Depuis son émergence, la blockchain promet de révolutionner la traçabilité, la transparence et la sécurité du secteur de la logistique et du transport. Pourtant, le chemin vers son adoption généralisée s'avère semé d'embûches, révélant la complexité du défi à relever. Les premières expériences menées dans le domaine ont montré son efficacité. En 2021, au plus fort de la crise du Covid-19, Geodis s'est associé à IBM pour mettre en place un système de traçage en temps réel de la chaîne du froid pour le vaccin Pfizer. Cette initiative répondait à un enjeu crucial : assurer la distribution des vaccins depuis l'entrepôt de Val-de-Reuil (Eure) jusqu'aux 45 centres de distribution en France, tout en respectant des contraintes strictes de délais et de température. La solution blockchain développée par IBM a permis d’accélérer le processus de vérification du respect de la chaîne du froid. Avant son implémentation, cette vérification nécessitait entre 10 et 12 heures, impliquant une saisie manuelle des relevés de température par des réceptionnaires, suivie d'un envoi par e-mail aux pharmaciens de Geodis pour validation. Grâce à la blockchain, ce processus est devenu quasi instantané. Des boîtiers relevaient les températures toutes les deux ou trois minutes, transmettant automatiquement les données sur la blockchain. À l'arrivée du camion, les réceptionnaires pouvaient immédiatement vérifier sur une plateforme dédiée si les vaccins avaient voyagé dans des conditions adéquates, permettant une redistribution rapide et sûre.
« Ce procédé a donné toute satisfaction mais, les problèmes de tensions sur les stocks ayant disparu quelques mois plus tard, nous n’avons plus eu besoin d’opérer ce type de suivi », signale François Bottin, directeur du digital et de la technologie de Geodis. Ce dirigeant précise que Geodis a essayé d’utiliser ce développement pour son unité « Health Care » mais que ses clients n’ont pas exprimé ce type de besoins, ne voyant pas l’intérêt d’inscrire dans le marbre chaque étape du cycle logistique. En parallèle, Geodis a mis en place depuis 3 ans une data plateforme, reposant sur l’IA, qui est désormais au cœur de son système d’information. « Nous traitons la problématique de la traçabilité des données en s’assurant que les données prises dans les applications sources n’ont pas été transformées. Cela fonctionne très bien sans passer par la blockchain », assure François Bottin.
Un suivi tout au long de la chaîne
Dans un autre registre, Cdiscount a exploré une approche innovante en faisant appel à la start-up française Ownest, qui développe une solution utilisant des NFT (jetons non fongibles) pour suivre les biens tout au long de la chaîne logistique. Plutôt que de tracer le produit lui-même, Ownest a choisi de se concentrer sur la chaîne de responsabilité. Chaque objet est associé à un tracker digital sous forme de NFT, dont les responsabilités sont suivies sur la blockchain et transmises entre les différents acteurs de la chaîne logistique « sur le principe de la patate chaude ». Cette approche novatrice, lancée en septembre 2021, a permis de responsabiliser chaque intervenant et a abouti à une réduction significative des délais de livraison, de l'ordre de 20%, pour des produits à haute valeur ajouté. Malgré ce résultat prometteur, Cdiscount a choisi d'abandonner cette solution pour privilégier une approche plus classique. Contactée, le distributeur indique utiliser à présent son propre modèle de WMS (Warehouse Management System) pour assurer la traçabilité des produits, sans recourir à la blockchain.
La blockchain offrirait-elle des avantages disproportionnés par rapport aux attentes, ou trop complexes – ou trop onéreux - à mettre en œuvre au-delà de l’expérimentation ? Le cas le plus emblématique est celui de TradeLens, une ambitieuse plateforme blockchain lancée conjointement par le géant du transport maritime Moller-Maersk et IBM en 2018. TradeLens avait pour objectif de révolutionner le commerce mondial en créant une plateforme basée sur une blockchain privée. L'ambition était de numériser et de sécuriser l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement maritime, en impliquant tous les acteurs du secteur. Malgré des investissements massifs, TradeLens n'a pas réussi à atteindre la viabilité commerciale espérée. Rotem Hershko, responsable des plateformes commerciales chez Maersk, a expliqué l'échec de TradeLens – mise hors ligne en 2023 - par l'absence d'une véritable collaboration à l'échelle de l'industrie, impliquant une coopération étendue entre des acteurs concurrents. De fait, ces derniers ne souhaitaient pas inscrire toutes leurs données dans une blockchain appartenant à Maersk.
