Après an et sept mois de vie partagée entre les trois ports du Havre, de Rouen et de Paris formant le premier ensemble fluvio-maritime créé en France, Haropa Port a présenté le bilan d’une première année pleine avec changement d’échelle. Un exercice insuffisant pour faire la révolution dans les trafics si tant est que cela ait été un objectif à un moment donné.
Dans un « contexte inédit d’accumulation de crises exogènes », rappellera le président du conseil de surveillance Daniel Havis – « une inflation que les moins de 40 ans n’ont jamais connus », une production en recul dans les pays du G20, un PIB qui a marqué le pas dès le deuxième trimestre, une économie chinoise suspendue aux épisodes épidémiques et une guerre aux portes de l’Europe –, les ports sont « forcément impactés ». Cela étant, « nous avons fait mieux que résister », ajoutera Stéphane Raison, le président du directoire, accompagné de son équipe en partie renouvelée l’an dernier : Florian Meyer au Havre et Dominique Ritz à Rouen.
Confirmation pour le conteneur
En 2022, le trafic maritime de l’établissement portuaire unique s’est élevé à 85,1 Mt, en hausse de 1,9 %. En haute mer, il n’était pas du tout évident que le premier port français pour le conteneur réitère son exploit (à l’échelle française) de l’an dernier, à 3,092 MEVP. Il se maintient au-dessus de la barre symbolique en faisant légèrement mieux, avec 3,102 MEVP en unités équivalent vingt pieds (+ 0,3 %). En tonnage, en revanche, la boîte s’affaisse de 4,6 % (28,44 Mt), résultant « d’un peu moins de transbordements et d’un peu plus de conteneurs vides », justifie Stéphane Raison.
Á l’instar de Dunkerque, le port normand fait mieux que les grands voisins nord-européens où le conteneur a été, ces deux dernières années, sanctionné par les reports d’escales et la congestion des terminaux. La gestion quotidienne des terminaux havrais a néanmoins été l’an dernier perturbée au point de frôler la saturation, en raison de la désorganisation des services maritimes, du non-respect des fenêtres d’escale et des effets d’anticipation des chargeurs qui ont sur-commandé alors que la consommation pointait dangereusement vers le bas. Les entrepôts ont dans ce contexte vite atteint leurs limites.
Un investissement inédit
Mais la grande affaire de demain pour Le Havre reste la concrétisation des annonces du leader mondial du transport maritime de conteneurs MSC qui a promis 700 M€ d’engagements financiers l’an dernier dans la foulée de sa mainmise complète sur deux des trois terminaux de Port 2000.
L’armateur suisse entend porter la capacité nominale du terminal de 1,5 à 4 MEVP et configurer ses installations pour recevoir des porte-conteneurs de 24 000 EVP, qui ne peuvent à ce jour qu’accoster chez le voisin, Terminal de France (1,46 MEVP), opéré par GMP dont est actionnaire en partie CMA CGM. Au Havre, jusqu’à présent confiné dans son statut de port hinterland, MSC offre l’opportunité de devenir un hub de transbordement.
« Un tel niveau d’investissement ne s’était pas observé depuis longtemps », souligne Stéphane Raison, qui a naturellement beaucoup d’attentes en termes de nouvelles lignes et de trafics. De récupération de volumes aussi. « C’est un élément nouveau pour développer le transbordement au Havre mais ce n’est pas que cela. Ce hub va nous apporter des volumes complémentaires en hinterland car on aura des lignes supplémentaires. On a une partie du trafic français qui passe aujourd’hui par les terminaux de MSC à Anvers et qui pourrait revenir au Havre ». Potentiellement.
MSC opère actuellement une trentaine de services à Anvers mais dix-neuf au Havre. Que se passera-t-il une fois les nouveaux outillages (21 portiques, 80 RTG) et les lignes en place ?
Le Havre attend aussi toujours le retour d’Eurosal (marque commerciale de CMA CGM), opérée avec Hapag-Lloyd et Cosco, suspendue en juin 2021, en raison de la congestion portuaire en Europe du Nord. Cette ligne reliant l’Europe du Nord à la côte ouest de l’Amérique du Sud et aux Caraïbes est symbolique pour le port normand car il est une escale historique du service.
Un terminal trimodal confié à Medlog
L’investissement de MSC est à remettre en perspective avec l’attribution le 6 janvier dernier du terminal de Bruyères-sur-Oise à Medlog, la filiale logistique de MSC.
