« Il a suffi d'une pandémie et d'une flambée des prix du pétrole et du gaz pour que l’on réfléchisse vraiment aux carburants alternatifs. Le méthanol, l'ammoniac et l'hydrogène sont désormais bien établies dans les reflexions en cours », assure Gibson dans une ses chroniques hebdomadaires. Alors que les consultations sont en cours au niveau européen sur le paquet législatif Fit for 55 qui déterminera à quelle sauce environnementale devra carburer la flotte européenne à échéance proche, les ingénieurs et techniciens planchent depuis un certain temps déjà sur les systèmes propulsion de demain qui détermineront les combustibles de soutes futurs.
Une idée fait désormais consensus parmi les propriétaires et affréteurs de navires : pour réduire l'impact global sur l'environnement, il n’y aura pas de solution unique mais plusieurs options possibles sous la forme d’un mix énergétique de carburants alternatifs associés à des systèmes hybrides (batteries, piles à combustibles) en fonction du type de navires, de la nature de son fret ou de son exploitation commerciale…
Doutes et perplexité
Faut-il associer cette prise de conscience désormais ancrée au déluge de commandes de navires de cette année ? Pas certain, répondent les courtiers. La frénésie dans les reflète d’abord et avant tout l'amélioration actuelle du marché du transport maritime et la confiance de ses acteurs en l’avenir même si le coronavirus continue de darder.
En revanche, le durcissement des réglementations internationales sur les émissions polluantes entretiennent bien le doute quand aux choix à opérer d’autant qu'il s'agit d’engager du capital sur une durée de vie de navire, à savoir 20 à 25 ans. Et à l’évidence, la transition énergétique appelle une révolution dans la propulsion et les combustibles de soutes puisque l’hydrogène, le méthanol ou encore l’ammoniac suscitent un forte adhésion mais dont la faisabilité technique et viabilité économique restent à prouver. En attendant que la brume se soit dissipée, l’armateur s’est-il abstenu ces dernières années de lancer les commandes ?
2021 en contraste saisissant
La perplexité pourrait expliquer le ralentissement de la croissance des commandes dans certains segments du transport maritime les trois dernières années, après une décennie où la faiblesse des taux de fret a été principalement le fait des commandes excessives des années antérieures, grand péché d’orgueil des transporteurs. 2021 rompt avec l’austérité budgétaire.
Selon Clarkson Research Services, à fin novembre, les contrats de construction avaient bondi de 138 % par rapport à la même période de l'année précédente, pour atteindre un tonnage de 45,07 millions de tonnes brutes compensées (TBC). Les chantiers navals chinois en ont raflé la plus grande avec 49 %, devant les coréens (38 %).
Un ralentissement non uniforme
Fin octobre, selon la société de courtage, les navires en commande représentaient 9,3 % de la flotte en exploitation (204 millions de tpl) contre 7,5 % fin 2020 avec 67 Mtpl, 95 Mtpl en 2018 et 78 Mtpl en 2019. Les vraquiers (64 Mtpl), les porte-conteneurs (60 Mtpl) et les pétroliers (51 Mtpl) ont totalisé 86 % du carnet de commandes. Considérés en pourcentage de la flotte en exploitation, la part des vraquiers et des pétroliers est faible à 7-8 %, tandis qu’elle est de 21 % pour les porte-conteneurs.
Le ralentissement des commandes au cours des trois dernières années n’est toutefois pas uniforme selon les segments. Il est surtout porté par la discipline des propriétaires de vraquiers qui ont restreint leur appétit pour le neuf (44 Mtpl en 2018 mais 23 Mtpl en 2020). L’astreinte reflète surtout les taux de fret durablement faibles du segment depuis la fin d’un super-cycle en 2008 et la confiance alors limitée des armateurs dans une amélioration rapide de leur marché. Le repli des capesize est encore plus manifeste : de 21 à 7 Mtpl entre 2018 et 2020.
Etant donné que les pétroliers et les méthaniers ont gardé un niveau de commandes étale, ce sont bien les porte-conteneurs qui ont gonflé la flotte mondiale, à raison de 2 Mtpl en trois ans, placés dans des navires de plus de 8 000 EVP. Cette année encore, la passation de marchés pour de nouveaux porte-conteneurs, dont l’envolée est spectaculaire, éclipse celle modérée des vraquiers alors que la retenue est évidente pour les pétroliers.
