En début d’année, à la réunion du Forum économique mondial à Davos, où se pressent les dirigeants des pays les plus riches, il y avait un mélange inhabituel d'optimisme économique et d'appréhension géopolitique en raison de l’ouverture simultanée de plusieurs fronts chauds (et froids). La prudence optimiste était alimentée par le simple fait que le monde avait évité tous les scénarios du pire. L'inflation manifestait des signes de décélération. Les récessions anticipées dans les grands blocs économique restaient plausibles mais évitables tandis que la crise énergétique européenne était en passe d'être surmontée.
En revanche, à Davos, l'éclatement de la bulle immobilière en Chine susceptible d’entraîner toute l’économie – le secteur de la construction a longtemps représenté un quart du PIB chinois et sert de moteur à d'autres activités –, suscitait de vives inquiétudes dans les milieux macroéconomiques, grands clients de ce raout pour pays nantis. Dans ce contexte, les messages du premier ministre chinois Li Qiang, qui s’y était dépêché avec pour mission de chuchoter à l’oreille des élites financières qu’« investir sur le marché chinois n'est pas un risque, mais une opportunité », étaient tombés à plat.
Les marchés (par essence nerveux) attendaient surtout une feuille de route claire sur la manière dont Pékin prévoyait de résoudre ses multiples crises, celle de l’immobilier et celle des dettes des collectivités locales creusées par les déséquilibres entre son marché intérieur qui ne consomme pas et ses investissements élevés au titre de sa politique industrielle de soutien au coup par coup à ses secteurs économiques.
Année du dragon
La Chine a donc entamé l'année du dragon sur une faible dynamique économique après une année 2023 où la seconde puissance économique chinoise avait affiché, contre toute attente, une croissance annuelle à 5,2 %, dépassant ainsi l'objectif de croissance de 5 % fixé par l’exécutif chinois.
Depuis le début de l’année, le secteur manufacturier chinois est sous pression en raison de la faiblesse de la reprise intérieure et de la demande extérieure. L'indice PMI, qui reflète l’activité industrielle, est inférieur à 50 depuis de très longs mois. Les incursions au-delà du seuil séparant la croissance de la contraction ont été rares.
Quant à l’autre moteur de son économie, les exportations, elles se heurtent aux tensions géopolitiques entre Pékin et Washington (avivées par la perspective de l’arrivée à la Maison Blanche de l'ancien président américain Donald Trump) et à la réorganisation des chaînes d'approvisionnement mondiales. Le rythme des délocalisations dires amicales (friendshoring) s’est accéléré ces derniers mois au profit de l'Inde, du Vietnam, du Mexique, à en croire les panels d'entreprises sondées et les conversations de couloir des colloques.
Le vrac sec « accro » à la Chine
Plusieurs secteurs du transport maritime restent inféodés à l’état économique de la Chine. Le vrac sec, ultra dépendant de la prospérité chinoise et « accro » à ses politiques de relance par l’investissement immobilier, surveille de près les moindres oscillations de ses marchés. « Le marché immobilier chinois représente environ 35 % de la demande d'acier du pays. C'est un moteur important des matières premières comme le minerai de fer, le charbon à coke, le bois et le ciment. Dans l'ensemble, plus de 35 % des volumes de vrac sec sont destinés à la Chine », résume fort bien Filipe Gouveia, analyste du transport maritime au sein de l’organisation internationale Bimco, à laquelle adhèrent les exploitants de navires (60 % du tonnage revendiqué).
Plus de 85 % de l'acier chinois sont fabriqués dans des hauts fourneaux qui utilisent du minerai de fer et du charbon à coke comme matières premières. Compte tenu de l'épuisement de ses ressources, la Chine importe 73 % des volumes mondiaux de minerai de fer transporté par voie maritime.
La liquidation de China Evergrande Group, un important promoteur immobilier lesté d'une dette de plus de 300 Md$, prononcée le 29 janvier par un tribunal de Hong Kong, a été un coup dur. Acmé d’une crise amorcée en 2020 et point d’atterrissage d’une année 2023 où l'investissement dans l'immobilier a diminué de 16,5 %. Désormais, c’est la construction automobile qui sert d’étai à la production d'acier en Chine.
