La Chine, tour de contrôle des échanges internationaux et vigie de l’activité manufacturière mondiale, déraille depuis que le pays est rattrapé par un virus qu’il n’avait jamais eu à subir par vagues successives comme la plupart des économies de la planète. Premier pays touché par le Covid-19 mais aussi premier à s'en sortir, la Chine vit depuis deux ans selon un cours quasi normal. Jusqu’à ces dernières semaines.
Shanghai, l'un de ses plus stratégiques centres manufacturiers, avec une forte concentration de sous-traitants de l'industrie automobile et de l’électronique, plus grand port à conteneurs du monde et principal hub d’exportation du pays (7,2 % du volume total de la Chine et 20 % du volume de conteneurs, selon des données de la banque BBVA), est soumis depuis la fin du mois de mars à un confinement extrêmement strict.
Premiers décès
Le 18 avril, Pékin a dû se résoudre à annoncer les trois premiers décès (officiels) du Covid à Shanghai tandis que sept autres ont été constatés hier, le 19 avril. Le nombre de nouveaux cas asymptomatiques détectés chaque jour y dépasse encore les 25 000.
Bien que les médias aient relayé des signes de frustration de la part des habitants de Shanghai, tributaires du gouvernement pour leur approvisionnement en produits de première nécessité, l’exécutif chinois maintient une stratégie d’éradication du virus qui consiste à tester, tracer et mettre en quarantaine tous les cas positifs. Cette politique contraint les usines à cesser leurs activités ou à fonctionner en « circuit fermé », c'est-à-dire que les effectifs restent sur place pour maintenir les lignes de production, tandis que les sorties d’usines sont strictement encadrées.
Triplement des prix du transport routier
Jamais depuis l’émergence du virus sur le territoire fin 2019, les fermetures n'ont été aussi massives en Chine : ports et aéroports en fonctionnement limité, usines sous cloche, entrepôts bouclés, transport routier contraint par des permis spéciaux et des tests d’acide nucléique négatifs pour les chauffeurs alors qu'il assure l’acheminement des ¾ du fret dans le pays. En raison de la disponibilité limitée, les prix du transport par la route ont plus que triplé depuis le début de l’année.
Depuis que Shanghai a renoncé au confinement par alternance selon les pans de la ville – un concept qui n’aura pas tenu quatre jours –, les poids lourds n’ont plus accès à Shanghai, Kunshan, Taicang et Nantong, a prévenu Geodis. Les vagues épidémiques ont en effet conduit les autorités à interdire le transport routier de marchandises des zones à haut et moyen risque vers les régions épargnées, explique le transitaire français. Cela inclut le transport de marchandises de Shanghai et de Kunshan vers le port de Ningbo par exemple. Ainsi, outre Shanghai, Dalian, Tianjin, certaines parties de Pékin ou encore Dongguan sont passés en zones rouges.
Temps de séjour des conteneurs en hausse de 75 %
Selon project44, plateforme de visibilité en temps réel sur la chaîne d'approvisionnement, le temps de séjour des conteneurs dans les terminaux de Shanghai a augmenté de près de 75 % depuis le début du confinement pour atteindre huit jours.
Comme annoncé, les compagnies maritimes – Maersk, CMA CGM, MSC, ONE…– ont conseillé à leurs clients de changer le port de destination (COD) pour le fret fragile et sensible au facteur temps, à l’instar des denrées périssables (la Chine est un grand importateur de porc, de poulet, de fruits de mer et d'autres produits frais et congelés) ou dangereux (gaz industriels). D’autant que l’amoncellement des conteneurs réfrigérés sur les quais en raison de l'accès restreint des camions aux terminaux mobilisent toutes les prises électriques.
Maersk est allé plus loin en refusant les réservations du fret à destination de Shanghai pour les produits sous température dirigée ainsi que pour certaines marchandises dangereuses. CMA CGM a recommandé un déchargement dans un autre port en vue « d’un stockage provisoire avant un renvoi à Shanghai lorsque la situation le permettra ». La compagnie renonce aux frais administratifs dans ce cas, sans préciser si la dispense concerne aussi les autres dépenses liées au stockage et au branchement dans le nouveau port d’élection.
MSC a prévenu qu’il allait décharger les reefers dans des destinations de son choix, à moins que les clients ne « spécifient une préférence dans un délai de sept jours ». Des frais supplémentaires pour le transbordement, le stockage, la location d'équipement et le raccordement électrique pourront s'appliquer le cas échéant.
Contamination expresse
La vague de nouveaux cas gagne chaque jour plus de terrain. Elle frappe désormais les villes côtières de Dalian et Tianjin au nord et Xiamen et Dongguan au sud, tandis qu’à l’est, Ningbo qui, en janvier, devait faire face à un regain épidémique, semble revenir à la normale. Aucun ramassage de LCL ou FCL n'y est cependant possible pour le moment, le troisième port mondial débordant du fret détourné de Shanghai. Concernées par une augmentation significative des cas positifs, les provinces de Yiwu et Yongkang à Jinhua (au sud de Ningbo) ont été sommées de ne plus déposer de marchandises dans les entrepôts de Ningbo.
