La surabondance de pétrole, qui a provoqué une ruée vers les options de stockage sur terre et en mer, ne messied pas aux armateurs de tankers. Les grands noms du secteur, cotés en bourse, ont défilé ces derniers jours pour annoncer des bénéfices colossaux. Les armateurs de tankers sont au zénith quand les compagnies pétrolières sont au nadir.
« Nous gagnons des tonnes d'argent », a déclaré indécemment Herbjørn Hansson au Financial Times. Le Norvégien contrôle la société Nordic American Tankers (NAT), qui se débattait encore il y a peu de temps pour s’extirper de difficultés occasionnées par des ventes douteuses de navires. « Nous sommes l'une des rares industries à gagner de l'argent au cours de cette période. Le marché est totalement et complètement inhabituel », a déclaré dans un style plus sobre, Hugo de Stoop, directeur général de la société belge Euronav, l’un des grands opérateurs de tankers.
Pour le moins inhabituel. Les armateurs de tankers s’amusent quand les compagnies pétrolières dégustent. Il y a quelques jours encore, les compagnies pétrolières faisaient la grimace en publiant des bénéfices anémiés par l'effondrement des prix du pétrole sous le coup de l’évaporation de la demande. Ces derniers jours, les investisseurs auront assisté en bourse à un défilé de propriétaires de tankers, eux, particulièrement heureux. Nordic American Tankers, Euronav, International Seaways, Teekay Tankers, Frontline, Scorpio Tankers, DHT… ont claironné un premier trimestre rieur et un deuxième trimestre qui s’annonce fabuleux, portés par les taux d’affrètement qui s’envolent.
Ils sont comme des taxis, en attente de tarifs »
NAT a ainsi déclaré que ses 23 suezmax (transporteurs d'une capacité d'un million de barils de pétrole) avaient été fixés à des valeurs allant jusqu'à 70 000 $/j. Des unités dont les coûts d'exploitation journaliers s'élèvent à quelque 8 000 $. Les très grands transporteurs de brut d’Euronav (42 VLCC, d’une capacité de 2 millions de barils de pétrole brut), qui opèrent à des taux dits spot, c'est-à-dire essentiellement en négociation avec les clients et qui varient d'un jour à l'autre, ont gagné 72 750 $ par jour au premier trimestre et les Suezmax (25 unités de 1 million de barils de brut), près de 60 000 $/j.
Au deuxième trimestre, la flotte des VLCC d’Euronav été négociée à 95 000 $/j, et les suezmax à plus de 65 400 $/j en moyenne. Selon la destination, certains ont même été affrétés entre 150 000 et 200 000 $/j, a déclaré le PDG d’Euronav, alors qu’il en coûte environ 18 000 $/j en dépenses de fonctionnement. En février, les taux d’affrètement atteignaient avec difficulté les 25 000 $/j, mais la Chine, le plus grand importateur de pétrole au monde, avait alors plongé dans les ténèbres. « Ils sont aujourd’hui comme des taxis, en attente de tarifs », a plaisanté un analyste.
Frénésie du marché
Le monégasque Scorpio Tankers, leader du marché LR2, a indiqué que ces unités de 80 000–159 999 tpl avaient été affrétées à une moyenne quotidienne de 53 000 $ au cours du 2e trimestre, contre 26 818 $/j précédemment. L’américain International Seaways, à la flotte panachée entre pétroliers de brut et transporteurs de produits raffinés, a profité de la frénésie du marché pour exécuter deux affrètements à temps (sept mois) de VLCC à un taux moyen de 100 000 $/j à partir de mai. Le propriétaire du VLCC DHT, basé aux Bermudes, a indiqué qu'il avait réservé 66 % de ses unités pour le deuxième trimestre à un taux moyen de 110 400 $/j.
Éclatante santé
Et tous ne s’en sont que mieux portés au premier trimestre. Scorpio Tankers a triplé ses bénéfices, passant de 14,48 M$ à 46,63 M$ entre les premiers trimestres de 2019 et 2020. Euronav a fait part d’un résultat net de 225,6 M$, soit plus de 10 fois celui engrangé au cours des trois premiers mois de 2019. International Seaways a publié un bénéfice de 33 M$, contre 10,9 M$ l'année dernière. Diamond S Shipping, l'un des plus grands propriétaires et exploitants de pétroliers de pétrole brut coté en bourse (15 suezmax, 1 aframax, 44 MR2 et 6 MR1), a revendiqué un bénéfice de 45 M$ contre une perte l’an dernier. DHT s’est enorgueilli d’un bénéfice de 72,2 M$ contre 17,7 M$ un an auparavant.