Tirer parti des erreurs passées
Ces revers n'ont toutefois pas découragé tous les acteurs. Une nouvelle génération d'expériences, tirant les leçons des échecs passés, voit actuellement le jour. Le cabinet Deloitte, fort de son expérience dans le domaine depuis 2015, a repris le flambeau en adoptant une approche différente pour le suivi des containers maritimes. Depuis novembre 2023, Deloitte collabore avec le transporteur maritime Hapag-Lloyd sur une solution avancée de traçabilité des conteneurs, en collaboration avec Vodafone et Sumitomo Corporation. Des boîtiers connectés sont fixés aux conteneurs pour assurer leur géolocalisation et surveiller des paramètres critiques tels que la température et les impacts subis. Ces boîtiers communiquent via divers réseaux IoT, assurant une couverture maximale, et les données sont inscrites dans une blockchain publique, dédiée à la gestion des identités et des données : Kilt, une parachain de la blockchain Polkadot. « Une de nos principales difficultés a été de faire comprendre aux entreprises que l'utilisation d'une blockchain n'a de sens que si elle est publique » insiste Julien Maldonato, associé chez Deloitte et responsable de l'offre Digital Trust. Un choix que n’avait pas fait Maersk pour TradeLens.
Au-delà de traçabilité des containers de bout en bout, cette solution vise à automatiser de nombreux processus administratifs, réduisant ainsi les délais et les risques d'erreur. Deloitte espère établir un nouveau standard pour l'industrie du transport, en misant sur l'ouverture et l'interopérabilité. Des discussions sont en cours avec d'autres transporteurs intéressés par cette initiative, dans l'espoir de créer un réseau étendu d'utilisateurs.
Un autre exemple prometteur de l'utilisation de la blockchain dans la logistique se trouve à l'aéroport d'Heathrow. Face à un problème récurrent et coûteux de perte de pods de fret (ces chariots automatisés utilisés pour transporter le fret à travers l'aéroport), une solution innovante à base de blockchain et d’Internet des objets a été mise en place par Vodafone et Aventus, une entreprise web3 britannique. Le système utilise des cartes SIM intégrées dans les pods de fret, permettant de suivre leurs mouvements en temps réel. De quoi, espèrent les partenaires, réduire les pertes de pods estimées à 5 et 10 % chaque année, représentant un coût pouvant atteindre 400 millions de dollars au niveau mondial.
Passeport numérique
Ces nouvelles expériences misent sur plusieurs facteurs clés : l'interopérabilité et l'ouverture des systèmes, la combinaison de plusieurs technologies complémentaires, une approche plus ciblée et pragmatique, et la recherche de standards communs à l'échelle de l'industrie. Malgré ces avancées prometteuses, des défis importants subsistent pour l'adoption généralisée de la blockchain dans la logistique. « La mise en place une solution blockchain à l'échelle d'une chaîne logistique complète représente un investissement conséquent. Il faut non seulement développer la plateforme blockchain elle-même, mais aussi déployer tout un écosystème de capteurs et d'infrastructures réseau pour collecter les données, ce qui peut représenter des centaines de millions d’euros », indique Julien Maldonato.
Le retour sur investissement de ces projets reste incertain, les transporteurs ayant du mal à monétiser ces services supplémentaires. À titre d'exemple, Hapag-Lloyd effectue actuellement son test sur un nombre limité de conteneurs, placés dans différents navires de sa flotte. « En cible, l’initiative pourrait être étendue jusqu’à 1,5 millions de conteneurs EVP - ce qui représenterait un coût non négligeable ! ». De plus, il est important d’en reconnaître les limites : des capteurs sur un conteneur, aussi sophistiqués soient-ils, ne peuvent garantir une protection absolue contre les vols ou les altérations du contenu. La blockchain reste une technologie virtuelle et dématérialisée, dont l'efficacité dépend de la fiabilité des données qui y sont introduites. « Nous sommes encore dans une phase d'expérimentation et de maturation des standards. Il a fallu environ 25 ans entre la création des protocoles Internet et leur adoption massive. Nous suivons une trajectoire similaire », insiste Julien Maldonato, tout en glissant que les plusieurs éléments positifs se profilent pour 2025-2026.
L’introduction du Digital Product Passport (DPP) en Europe va en effet obliger les entreprises à mettre en place des systèmes de traçabilité plus poussés pour certains biens, tels que les batteries de voitures, les articles de luxe et les objets électroniques. Les entreprises devront décider du moyen de lier le produit physique à son passeport numérique, tout en garantissant le stockage sécurisé des données et leur accessibilité. Dans ce contexte, la blockchain pourrait s'imposer comme une solution pertinente. À terme, ces efforts pourraient contribuer à la création d'un véritable « Internet de la valeur », capable de gérer nativement les droits de propriété et les preuves d'authenticité. Cette vision d'un écosystème logistique plus transparent, efficace et sécurisé reste l'objectif ultime des acteurs engagés dans cette voie.