« Nous avons reçu trois projets de qualité et multimodaux, précise Antoine Berbain, directeur du port de Paris. La spécificité de celui de Medlog était d’être trimodal avec la volonté de développer du ferroviaire et du fluvial. Nous apportons pour notre part un terminal ferroviaire, qui avait été développé en 2021 sur 9 ha dans le cadre du plan de relance ».
L’infrastructure dédiée à la desserte en conteneurs de la zone du Grand Paris et des bassins de consommation proches devrait économiser un million de trajets routiers sur une période de dix ans. « L’idée est de récupérer de la marchandise import/export à différents points du corridor entre le Havre et Paris », ajoute Stéphane Raison.
Retour des vracs liquides
Alors qu’une guerre aux portes de l’Europe a touché une région essentielle au système énergétique européen, les vracs liquides terminent l’année en hausse de 4,7 % (40,1 Mt) dont près de 19 Mt de pétrole brut (+ 23,1 %). Les deux raffineries de l’axe Seine ont donc fonctionné à plein régime. Les produits raffinés ont, eux, dévissé de 10,6 % (15,5 Mt).
En 2024, du moins espère la direction, le FSRU (Floating storage and regasification unit), un méthanier de regazéification de 170 000 m3 opéré par TotalEnergies avec GRTgaz, l’opérateur du réseau de transport de gaz en France, devrait apporter 5 Mt de flux par an.
« C’est un nouvel appui au développement des trafics, des nouvelles recettes mais aussi une capacité qu’on n’avait pas encore explorée jusqu’à présent : l’avitaillement en GNL de porte-conteneurs et de rouliers », estime Stéphane Raison, qui avait accompagné la création de celui de Dunkerque, conscient que ce genre de projet n’est pas sans susciter des remous. Le Havre ne fera pas exception de ce point de vue.
Le terminal d’importation flottant sera le cinquième en France, après ceux de Dunkerque, de Montoir-de-Bretagne (Nantes-Saint Nazaire) et de Fos-sur-Mer (Fos Cavaou et Fos Tonkin). C’est pourtant au Havre que le premier avait été installé en 1965 pour être fermé en 1989.
Céréales en forme, passage à vide pour le BTP
L’établissement portuaire tire également profit de la campagne céréalière qui a offert à Rouen, premier port céréalier européen, un trafic de 8,6 Mt sur les quelque 14 Mt de vracs solides. « Le conflit en Ukraine a généré une demande accrue et issue de pays rarement desservis ces dernières années, notamment sur le second semestre, où 5 Mt ont été chargées, un record pour cette période de l’année », commente le dirigeant.
En revanche, après avoir bien profité des grands chantiers sur l’axe Seine, quand ils étaient dans des phases nécessitant beaucoup de matériaux, l’ensemble portuaire accuse une chute des agrégats de 4 % (2,3 Mt), témoignant d’un cap dans l’agenda de certains chantiers à moins que cela ne soit la hausse particulièrement dissuasive des prix des matières premières.
Pénalisé par les problématiques des constructeurs automobiles qui ont dû suspendre la production faute de semi-conducteurs notamment, le roulier a perdu 11 points de pourcentage avec 265 000 véhicules.
Partant de loin, la croisière a retrouvé un peu de couleurs avec 171 escales et 301 000 passagers sans pour autant retrouver son niveau de 2019. En 2023, 220 escales et plus de 450 000 passagers sont attendus.
Fluvial en baisse de 6 %
Avec 21 Mt, le trafic fluvial dévisse de 6 %, pénalisé par la filière de poids qu’est le BTP (11,1 Mt, - 9 %) et que la dynamique des céréales (+ 30 %) n’est pas parvenue à compenser avec son tonnage de près de 3 Mt. Néanmoins, les conteneurs manutentionnés au terminal Paris Terminal SA (207 645 conteneurs, 120 000 EVP), ont augmenté de 25 %, tirés par de nouveaux services fluviaux lancés par Greenmodal/Hapag Lloyd en septembre 2022 et par Fluviofeeder/Marfret en novembre 2022.
Quant à la chatière, vieux serpent de mer havrais, l’enquête publique vient de se clôturer, suggérant la fin du cheminement administratif ainsi que la publication d’un arrêté préfectoral dans les semaines qui viennent. L’autorité portuaire se montre confiante et maintient son calendrier. Cette liaison fluviale directe, qui fait la jonction entre les terminaux de Port 2000 et le port historique du Havre, pourrait être une réalité en 2024.
