Armateurs de France et Wind Ship qui, par un raccourci rapide, pourrait distinguer les armateurs conventionnels des dits néo-armateurs, comme sont appelées les compagnies opérant des navires marchands à propulsion vélique, vont sceller ce 20 novembre une convention. Elle est tardive. Les armateurs de France avaient-ils besoin de preuves de concept supplémentaires ?
Laurent Martens : Je vais vous rassurer. Nous travaillons de concert avec Wind Ship depuis plusieurs années mais nous n’avions pas estimé nécessaire ou songé à formaliser ces travaux par une convention. Mais ce n’était pas par motion de défiance à l’égard de ce mode de propulsion que l’on promeut par ailleurs.
Lise Detrimont : Armateurs de France a été notre premier interlocuteur lorsque l'association Wind Ship a été créée. Cela fait des années que nous partageons sur les sujets technologies notamment. Nous avons par ailleurs des membres en commun. Ayant atteint un niveau de maturité critique sur le sujet vélique, il est intéressant de formaliser, aujourd’hui avec Armateurs de France et demain, avec le Groupement des industries de construction et d’activités navale (Gican).
Le contenu de cette convention est somme toute classique : partage de connaissances et d’expertises, défense et la promotion d’intérêts communs auprès de vos différents publics. En revanche, vous évoquez une vision commune. c'est-à-dire ?
L.M. : La ligne défendue par Armateurs de France est claire sur la décarbonation et elle ne fait pas débat. Le parti pris unique pour verdir la flotte n’existe pas. La solution réside au contraire dans la combinaison de plusieurs technologies, en fonction des conditions d’exploitation, du type de navire opérés, des lignes maritimes desservies… Et dans ce panachage, le vélique a toute sa place. Notre défi est de faire en sorte que toutes les technologies soient disponibles quand elles seront capitales. Il revient ensuite à chaque armateur de faire ses arbitrages, entre le méthanol, l’ammoniac, les biocarburants, l’électrique ou l’énergie du vent en fonction des niveaux de décarbonation et de son agenda.
L.D. : On partage cette conviction. Le vent ne sera en effet pas toujours la solution. Ce n’est ni magique ni systématique. En revanche, il est bien adaptable à un grand nombre de segments de la flotte et à un certain nombre de routes dont certaines avec une intensité très forte. On poussera évidemment à maximiser ou optimiser l'utilisation du vent dès que c'est techniquement, opérationnellement, économiquement possible. C’est d’ailleurs l’objet du cadre du pacte vélique signé en mars dernier entre l’État, d’un côté, et les acteurs véliques, armateurs et équipementiers, de l’autre. Cela passera aussi par des collaborations dans des projets de recherche, par des expérimentations pour valider des performances et des capacités. Cette démarche sera renforcée dans le cadre de ce partenariat.
À quel échelon, national ou européen, va s’exercer votre lobbying conjoint ? Quels domaines, réglementaire ou fiscal, vont-ils être priorisés ?
L.M. : Le transport maritime est certes réglementé au niveau de l’échelon mondial mais les niveaux national et européen régissent notre cadre fiscal et réglementaire de façon plus immédiate. La propulsion vélique est particulièrement concernée par ces questions car le cadre juridique, tel qu’il existe, a été bâti sans avoir anticipé qu’il puisse y avoir un jour un moyen de propulsion sans carburant et sans moteur. Il est donc à aménager pour que les projets véliques ne se trouvent pas bloqués dans leur développement ou leur accès aux financements. Il ne faudrait pas que le vélique, carburant propre par excellence, se voit refuser des aides européennes pour la simple raison qu’il ne figure pas dans la taxonomie des carburants dits propres, par exemple ou parce que les acteurs de la filière ne soient pas bien catégorisés.
L.D. : Nos enjeux sont en effet nombreux. Nous avons des sujets sur les réglementations, les outils de garantie tels que le suramortissement vert, la taxonomie ou encore l’affectation des revenus tirés des quotas d’émissions carbone (ETS) pour la partie française qui devraient revenir au maritime mais il faut s’assurer que le vélique y soit associé. Au niveau international, il s’agit aussi de s’insérer, dans le cadre de la stratégie révisée de l’OMI, dans les mesures techniques et économiques de moyen terme, qui doivent être adoptées l’année prochaine.
Où en êtes-vous dans vos démarches sur le suramortissement vert ?
L.M. : Avec Wind Ship, nous avons porté un amendement taillé pour les PME et sur le vélique. En 2023-2024, la commission européenne a fortement réduit l’intérêt du dispositif mais le vélique reste complètement éligible au titre des nouvelles définitions proposées par l’UE.