Performances au premier semestre
En dépit de ce cadre peu favorable, le vrac sec s’en est incroyablement bien sorti au premier semestre. La combinaison d'une forte demande et d'une faible offre de tonnage a permis au segment de se maintenir à flot, relève le courtier maritime Banchero Costa dans son dernier rapport hebdomadaire. « En 2023, le commerce de vrac sec avait augmenté de 4 % grâce à une forte demande de charbon (+ 7 %), d'engrais, de minerai de nickel, de minerai de fer en grains et de bauxite. Dans l'ensemble, selon les données de suivi des navires d'AXS Marine, la demande de vrac sec ressort en croissance de 6 % par rapport à la même période en 2023 », indique le courtier.
Au premier semestre 2024, tous les segments sont en croissance, à l'exception du charbon et du soja, « les deux seuls à afficher un ralentissement de la croissance en 2024 ». Les échanges soja s'étaient intensifiés (+ 16 %) au cours des six premiers mois de 2023, mais depuis le début de l'année, la demande est restée pratiquement inchangée (- 0,6 %).
En revanche, contre toute attente, l'acier est la matière première qui a enregistré la plus forte accélération, rebondissant de 18 % au cours des six premiers mois, après une croissance très lente en 2023. Le minerai de fer aurait ainsi représenté 30 % de la demande supplémentaire créée depuis le début de l'année, devant les céréales (12 %), le charbon et les aciers (10 % chacun), la bauxite (6 %), les agribulks (4 %) et les engrais (3 %).
Selon les données des douanes chinoises publiées il y a quelques jours, les importations de charbon en juin par la seconde puissance économique mondiale ont augmenté de 12 %, à 44,6 Mt, en glissement annuel, le pays étant parcouru par une vague de chaleur qui a pris ses quartiers d’été dans le nord-ouest et l'est.
La production chinoise de charbon au cours de la première partie de l'année s’est établie à la baisse de 3 % par rapport à l'année précédente, à 1,86 milliard de tonnes, et a entraîné une augmentation des importations de 12,5 %, à 250 Mt.
Si les entrées de minerai de fer, ingrédient clé de la fabrication de l'acier, ont totalisé 611,18 Mt sur la première partie de l'année (+ 6,2 %), elles se sont infléchies de 4,3 % en juin (97,61 Mt) par rapport au mois précédent selon les données de l’administration chinoise. Les acheteurs commencent à limiter leurs achats en raison des stocks élevés dans les ports et des prévisions de ralentissement saisonnier de la demande.
Les exportations chinoises d'acier sont, elles, au beau fixe, ayant progressé de 24 % au cours du premier semestre, avec 53,4 Mt.
27 338 $ par jour pour un capesize
Avec une demande aussi robuste, les perturbations au Panama et en Mer Rouge – qui ont allongé les tonnes-milles (les distances moyennes de navigation des vraquiers devraient s'allonger de 1,5 à 2,5 % en 2024) –, et une offre contenue au cours des six premiers mois de l'année, il n'est pas surprenant que les revenus moyens des navires pour les six premiers mois de 2024 soient significativement plus élevés que pour la même période en 2023.
Le principal indice pour le vrac sec, le Baltic Dry index (BDI), pointe à 1 836 points (+ 59 %). Sur la dernière semaine (se clôturant le 12 juillet), l’indicateur, qui prend en compte les tarifs des capesize, panamax et supramax, a encore gagné 50 points, soit 2,6 %.
Les tarifs journaliers moyens des capesize, ces navires d’une capacité de 150 000 t, généralement sollicités pour transporter sur de longues distances du minerai de fer et du charbon, a renchéri de 942 $. Il faut désormais compter 27 338 $ par jour pour louer le roi des vraquiers. Les revenus des panamax, qui peuvent charger entre 60 000 et 70 000 t de charbon ou de céréales, se sont étoffés, de 367 $, ce qui les valorise à 15 106 $ par jour.
Dans l'attente de mesures structurelles
Les traders de matières premières attendent désormais d'éventuelles mesures de relance de la part de la direction du Parti communiste chinois, dont une réunion stratégique est prévue du 15 au 18 juillet, où doivent être actés des mesures de révision fiscale et un plan d'action pour endiguer l'endettement, gérer la vaste crise immobilière et relancer le secteur privé.