Report modal en légère amélioration
Le report modal s’est légèrement amélioré. Les parts modales du fer et du fleuve sont passées de 12 à 13,3 % sur les conteneurs en sortie du Havre à fin octobre (le fer est passé de 4 à 4,6 % et le fleuve de 7,9 à 8,7 %). Soit 33 000 EVP transportés de plus qu’en 2021.
Mais, désamorce Stéphane Raison, « la vocation qui nous a été assignée en tant que corridor logistique multimodal nous oblige à accélérer ».
Ici se construit l’industrie et la logistique de demain : décarboné et multimodal. C’est la nouvelle signature du port de l’axe Seine. Haropa Port a en effet multiplié en 2022 les initiatives pour faire émerger « un écosystème industriel décarboné », donner corps à « un corridor logistique multimodal » et devenir un centre de distribution multi-énergies. En usant largement des appels à manifestation d’intérêt et autres appels à projets.
Dans le cadre de son premier appel à manifestation d’intérêt (AMI) destiné à développer une logistique urbaine fluviale et décarbonée sur 32 sites de l’axe Seine, l’initiative portée aux côtés des métropoles du Havre, Rouen et de Paris a suscité une vingtaine de marques d’intérêt.
Près de 20 % des investissements fléchés vers les transitions
Dans son projet stratégique à horizon 2025, les transitions écologique et énergétique ont représenté 16 % des investissements en 2022 et seront portées à 19 % en 2023. De ce point de vue, l’année 2022 a été marquée par des dossiers sur lesquels la place portuaire a quelques attentes.
Alors que 9 Mt de CO2 ont émis sur l’axe seine, dont 7,5 Mt captables, il s’agit de décarboner au plus vite les grands industriels. « Si on n’arrive pas à traiter le carbone de nos industries, on les perdra, et les trafics qui y sont associés », rappelle Stéphane Raison, dont la fibre industrielle pour un directeur de port peut étonner.
Dans cette logique, Haropa Port, avec les associations Synerzip-LH, Incase-Industrie Caux Seine et Upside Boucles de Rouen, ont répondu conjointement à l’appel à projet lancé par l’Ademe pour développer des zones industrialo-portuaires bas carbone.
La direction portuaire croit aussi à la duplication de nouvelles initiatives des chargeurs telle celle d’Ikea sur le dernier km, qui livre depuis décembre dernier ses clients parisiens par le fleuve et par véhicules électriques, « évitant ainsi 300 000 km par an à ses camions entre son dépôt de Gennevilliers et Paris. C’est un marqueur important de ce que l’on peut faire en logistique ». La précédente initiative remonte à une décennie, il s’agissait de Franprix.
Réseau multi-énergies
Le port est aussi à l’initiative du déploiement d’un réseau de stations multi-énergies (GNL, GNV, hydrogène) sur cinq plateformes multimodales dans la région francilienne, à Gennevilliers, Bonneuil-sur-Marne, Limay, Bruyères-sur-Oise et Montereau. Deux d’entre elles ont été attribuées à Engie (Gennevilliers et Limay) et les trois autres au groupe H2O. « Il s’agit de faire émerger un réseau de distribution d’énergies vertes pour la mobilité lourde, visant à la fois les camions, les barges et les navires, développe Antoine Berbain. Gennevilliers a une spécificité. Il y aura en outre de la production d’hydrogène ».
Plastic Valley, des flux à capter
Aussi, le port attend beaucoup du nouveau cluster industriel « Plastic Valley », implanté sur la zone industrialo-portuaire de Port-Jérôme. L’écosystème dédié au recyclage et à la production de plastiques renouvelables de nouvelle génération est en cours de structuration autour notamment des projets de Eastman (investissement de 1 Md€) et de Futerro. Autant de flux à capter...
« Ces initiatives sont autant de préfigurations de la transformation et décarbonation de la chaîne logistique et de l’industrie. Toutes ces décisions vont nous amener à une profonde mutation du monde industriel », veut croire Stéphane Raison, qui veut manifestement que le premier ensemble portuaire français soit à l’avant-garde.
Au total, en 2022 ce sont 555 M€ d’investissements publics et privés qui ont été fléchés vers la construction de cet écosystème industriel décarboné, dont quelque 300 M€ d’investissements privés. La société a dégagé un chiffre d’affaires de 375 M€ en 2022 (352 M€ en 2021). Les recettes domaniales, alimentées aux deux-tiers par la logistique, y ont contribué à hauteur de 56 %.
Adeline Descamps