L.D. : Les armateurs véliques, comme tout armateur, avaient droit à ce suramortissement, mais qui n'était pas à un niveau très élevé. Grâce à notre lobbying avec Armateurs de France, il a été amélioré. Aujourd'hui, on plaide pour que la France transcrive une possibilité offerte par le droit européen qui consiste à bonifier ces taux de suramortissement pour les TPE et les PME, dont font partie les néo-armateurs.
Quel est le calendrier ?
L.D. : L’amendement a été adopté par l’Assemblée nationale en première lecture. Mais l’ensemble du texte ayant été rejeté, nous l’avons déposé dans le cadre de l’examen du PLF par le Sénat. Si le gouvernement passe en force en actionnant le 49.3, il nous restera à espérer que le gouvernement ait intégré le fait qu’au niveau parlementaire, ces amendements auraient été adoptés. S’il est adopté, il entrerait en vigueur au 1er janvier 2025.
Le rendement économique des solutions véliques devait dépendre des coûts des futurs carburants et du prix donné à la taxe carbone. Cela nécessite un portage particulier pour obtenir des politiques publiques un cadre réglementaire adapté. Vous militez dans ce sens ?
Laurent Martens : La logistique des carburants est encore prégnante dans les politiques au niveau européen mais quand on propose de rajouter la propulsion vélique à la liste de carburants propres, on ne rencontre pas d’opposition. Car personne ne peut être contre le vent, énergie gratuite, ressource infinie, sans émissions.
L.D. : Un renouvellement de la commission européenne est en cours. Une nouvelle stratégie maritime va s'écrire et sans préjuger ce qu’il adviendra, il est fort probable que le vélique soit un des fers de lance de la nouvelle industrie bleue qui serait portée et défendue par l'Union Européenne.
Vous sentez cette évolution au niveau européen en ce moment ?
L.D. : Le commissaire européen désigné aux Transports [Apóstolos Tzitzikóstas, le commissaire désigné aux Transports, NDLR] a quand même mentionné, dans son discours d'intronisation de trois heures, la propulsion par le vent qu’il a qualifiée comme des technologies à développer. Nous avons en Europe les ressources industrielles pour donner corps à cette filière, à tous les maillons de la chaîne de valeur, de la construction à l’intégration. Il y une opportunité à ce niveau. Et la France a une longueur d’avance grâce à la densité de son écosystème. On voit parallèlement émerger des intérêts en Espagne, en Finlande, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Vous ambitionnez de créer de nouveaux armements. Un problème de taille critique ?
L.D. : Il y a actuellement 50 navires véliques en service dans le monde et le carnet de commandes en compte plus d'une centaine. Nous sommes en mesure de dire qu’à horizon 2030, 500 navires (en commande ou construction) seront équipés de systèmes français, soit un chiffre d’affaires de 1,6 Md€ pour les équipementiers. En France, on recense 16 néo-armateurs ou futurs néo-armateurs véliques. Ce sont souvent des start-up qu’il s’agit d’accompagner pour qu’elles sortent de ce statut et accède à un vrai statut d’armement.
L.M. : Pour être visible des chargeurs ou des commissionnaires, les usagers, il faut être en mesure de proposer une cadence, une régularité, de la capacité... Or, pour opérer ne serait-ce qu’une seule ligne, surtout sur le transatlantique, il faut déployer cinq ou six navires. Pour devenir un armement crédible, il faut donc très vite développer une flotte et aligner des lignes. L’enjeu est de les porter à ce niveau.
L'accélération est manifeste. L'offre de gréements s'étoffe. Les néo-armateurs ont lancé leurs premières commandes. La fabrication des voiles est sur les rails avec plusieurs usines en France. Les technologies et les matériaux évoluent rapidement. Les outils d’aides à la navigation se sophistiquent pour gérer l’intermittence du vent. L’industrialisation est le prochain virage à opérer ?
L.D. : On y est ! C'est la raison pour laquelle on a mené en 2023 une étude de faisabilité sur le passage à un changement d'échelle pour qu’un armateur n’ait plus demain à se poser la question de savoir si l'entreprise qui lui a vendu son gréement existera encore demain. C’est d’ailleurs cette étude qui a permis d'enclencher le pacte vélique qui a réussi le tour de force de fédérer autour du secteur quatre grandes organisations [Armateurs de France, Gican, Cluster Maritime Français, Association des utilisateurs du transport de fret, AUTF, NDLR], mais aussi une société de classification [Bureau Veritas, NDLR] et des financeurs [Banque Populaire Grand Ouest – Crédit Maritime, CIC, Go Capital, Épopée Gestion, Atlante Gestion, FIMAR, NDLR]. Ce pacte constitue le signal déclencheur du changement d’échelle nécessaire à la consolidation de ce marché émergent.
Quels sont les verrous qui restent à lever ?
