale de près de 30 %. Le port phocéen devrait prochainement présenter ses remises sur la marchandise…non livrée.
Adeline Descamps (avec la contribution de Jacques Laurent)
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