Hausse des prix
La hausse des prix est une autre tendance majeure de l’année sous l'influence de la flambée du prix de l'acier et du resserrement des créneaux disponibles dans les chantiers navals. Les courtiers font état d’un renchérissement de l’ordre de 30 à 45 % pour les grands porte-conteneurs et de 25 à 35 % pour les grands vraquiers et pétroliers au cours des douze derniers mois.
L’impact sur la future flotte de ce déluge de dépenses reste un sujet au vu du déferlement de nouveaux navires attendus d’ici 2023 : quelque 13 Mtpl doivent être livrés d'ici la fin de cette année tandis que 78 Mtpl sont prévus en 2022 et encore 70 Mtpl de plus en 2023, sans doute davantage puisque la photographie de Clarksons a été figée à fin octobre.
Gérer l’afflux de navires tout en maintenant les taux de fret à un niveau décent d’exploitation est une autre énigme. Mais la crise sanitaire a livré quelques enseignements précieux sur la gestion des capacités.
S’acquitter de son engagement vert
Comment l'industrie mondiale du transport maritime va-t-elle s'acquitter de son engagement à réduire considérablement ses émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2050 reste une équation à plusieurs inconnues. Les navires intégrant des technologies « vertes » représenteraient déjà une part non négligeable du carnet de commandes, estimé à un tiers du tonnage global.
L’incertitude fait surtout le lit du GNL. Nombreux sont ceux qui pourtant veulent l’enfermer dans un statut de carburant transitoire alors que le « GNL synthétique renouvelable, chimiquement identique à la version fossile, mais neutre en carbone fait de grands progrès », défend Sea-LNG, l’association qui promeut le GNL en tant que carburant marin. L'Elb Blue est ainsi devenu le tout premier navire à être approvisionné en GNL synthétique produit à partir d’énergies renouvelables, lorsqu'il a accosté à Brunsbüttel, en Allemagne, fin septembre.
CMA CGM, qui a déjà 44 navires au GNL à son actif (certains encore en cours de construction et tous prêts pour le bio-GNL), s’affaire aussi pour donner un nouvel horizon à ce carburant qui n’est pas dans les clous dans les réglementations. En achetant du biométhane, il envoie un signe au marché mais l’armateur français a surtout dans le viseur bio-GNL ou biométhane liquéfié. Le graal non fossile peut s’obtenir, soit à partir de biométhane, soit de méthanes de synthèse, soit de l’e-méthane, produit à partir des énergies renouvelables ou de CO2 capté via le procédé Carbon Capture and Storage.
Déjà l’hydrogène liquéfie
La base de données de Gibson recense plus de 530 navires fonctionnant au GNL (ou à d'autres carburants alternatifs) actuellement en commande, dont 20 sont des très grands pétroliers (VLCC) à l’instar du Yuan Rui Yang (319 000 tpl), commandé en 2017, qui vient de terminer ses essais en mer. Il y a en outre deux suezmax au GNL en commande et 41 Aframax/LR2 tandis qu’une quarantaine de navires-citernes sont « LNG ready ». Ainsi, les pétroliers au GNL représentent 23 % du carnet de commandes total du segment.
Le pouvoir d’attraction du GNL sur les porte-conteneurs est réel. Actuellement, le marché est d’ailleurs animé par les spéculations sur le commanditaire à l’origine d’une demande pour 12 navires de 7 000 EVP en double motorisation. Elle serait soutenue par un accord d'affrètement à long terme avec la compagnie israélienne ZIM, qui a déjà dans son pipeline 25 porte-conteneurs au GNL affrétés auprès de Seaspan. Étant donné la forte hausse des prix, il en coûterait environ 120 M$ l’unité.
« Le GNL n'a jamais été considéré que comme un carburant de transition, et personne ne sait vraiment de quel côté le marché va pencher à l'avenir », econnait dans son billet d’humeur hebdomadaire Gibso, dont l’attention se porte déjà sur le Suiso Frontier. Le transporteur d'hydrogène liquéfié (1 250 m3), construit par le japonais Kawasaki Heavy Industries, est sur le point d'entreprendre son premier voyage pour charger depuis l’Australie de l'hydrogène, liquéfié à une température d'environ – 253 °C. Bien que cet exemplaire n'ait pas été conçu pour carburer à l’hydrogène, il est prévu que ses sisterships puissent utiliser leur cargaison comme carburant à l’instar des méthaniers avec le GNL…
Adeline Descamps