Nantong, au nord de Shanghai, devait sortir d’un verrouillage partiel le 15 avril. Les opérations portuaires y ont été sévèrement ralenties, le fret dérouté vers Nanjing. Les mesures partielles à Zhangiagang, où les opérations portuaires et la fermeture de plusieurs usines ont perturbé l’activité, devaient être levées le 19 avril. Tout comme à Kunshan, un important centre de production électronique près de Shanghai. Une partie de Taicang (nord de Shanghai), une autre zone manufacturière dans la province de Jiangsu (qui loge notamment le port de Nantong), reste en revanche confinée.
Les ports intérieurs du delta du Yangtze gagnés par la fièvre
Nanjing, le plus grand port intérieur du pays, est le dernier en date à signaler des cas positifs, ce qui a entraîné l'arrêt d'une grande partie de ses opérations le long du fleuve Yangtze alors qu’il souffrait déjà d'une pénurie de pilotes.
Selon project44, les centres de production voisins du Vietnam et du Cambodge font déjà part d'une pénurie de composants chinois pour leurs industries manufacturières. Et les entreprises pharmaceutiques d'Inde, qui s'approvisionnent en Chine pour 70 % de leurs principes actifs, se disent aussi impactées.
Alerte sur l’économie chinoise
« Si aucune amélioration n'est rapidement constatée, tous les équipementiers chinois devront arrêter leur production en mai », a indiqué le 14 avril He Xiaopeng, le patron du constructeur chinois de véhicules électriques Xpeng. Le concurrent de l'américain Tesla a suspendu depuis plus de deux semaines l'activité de sa méga usine de Shanghai.
Un porte-parole de Huawei, le géant chinois des télécoms, qui fournit des composants électroniques, estime également que « le temps est compté ». Volkswagen, investi en coentreprises à Changchun et à Shanghai, s’est déclaré « temporairement incapable de répondre à la forte demande » sur le marché chinois. En l’occurrence, les ventes de véhicules neufs en Chine ont reculé en mars de 10,5 % sur une base annuelle.
Économie malméne
La Chine a posé un premier genou à terre. Le premier consommateur mondial de matières premières, de métaux, de minerais et d’énergies a limité tous ses achats en mars tandis que la croissance des exportations a ralenti par rapport à la tendance moyenne des deux précédents mois selon l’administration des douanes chinoise.
Si l'économie a connu une croissance de 4,8 % au cours du premier trimestre par rapport à la même période l'an dernier, elle reste inférieure à l'objectif annuel de 5,5 % fixé par Pékin pour 2022. Les ventes au détail ont chuté de 3,5 % en mars sur une base annuelle, vient de relever le Bureau national des statistiques. La production industrielle a augmenté de 5 %, un rythme plus lent que celui enregistré au cours des deux premiers mois.
La banque centrale chinoise a annoncé le 15 avril une baisse du taux de réserve obligatoire des banques, une mesure destinée à alléger la pression sur les établissements financiers pour les encourager à accorder davantage de crédits, à des conditions plus favorables, aux entreprises. D'après la banque centrale, cette décision doit permettre d'injecter à long terme 530 milliards de yuans (77 Md€) dans la machine., Un signe avant-coureur. À chaque fois qu’il en a été ainsi, Pékin a ensuite dégainé son arme de revitalisation massive : un grand plan de relance public.
Des signes d’assouplissement ?
Dépassées, les autorités chinoises ont finalement établi des « listes blanches » d'entreprises autorisées à reprendre la production et les opérations à Shanghai (au nombre de 666 à ce jour) parmi lesquelles des constructeurs automobiles, des fabricants de semi-conducteurs et de matériels médicaux.
Le Conseil d'État vient en outre d’interdire les fermetures intempestives des services autoroutiers, des terminaux portuaires, des gares ferroviaires ou des aéroports sans autorisation.
Une décision qui devrait soulager la Chambre de commerce de l'Union européenne en Chine. Dans un courrier adressé au Conseil d’État ainsi qu’au vice-premier ministre Hu Chunhua, en date du 8 avril, son président alertait : « Les mesures actuelles prises pour tenter de contenir la récente épidémie provoquent des perturbations importantes, depuis la logistique et la production jusqu'à la chaîne d'approvisionnement », indique-t-il dans cette lettre non rendue publique mais vue par Reuters.
Selon un sondage récent effectué par la Chambre de commerce allemande auprès de ses ressortissants, la moitié se disait « complètement perturbés ou gravement affectés par la situation actuelle en Chine », dans leur supply chain.
Taux de fret en baisse
Les taux de fret maritime ont, eux, enregistré de fortes baisses en mars, avec une chute d'environ 50 % dans certaines régions. Si la baisse de régime s’ancre dans la durée, il aura donc fallu un putch d’aléas pour casser le thermomètre, dont une flambée épidémique dans la première usine du monde, une guerre aux portes de l’Europe, une inflation incontrôlée aux États-Unis et une explosion des prix tous les produits de base...
Quoi qu’il en soit, au vu des commandes refoulées et du fret qui s’accumulent sur les quais, une deferlante de marchandises est attendue dans les ports de destination une fois que les blocages seront levés. En attendant, temporairement soulagés, ils vont pouvoir mettre de l’ordre dans leurs quais.
Adeline Descamps