Une étude réalisée dernièrement par Alphaliner est assez révélatrice des changements qui se sont opérés dans les relations commerciales entre transporteurs et affréteurs, à la faveur, là aussi, d’un virus planétaire. Le spécialiste de la ligne régulière, qui s’est penché sur les contrats d’affrètement de quatre propriétaires de navires non exploitants, tend à montrer que ces derniers sont parvenus à imposer des contrats d’une durée de plusieurs années. À l’heure actuelle, seul un tiers de la capacité de transport de Costamare et de Seaspan, deux des plus grands propriétaires mondiaux de navires, sera libéré de l'affrètement d’ici 2025. Chez Danaos, 50 % des navires ne sont concernés par un renouvellement des contrats « qu’à » partir de 2024. Dans l'ensemble, indique Alphaliner, le pic de l’expiration des contrats pour quatre des plus grands NOO (non-operating owner) – une capacité de 2,4 MEVP avec 19 % de parts de marché –, se situe à horizon 2024.
Course aux tonnages
Les cartes sont en réalité rebattues depuis le début de l’année, contrastant avec le premier semestre 2020. La menace pesait alors sur le renouvellement des contrats de navires dont les plus demandés ne valaient pas 6 000 $ par jour. Alors que les compagnies peinent à répondre aux heureux appels du marché, faute de navires et de conteneurs, et ce d’autant plus que les ports congestionnés ne parviennent pas à restituer rapidement les boîtes, une course aux tonnages s’est engagée, tant du côté des exploitants que des non-opérateurs de navires, pour profiter de la manne les uns des taux des fret les autres des tarifs d’affrètement.
Les taux journaliers des navires se sont inévitablement envolés du fait du resserrement de l’offre confrontée à une insatiable demande. Les NOO ont cependant profité de la frénésie du marché du conteneur avec un temps détente par rapport aux compagnies exploitantes.
Mais alors en position de force du fait de la faible disponibilité des tonnages, leur marché est entré en ébullition dont ont témoigné quelques repères, marquant un point de bascule durant le premier trimestre. Ainsi, en avril, quand un navire de 9 000 EVP a été fixé pour un contrat de cinq ans à environ 50 000 $/j. Depuis, les prix fréquentent les sommets et même les plus petites tailles ont connu la folle inflation. Un panamax de 4 300 EVP s’est ainsi négocié à 41 000 $ pour un emploi de 28 mois au deuxième trimestre de cette année. Des niveaux qui n’avaient pas été observés depuis 17 ans, avait alors relevé Aphaliner.
« Les taux d'affrètement des porte-conteneurs ont plus que quadruplé depuis le début de l'année et dépassent de 128 % le précédent pic de 2005 », relevait Clarksons début septembre alors que les panamax se négociaient à 110 000 $/j.
Conteneur : embellie pour les propriétaires non-exploitants
Dilemme de l’année
Trouver le tonnage ailleurs et/ou prolonger les contrats aura été tout au long de l’année le dilemme auquel les compagnies auront été exposées. Pour pallier le manque, nombreuses sont celles qui ont joué les prolongations de contrats, bien souvent aux conditions ciselées par les affréteurs, si bien que la plupart ont été majoritairement scellés pour des durées de 30 à 36 mois. Les courtiers ont même observé des temps d’affrètement portés à cinq ans pour des navires de moins de 3 600 EVP, une durée inhabituellement longue pour des unités de cette taille.
Si les taux de fret ont été particulièrement lucratifs pour les transporteurs, les tarifs d’affrètement ont aussi fait la fortune des NOO. Pour exemple, mentionne Alphaliner, les Cosco Ningbo et Cosco Guangzhou, deux navires de 9 469 EVP construits en 2006, ont été affrétés initialement par Costamare au transporteur chinois jusqu'en avril-juillet 2022, à 30 900 $/j. L’un d’entre eux a été renouvelé pour 36 à 39 mois supplémentaires à… 72 700 $/j, soit une augmentation de 135 %. Parallèlement, un panamax de Seaspan, qui, vient de reconduire pour trois années supplémentaires un contrat signé en septembre 2018 à 15 000 $/j, a imposé un tarif de 26 000 $ la première année, 22 000 $ la seconde et 18 000 $ la troisième, soit une augmentation globale de 50 %.