« Les taux de fret pourraient se tasser à partir du second semestre 2024 », indique le Bimco, dans sa dernière note de conjoncture. A fortiori avec la reprise des transits par le canal de Panama, dont les jauges de passage reviennent progressivement à la normale après de fortes restrictions ces derniers mois pour ne pas aggraver le déficit hydrique. « Les distances de navigation vont s'écourter. En 2025, les taux de fret pourraient s'affaiblir, l'offre augmentant plus rapidement que la demande ».
Une demande en hausse de 2,5 à 3,5 % en 2024
Le segment des capesize, dont la demande a été tirée par l'augmentation des volumes plutôt que par l'allongement des itinéraires, devrait mieux se tenir car la flotte devrait croître plus lentement, indique l’association. C’est moins vrai pour les panamax et supramax, compte tenu du nombre élevé de livraisons face à une demande anticipée faible.
« Nous prévoyons que la demande de vrac sec augmentera de 2,5 à 3,5 % en 2024 et se stabilisera entre - 0,5 et 0,5 % en 2025 », indique le Bimco qui craint une escalade dans les barrières commerciales commerciales entre l’UE et les États-Unis avec la Chine, les premiers s'inquiétant des exportations chinoises bon marché de véhicules électriques, d'éoliennes et de panneaux solaires. « Cela affecterait la demande de minerai de fer, d'acier, de bauxite et d'autres matières premières », rappelle l'association professionnelle.
L'Inde pourrait devenir plus vite que prévu la nouvelle « Chine » pour le marché du vrac sec.
Adeline Descamps
L'Inde, joker de la « Chine » pour le marché du vrac sec ?
Le charbon de l'Inde pourrait devenir le minerai de fer de la Chine pour le transport maritime pour les vraquiers. Mêmes effets, indiquait en fin d'année dernière la société de courtage maritime Intermodal.
Pays sensible au prix, limitant en général les achats sur le marché spot, l'Inde fait des entorses à son « règlement intérieur » depuis qu'elle peut s'offrir le charbon russe, vendu à prix décoté. Le combustible fossile domine bel et bien la demande indienne de vrac sec maritime. Par rapport à un gaz naturel moins polluant mais plus cher, le charbon reste un choix rentable et sûr pour produire de l'électricité.
En Inde, « la transition rapide vers les sources d'énergie renouvelables est perçue comme prohibitive en raison des investissements substantiels nécessaires pour reconfigurer les réseaux électriques afin de s'adapter à la production variable d'énergie éolienne et solaire. Bien que les éoliennes et les panneaux solaires soient relativement rentables par rapport à la construction de centrales électriques au charbon, l'infrastructure nécessaire pour soutenir les sources d'énergie renouvelables reste coûteuse », explique le courtier. Au regard de la demande énergétique de l'Asie au cours des prochaines décennies, l'utilisation de toutes les ressources disponibles, y compris les abondantes réserves de charbon dans des pays comme l'Inde seront nécessaires, signifie Yiannis Parganas, le chef du département de la recherche.
Abandon du charbon ?
L'Inde poursuit donc activement le développement d'une capacité de production d'électricité à partir de charbon (65,3 GW). En 2023, l'augmentation de la demande d'énergie avait été satisfaite grâce à une augmentation de la production nationale de charbon et des importations, ce qui a permis d'éviter de graves pénuries d'électricité et des coupures de courant.
Selon les projections à dix ans du plan indien de l'électricité (PNE), la capacité installée de production de charbon en réseau atteindrait 275 GW, au-delà des besoins estimés, à 259,6 GW en 2032, selon le scénario de base. « En termes simples, il n'est pas nécessaire d'augmenter la capacité de production de charbon proposée, mais plutôt de la réduire. À court terme, il est évident que pour l'Inde, qui produit environ 70 % de son électricité grâce à des centrales thermiques, le charbon continuera à jouer un rôle crucial dans la production d'électricité. À plus long terme, la situation est moins claire en ce qui concerne l'abandon progressif du charbon. Mais l'histoire récente a montré que lorsque les circonstances l'exigent, des facteurs tels que la sécurité énergétique et les coûts peuvent prendre le pas sur les politiques climatiques », en déduisait l'analyste d'intermodal.
A.D.