Tempête à fronts multiples pour le commerce mondial

L'année 2024 se présente sous les signes croissants d'un monde toujours plus divisé. Le canal de Suez a perdu un quart de son trafic. Les passages par le Cap ont augmenté de 27 %, la valeur marchandes des marchandises affectées s'exprime déjà en centaines de milliards de dollars et les taux de fret poursuivent leur ascension.  

L'année 2022 s'était éteinte en laissant en héritage un conflit en guerre en mer Noire promis à l'enlisement. 2023 avait été inaugurée par une avalanche de sanctions contraignant les navires-citernes du bloc occidental à boycotter les produits pétroliers et le gaz russe. En touchant à sa fin, elle a trébuché sur un nouveau conflit brutal, déclenché par une attaque massive du Hamas palestinien contre Israël avec des représailles à grande échelle à Gaza et le risque d’une escalade régionale au Moyen Orient.

2024 s'est donc ouverte en embarquant avec elle les soubresauts légués par la précédente séquence annuelle, marquée par davantage de guerres, de tensions géopolitiques et les signes croissants d'un monde toujours plus divisé.

L'an dernier, les prix des biens réels et des capitaux ont persisté dans leur augmentation et l'inflation s'est avérée plus tenace que prévu. Cette nouvelle suite est étrennée par des taux de fret qui s’échauffent dans le transport maritime de conteneurs et des surcharges qui pleuvent, cumulant les PSS (surcharge de la peak season), les ETS (intégration dans le marché carbone européen) et autres redevances dites d’urgence (TDS, ECS, ERC), traduisant les désordres opérationnels de navigation compte tenu de la situation à l’entrée du canal de Suez qui contraint les navires à contourner la pointe de l’Afrique pour rallier l'Asie.

Des attaques quotidiennes

Au sud d'Israël, les attaques de navires marchands par les Houthis yéménites sont désormais quasi quotidiennes – la 25e a été enregistrée après celle revendiquée contre le CMA CGM Tage – quand bien même les marines occidentales y ont dépêché une flottille de navires de guerre de protection. L’une des dernières agressions contre le porte-conteneurs Maersk Hangzhou, que les rebelles houthis tentaient d’aborder à l’aide de quatre embarcations, s’est soldée par un échange de tirs nourris avec les forces navales américaines et la mort d’une dizaine de personnes parmi les assaillants.

Force est de reconnaître que nul ne semble savoir exactement pourquoi certains navires sont ciblés. En soutien au Hamas palestinien, le mouvement d'opposition yéménite a d'abord frappé de manière discriminée, ciblant des navires aux intérêts liés à Israël, la compagnie nationale ZIM en premier lieu. Mais l’agresseur semble désormais moins préoccupé par la propriété effective des navires (au demeurant illisible pour qui ne connaît pas les subtilités de l’exploitation d’un navire).

Un porte-parole de la société EOS Risk, société de gestion des risques et des crises pour la sécurité des entreprises basée au Royaume-Uni, persiste à dire que si le profil des cibles a changé, les Houthis ne frappent pas à l’aveugle. « Ce sont calculateurs. D'une manière générale, il y a une méthode dans leur folie. Les navires ayant des liens, même subtils, avec Israël sont en danger. Mais il ne s'agit pas d'une attaque contre le commerce maritime ».

Dernier avertissement avant ... ?

La montée en puissance des violences à l’encontre des navires a suscité, ces dernières heures, un avertissement comminatoire (dans le sens où il a laissé entendre que c’était le dernier) d’une coalition de 12 pays conduite par les États-Unis (Australie, Bahreïn, Belgique, Canada, Danemark, Allemagne, Italie, Japon, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni). Selon la déclaration commune, les responsables des attaques contre les navires devront « assumer les conséquences » (sans les préciser) de leurs actes. Le Royaume-Uni a été plus explicite, évoquant la possibilité d'une action militaire. À noter l’absence de la France et la présence du Bahreïn, seul signataire régional de l'avertissement.

L’initiative a été saluée formellement par trois grandes organisations maritimes, le World Shipping Council (porte-voix du transport maritime de ligne), le Bimco (2 000 membres dans 130 pays, armateurs, opérateurs, gestionnaires, des courtiers et agents maritimes) et la Chambre Internationale de la Marine Marchande (association professionnelle internationale d'armateurs et d'exploitants de navires marchands, 80 % de la flotte mondiale revendiquée).

Moins d’un jour après ce rappel martial, un bateau-drone chargé d'explosifs a parcouru une quinzaine de milles en direction de destroyers américains et de navires marchands proches avant d'exploser, selon les déclarations à la presse du vice-amiral Brad Cooper, porte-parole du Pentagone. Ce nouvel incident est comptabilisé comme le 25e perpétré par la faction houthie depuis novembre mais le premier de ce genre.

Un quart du trafic en moins pour le Canal de Suez

Selon les données du FMI, basées sur son système PortWatch, conçu pour étudier comment les chaînes d'approvisionnement mondiales sont exposées aux perturbations, les volumes ayant transité par le Canal de Suez – par où sont acheminés un quart du commerce mondial, 8 à 12 % du pétrole et 30 à 35 % des conteneurs –, ont diminué d'un quart depuis que les « principaux transporteurs de conteneurs ont entamé leurs programmes de détournement ».

Le nombre moyen de transits quotidiens, tous navires confondus, est en baisse constante depuis la deuxième quinzaine de décembre, tombé à 56,5 (le 2 janvier) contre plus de 70 durant la première quinzaine du mois. Soit son niveau le plus bas depuis quatre ans, en 2019.