10 à 15 % des VLCC monopolisés pour le stockage
Les faits sont désormais connus. Les pétroliers sont de plus en plus recherchés par les négociants et raffineurs. Certes, ils transportent toujours du pétrole vers des acheteurs comme la Chine, qui profite de prix jamais vus depuis deux décennies. Mais ils permettent aussi de stocker en mer un brut dont plus personne ne veut et que les cuves à terre ne peuvent plus absorber, dans l’attente de jours meilleurs décents lorsque le marché se redressera (phénomène du contango*).
Les analystes affirment que 10 à 15 % des très grands transporteurs de brut du monde – soit une centaine des 815 unités de la flotte – sont actuellement utilisés pour le stockage. Euronav, qui parie sur l’exacerbation de la rareté des navires pour soutenir ses tarifs, estime que 14 millions de barils par jour supplémentaires seront stockés en mai et 2 millions supplémentaires en juin.
Un affaiblissement inévitable des taux spot »
Mais, selon le BIMCO, l’organisation maritime représentant les intérêts des exploitants et propriétaires de flotte, « la fenêtre de forts revenus pour les pétroliers se ferme à la fin du mois, lorsque les réductions de production de l’OPEP+ commenceront à jouer », a déclaré Peter Sand, analyste en chef des transports maritimes. Il fait référence à l’accord de l'Arabie Saoudite et de la Russie le 12 avril qui ont convenu de déposer les armes et de réduire leur production de 9,7 millions de barils par jour, soit environ 10 % de la production mondiale, avant le 1er mai.
La dernière semaine d'avril, les premiers effets des réductions de production convenues par le groupe OPEP+ auraient commencé à se faire sentir sur le marché, le nombre de cargaisons ayant considérablement diminué par rapport aux semaines précédentes. Une avant-première de ce qui attend les acteurs du marché, ont prévenu les analystes : « un affaiblissement inévitable des taux spot ».
Mutation de l’intérêt du stockage
Euronav soutient au contraire que plusieurs phénomènes soutiennent ses marchés au moins jusqu’à la fin de l’année. À commencer par l’intérêt pour le stockage qui aurait changé de nature. « Il y a cinq ou six semaines, les traders achetaient du pétrole, affrétaient le navire, stockaient le pétrole sur le navire et se couvraient sur le papier », a-t-il expliqué aux analystes. En clair, il s’agissait de transactions « contango » dans lesquelles les traders cherchaient à acheter du pétrole à bas prix pour le vendre au plus haut. Désormais, les chartes d’affrètement de six mois signées ne viendraient pas des négociants mais des acteurs de l'industrie pétrolière « qui ne savent pas où mettre leur pétrole ».
Aussi, jusqu’à présent, le stockage concernait surtout le brut et la demande portait principalement sur des superpétroliers et les suezmax, en raison des économies d'échelle. Mais la demande serait en train de coloniser des unités au rayon d’action moindre, les MR. Les courtiers maritimes de Singapour et de Londres ont déclaré avoir traité des dizaines de demandes de stockage dans ce sens. Clarksons Research a rapporté au contraire ces derniers jours que, selon ses propres données, le stockage flottant avait diminué à 11,4 %.
L'effondrement des cours pétroliers hypothèque le devenir des scrubbers
Destockage lent ou rapide ?
Et lorsqu’il y aura une demande pour décharger le brut du stockage flottant ? Hugo de Stoop répond que les raffineries commenceront par puiser dans les stocks terrestres près de leurs installations avant de traiter ce qui se trouve à bord des navires. Il se base sur l’expérience de 2015-2016 : « La dernière fois que nous avons eu un contango, il a fallu douze mois pour que les navires reviennent dans la flotte. » Sur ce point, les analystes ne le rejoignent pas.
En attendant, les armateurs de tankers gagnent tellement d’argent qu’ils revoient le calendrier des travaux prévus en cale sèche pour profiter de la hausse des marchés. International Seaways, qui possède et exploite une flotte de 40 pétroliers, dont 13 VLCC, a reporté trois des 10 VLCC qui devaient être équipés de scrubbers pour se mettre en conformité avec l’IMO2020.
Scorpio l’avait précédé en différant 19 chantiers, mais prétextant pour sa part de l’écart de prix entre le fuel à 3,5 % et celui à 0,5 %, qui était de 58 $/t en avril. Or le différentiel est un indicateur clé du retour sur investissement des scrubbers.
Adeline Descamps
* Situation où les prix à terme sont plus élevés que les prix immédiats. Cette structure de marché encourage les négociants à stocker des barils dans l'espoir de les vendre plus tard pour réaliser un profit.