« Le marché de l’affrètement est toujours à deux niveaux, avec des emplois de courte durée négociés à des prix stratosphériques, jusqu'à 200 000 $ par jour pour certains navires, tandis que les affrètements plus conventionnels de 24 et 36 mois reposent sur des taux nettement inférieurs, bien qu'historiquement élevés », notait Alphaliner en septembre, qui observait toutefois un pallier dans les prix.
Seaspan, la quête de capacités quoi qu'il en coûte
Ruée sur les navires neufs
Les prix auxquels sont négociés les actifs rares et précieux que sont devenus les navires témoignent aussi des marges de manœuvre financières confortables dont disposent les compagnies, les taux de fret compensant encore largement les tarifs à l’affrètement. Les 11 plus grandes compagnies de la ligne régulière ont gagné au moins 500 $ par conteneur au deuxième trimestre de 2021. À ce niveau de rémunération, conviennent les analystes, les opérateurs de navires peuvent se permettre d’accepter des conditions d’affrètement onéreuses.
Dans ce contexte frénétique, l’appétit pour les commandes de navires neufs redouble. Champion toutes catégories, Seaspan a actuellement en commande 69 navires pour une capacité de 826 000 EVP. La compagnie du groupe Atlas, a ainsi une longueur avance de près d’1 MEVP sur son concurrent le plus proche, le japonais Shoei Kisen, numéro trois mondial qui a lui-même étoffé ses capacités, passant de 516 000 à 573 000 EVP.
En consolidant ses tonnages, de 383 000 à 410 000 EVP, le grec Danaos a grignoté deux rangs se hissant à 5e place mondiale. Goldstar Lines (GSL) est passé de la 12e à la 10e place après avoir augmenté sa flotte de 242 000 à 330 000 EVP.
Affrètement : vers un plateau dans les tarifs mais pour un marché sans navires
Des bénéfices explosés
À l’instar des compagnies avec lesquelles elles monnaient très chèrement leurs navires, les propriétaires de flotte renflouent aussi leurs caisses après quelques années douloureuses. Costamare a ainsi multiplié par six ses bénéfices au troisième trimestre, le résultat net atteignant 115 M$ contre 25 millions à la même période l'année précédente. Son chiffre d'affaires a doublé, à 216 M$. Danaos, pour sa part, a annoncé un résultat net ajusté de 109,5 M$ au troisième trimestre, contre 47 M$ un an plus tôt.
Entre capacité en propriété et affrétée, tous les transporteurs ne sont pas logés à la même enseigne. La compagnie israélienne ZIM, qui a la totalité de ses 105 porte-conteneurs en location à l’exception d’un seul, est un grand client de Seaspan. Parmi ces dernières commandes affrétées figurent notamment ses deux séries de dix navires au GNL.
Ce qui n’est pas sans inquiéter les observateurs du marché. L’affermissement des taux d’affrètement va peser sur les coûts d’exploitation quand le marché va se retourner, font entendre les Cassandre. Petite révolution chez l’armateur israélien. En octobre, il a annoncé qu’il allait acquérir quatre panamax.
Affrètement : vers un plateau dans les tarifs mais pour un marché sans navires
Des signes de ralentissement ?
L’inoxydable demande, la persistance des problèmes de congestion et l'augmentation attendue des volumes de marchandises avant le début du Nouvel An lunaire chinois devraient maintiennent les taux d'emploi fermes dans un contexte de pénurie de navires.
Selon la dernière enquête d'Alphaliner, le 8 novembre, il y a toujours aussi peu de navires disponibles. La flotte inactive s'élevait alors à 162 navires, soit 534 451 EVP, représentant 2,2 % de la capacité de la flotte mondiale. Les propriétaires non exploitants n’avait que 17 navires sans emploi pour 26 262 EVP.
Malgré la pénurie, l'affrètement est resté relativement actif au cours des deux dernières semaines, en particulier pour les navires de petite et moyenne taille (jusqu'à 5 000 EVP), pour lesquels la demande reste forte. Les tarifs d'affrètement pour des durées d’un an et plus se maintiennent pour la plupart des tailles, mais un plateau pourrait être atteint. Les navires, dont les taux sont fixés à de nouveaux sommets, seraient désormais une exception, faisait valoir Alphaliner dans une de ses dernières notes hebdomadaires.
Adeline Descamps