Les produits pétroliers et chimiques seraient parmi les secteurs les plus touchés selon le FMI. « Cela met en évidence les problèmes potentiels pour l'Europe, qui s'approvisionne en pétrole et en énergie grâce aux navires qui empruntent le canal de Suez », souligne l’institution financière.

Les transits de pétroliers suivis par PortWatch semblent pourtant stables au cours de la deuxième quinzaine de décembre, avec plus de 20 pétroliers par jour. La rupture pour les porte-conteneurs est plus nette, les passages journaliers ayant chuté de près de 20 % entre le 15 décembre et le 2 janvier (d'environ 50 à 38).

Le nombre de grands transporteurs ayant annoncé des détournements par le cap de Bonne-Espérance approche la vingtaine.

Passage par le Cap en Hausse de 27 %

Selon une enquête de nos confrères du Lloyd’s List, 386 navires (de plus de 10 000 tpl) en moyenne étaient actifs chaque jour en mer Rouge en novembre (385 en novembre 2022) versus 315 entre le 25 et le 31 décembre 2023. Les passages par le Cap ont augmenté de 27 % au cours de la dernière semaine de décembre par rapport à la semaine précédente. Soit 131 porte-conteneurs contre 35 au cours de la même période l'année dernière et 51 au cours de la semaine du 18 au 24 décembre.

Le commissionnaire suisse Kuehne+Nagel estime la capacité totale affectée à 4,5 MEVP soit 330 navires. Si l’on se base sur la valeur moyenne d'un conteneur transitant par le canal égyptien (50 000 $ selon MDS Transmodal), la valeur marchande impactée s'élèverait à 225 Md$, ce qui paraît disproportionnée.

Taux de fret en surchauffe

Une donnée reste consensuelle. Un réacheminement généralisé autour de l'Afrique pourrait réduire la capacité mondiale effective dans le conteneur de 10 à 15 %.
Les taux de fret ont réagi « normalement » à cette perspective, à savoir dans la surréaction.

Après avoir bondi de 40 % à 1759.57 points le 29 décembre, le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI), l'indice spot le plus suivi au monde pour le transport maritime de conteneurs, a terminé la semaine dernière en croissance de 8 %, à 1896.65 points, niveau qu'il n'avait jamais atteint en 2023.

Autre indicateur composite, celui de Drewry a augmenté de plus de 1 000 $ au cours des quinze derniers jours pour atteindre 2 669,91 $ par FEU (conteneurs de 40 pieds), tandis que les taux de Shanghai à Rotterdam ont plus que doublé, pour atteindre 3 577 $/FEU.

L'emballement des taux de fret vient s’ajouter à l’envolée des tarifs communiqués en cascade ces derniers jours par les plus grands transporteurs de conteneurs.

À compter du 15 janvier, MSC facturera 5 900 $  le conteneur de 40 pieds depuis l'Asie vers la Méditerranée occidentale et 6 000 $ vers la Méditerranée orientale. Depuis le 1er janvier, le coût d'un conteneur de 20 pieds au départ de l'Europe vers l’Asie et le Moyen-Orient est déjà majoré de 500 $ et de 1 000 $ pour un conteneur de 40 pieds (1 500 $ pour le reefer).

Depuis le 1er janvier également, avec Maersk, il en coûte 2 000 $ de plus par conteneur de 40 pieds entre Asie et Méditerranée et 1 000 $ en sus de l’Asie vers l’Europe.

CMA CGM a annoncé en début de semaine dernière que le prix du transport d'un conteneur de 40 pieds de l'Asie vers la Méditerranée sera doublé à partir du 15 janvier 2024, soit 6 000 $ contre 3 000 $, tarif déjà majoré au 1er janvier tandis que le transport d'un conteneur de vingt pieds est passé à 3 200 $.

Hapag-Lloyd a introduit le 1er janvier un supplément de 500 $ par conteneur de 20 pieds sur la route Europe-Asie et de 1 000 $ pour ceux de 40 pieds (1 500 $ pour un réfrigéré).

Tarifs d'affrètement en hausse

Selon Linerlytica, société de conseil basé en Asie, qui produit de nombreuses données sur le transport maritime, les tarifs d'affrètement des navires sont aussi rattrapés par la surchauffe, ce qui est anormal. En principe, il y a un décalage entre la courbe des taux de fret et celle de la location. Toutes les catégories sont concernées, fait valoir la société.

Les taux de location pour un navire de 8 000 EVP approchent les 36 000 $/jour, soit 45 % de plus qu'en 2019, et les 25 500 $/jour pour un 6 500 EVP (+ 29 % par rapport à 2019).

Selon les informations de Linerlytica, la société-soeur de Cosco, OOC, aurait affrété auprès de Global Ship Lease le GSL Christen (6 840 EVP, construit en 2002) au prix de 20 500 $/jour pour une période de sept à dix mois. ONE s’est engagé sur le Wadi Bani Khalid (4 250 EVP, 2008) au tarif de 16 500 $/j pour deux à cinq mois. CMA CGM a loué le Varada (4 239 EVP, 2004) à Global Feeder Shipping moyennant 17 000 $/jour pour un à trois mois.

De la marchandise dans les rayons ?

L'allongement de la durée du voyage pourrait également retarder l'arrivée des marchandises qui doivent se trouver en rayon au printemps. Elles sont traditionnellement chargées avant le Nouvel An lunaire chinois, la semaine nationale fériée en Chine (à partir du 10 février cette année), période durant laquelle les usines ferment et tournent au ralenti avant et après.

Certains ports signalent déjà la perte d’escales en décembre en raison des décalages, indique la société de renseignement maritime eeSEA, qui suit en temps réel les services de lignes régulières et l'activité des ports.

Adeline Descamps

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