L.D. : Le premier d’entre eux reste le financement d’un navire. Les incertitudes sur les performances techniques et économiques (coût de l'intégration) des systèmes, qui en était un autre, ont été en partie levées. Les réglementations techniques et fiscales restent un sujet. Faire évoluer le corpus réglementaire est un travail de fond. Amortir les premières productions est complexe à mettre en œuvre car les fonds de R&D ne sont plus mobilisables sur des navires en exploitation. Le surcoût doit donc être absorbé par l'armateur qui doit accepter de payer plus cher un premier gréement sans doute moins bon que le second, lequel sera bien moins cher... En tant qu’armateurs, il faut donc être extrêmement volontariste et/ou disposer d’une assise certaine pour accepter le risque. Cette conviction est requise de la part des banquiers, des investisseurs mais aussi de l’État, dont il est attendu un cadre fiscal permettant d’alléger l’ensemble de ces contraintes.
L'intérêt est éveillé chez les armateurs conventionnels qui multiplient les expériences. Mais ils ont besoin de retours d’expérience et de réassurance en termes d’efficience, de fiabilité des équipements, et d’opérabilité.... Le tout ne rend-il pas le processus de décision trop long ?
L.M. : On exerce ce rôle de courroie de transmission pour ce qui relève de la vérification et de la crédibilité des données…Les arbitrages pour les navires propres de 2050 doivent se prendre aujourd’hui. Les niveaux d’investissements requis engagent financièrement les armateurs à long terme. Ils ont face à eux plusieurs technologies radicalement différentes, à des niveaux très variables de maturité technologique, industrielle et de commercialisation. Les décisions prennent donc du temps.
Est-ce que la maîtrise par la France de la chaîne de valeur vélique est importante pour des enjeux de sécurité énergétique ?
L.D. : S’appuyer sur l'énergie du vent réduit le besoin énergétique et libère de la capacité pour les usages terrestres. C’est sans doute ce qui aiguillonne l'intérêt de l’État pour le vélique. L’écosystème français se matérialise par la densité des acteurs et des offres sur les huit grandes familles de technologies, qu’il s’agisse de rotors, des profils aspirés, des ailes rigides avec différents types d'articulations, les profils minces, les kites… Les acteurs nationaux sont capables de sortir des ailes très performantes au point d’assurer une motorisation principale, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui des autres solutions proposées.
Nous avons une diversité de concepts et sommes sur un niveau de maturité au seuil de la commercialisation. En revanche, les rotors les plus vendus aujourd’hui restent ceux de Norsepower et les profils aspirés, ceux de bound4Blue et d'Econowind. L’enjeu est donc bien de positionner les équipements français sur le marché international.
Avoir l’engagement des chargeurs de renom et une proposition technique, industrielle et commerciale ne suffisent pas toujours. Neoline a achoppé sur les derniers millions pour boucler son plan de financement. Zéphyr et Borée bute sur des contre-garanties bancaires. Comment lisez-vous cette contradiction ?
L.M. : Qu’il y a encore beaucoup à faire sur les notions de garanties stratégiques.
L.D. : Cela questionne la capacité à positionner l’offre française. Il y a cette idée en France que quand on a soutenu financièrement, on a mis une filière sur les rails. Un secteur s’accompagne sur un temps qui n’est pas celui du politique mais celui de la construction. Il faut des années pour monter en compétences, rassurer sur les performances, disposer de ROI validés. On est toujours très heureux d’avoir de nouveaux projets, mais il en faut d’autres sans quoi cela restera des épiphénomènes et la France n’en sera pas nécessairement la porteuse.
Propos recueillis par Adeline Descamps
L'état de la flotte vélique française
Selon les données de Windship, huit armateurs conventionnels testent des solutions véliques. Une dizaine de navires français sont équipés de systèmes véliques ou les ont testés (Canopée, Grain de Sail I et II, Anemos et Artemis, Persévérance, Ville de Bordeaux, Marfret Niolon, Isabelle, Alcyone, MN Pélican ayant servi de plateforme de test pour la voile Wisamo). Treize autres sont en commande (2 Orient Express, 1 Neoliner Origin, six sisterships d'Anemos, 1 trimaran Vela, 3 rouliers LDA). La dernière commande, Windcoop, est imminente. Et les deux porte-conteneurs à voile (Grain de Sail III et celui de Zéphyr & Borée pour le compte d'un collectif de chargeurs) devraient se confirmer en 2025.
D’après le diagnostic réalisé récemment par Capvent (qui réunit Wind Ship, Centrale Nantes, le Campus des métiers et qualifications du nautisme Pays-de-la-Loire et le Centre académique de formation continue de Nantes), 1 100 recrutements ont été enregistrés ces trois dernières années tandis que 2 300 emplois sont à créer d'ici 2030.