Les chantiers navals japonais, qui font encore partie du trio de tête de la construction navale mondiale mais largement distancés désormais par les constructeurs sud-coréens et chinois, semblent avoir définitivement laissé à leurs concurrents le tout-venant. En revanche, ils sont particulièrement actifs sur les navires qui navigueront avec des carburants alternatifs. Le CO2 liquide et l’ammoniac cristallisent leurs centres d’intérêts. Et ils multiplient les associations industrielles, la R&D et les projets dans ce sens.
L’actualité récente en livre encore quelques illustrations. NYK, qui s’est fixé un objectif de neutralité carbone d'ici 2050, entend apporter sa contribution à l’émergence de navires à l'ammoniac et à l'hydrogène. Il vient d’achever, avec ses partenaires industriels MTI et Elomatic, la phase de conception d'un capesize et d'un très grand pétrolier (VLCC) au GNL mais qui pourront être convertis, sans toucher à l’intégrité du moteur ni surcoût démesuré, à l'ammoniac. Sous le nom de code ARLFV (comprendre : un navire alimenté au GNL prêt à être alimenté à l'ammoniac), les trois sociétés entendent appliquer le concept à plusieurs catégories de navires. Ainsi, depuis le lancement officiel du projet en septembre 2021, les conceptions d'un transporteur de voitures et d'un vraquier post-panamax ont été achevées dans la phase 1.
Océan de complexités
Avec l’ammoniac, les industriels affrontent la complexité. Si l’énergie est résolument verte, elle ne se laisse pas facilement dompter. En raison de sa densité énergétique plus faible par rapport au GNL, les cuves de carburant devront être plus grandes pour obtenir la même performance. L’espace commercialisable pour le chargement, ainsi que le poids du fret embarqué, s’en trouveront réduits. Des réservoirs plus grands et/ou supplémentaires affecteront la stabilité du navire et la résistance de la coque.
L'extrême toxicité de l'ammoniac impose en outre de revoir les systèmes de ventilation pour être dans les clous des conventions internationales et/ou réglementations nationales. « Par rapport à un navire conventionnel alimenté au GNL, l'ARLFV devrait permettre une réduction des coûts de conversion de 12 % pour un vraquier de type capesize et de 25 % pour un VLCC », soutient la direction de NYK.
Aux portes de la phase 2 du projet, les partenaires industriels doivent désormais confronter les simulations de la conception à la réalité froide de la construction navale. Les chantiers navals et des fabricants d'équipements marins n’ont pas été révélés mais au Japon, la collaboration est plutôt « made in Japan ».
Navigation sans cadre réglementaire disponible
En simultanée, K-Line, un autres des trois grands acteurs du transport maritime au Japon, vient d’obtenir une AiP de la société de classification ClassNK pour son vraquier de 200 000 tpl alimenté à l’ammoniac. Pour ce projet, le transporteur avance en escadrille : Itochu Corp. (partie prenante dans de nomnbreux projets similaires), Nihon Shipyard, Mitsui E&S Machinery et NS United Kaiun Kaisha et Nippon Kaiji Kyokai pour la construction sont de la partie.
Sur ce sujet, les compagnies naviguent à vue car il n'existe pas de directives internationales concernant l'utilisation de l'ammoniac comme combustible marin. « C'est pourquoi, nous cherchons à obtenir une approbation de conception alternative pour la construction du navire. Une évaluation des risques [étude d'identification des dangers, Hazid] a récemment été réalisée sur la sécurité de l'utilisation de l'ammoniac comme carburant marin, et la conception de base du navire a été évaluée comme assurant le même niveau de sécurité que pour ceux propulsés avec des combustibles conventionnels », indique le consortium qui se donne l’horizon 2026 pour la livraison.
Développement de souteurs d’ammoniac
Parallèlement à cette agitation, les projets liés à l’avitaillement en ammoniac se multiplient. Les souteurs d’ammoniac se développent. Depuis novembre 2021, la société italienne Fratelli Cosulich travaille sur un concept avec la société de classification italienne Rina et l’entreprise singapourienne d'ingénierie SeaTech Solutions. Les trois partenaires s’appuient notamment sur l’expertise acquise pour la conception de deux navires de soutage au GNL actuellement en construction pour l’entreprise italienne dans un chantier naval chinois.
De son coté PaxOcean Engineering, qui exploite des chantiers navals à Singapour, en Chine et en Indonésie, a signé un protocole d'accord avec l'opérateur singapourien de soutage Hong Lam Marine, et la société française de classification Bureau Veritas, pour travailler conjointement sur ces microméthaniers, qui seront sans doute fort utiles.
MOL, Itochu Corp. et Sembcorp ont également reçu une AiP de l’américaine ABS pour le leur trandis qu’en Corée du Sud, la société d'ingénierie KMS Emec, en partenariat avec la compagnie maritime singapourienne Navig8, a décroché le sésame du registre coréen pour un projet similaire.
Produire de l’ammoniac vert à partir d’un FPSO
L'ammoniac vert figure actuellement comme l’un meilleurs paris sur l’avenir pour une propulsion neutre en carbone sur les routes océaniques dans la mesure où il peut réduire jusqu’à 100 % des émissions de gaz à effet de serre. La startup norvégienne H2Carrier s’emploie à le produire en mer. La société a conçu un nouveau système flottant de production et de stockage (FPSO) d'ammoniac vert.
Baptisé P2XFloater, le concept a convaincu la société de classification compatriote DNV, qui lui a accordé une AiP. Le concept s'appuie sur une technologie FPSO éprouvée, associée à des équipements qui ont fait leur preuve pour la production d'hydrogène vert, assure la société. Pour Mårten Lunde, PDG de H2Carrier, l’idée est de fournir « une solution peu coûteuse, rapide et flexible pour produire de l'ammoniac vert à l'échelle industrielle et à un prix compétitif ». `
Raison pour laquelle la jeune société, qui « ambitionne de détenir et exploiter une flotte de P2XFloater », envisage de transformer des gros transporteurs de gaz (VLCG) afin de limiter l’empreinte carbone d'une nouvelle construction, « tout en prolongeant la durée de vie d’une coque existante ». Cette approche est assez typique pour les FSO, qui sont souvent des reconversions de navires.
Le FPSO produirait de l'électricité à partir d'un parc éolien ou d'une autre source renouvelable pour alimenter l'électrolyse de l'eau de mer afin de produire l'hydrogène nécessaire selon le processus dit de Haber-Bosch, qui produit de l'ammoniac liquide en combinant de l'hydrogène et de l'azote sous haute pression et à haute température. L'azote nécessaire sera également produit à bord du FPSO.
« L'AiP couvre tous les aspects du concept de navire intégré, y compris l'intégrité structurelle, l'amarrage, la production et le stockage d'ammoniac ainsi que la manutention de la cargaison », assure Conn Fagan, en charge du développement commercial de DNV pour la production flottante. « L'évaluation AiP a examiné les défis techniques associés à la production d'ammoniac en mer et a conclu que rien d'insurmontable ne devrait empêcher la classification future ».
Les chantiers sud-coréens sur le front
Si les Japonais sont à la manœuvre, les chantiers coréens n’entendent pas laisser le champ libre à leurs voisins. Maîtres absolus de la technologie des méthaniers bien que chatouillés par les constructeurs chinois désormais gourmands de navires sophistiqués, les Sud-coréens ont aussi multiplié ces derniers temps des concepts de navires à l'ammoniac. La société de classification Lloyd's Register (LR) a ainsi accordé à DSME une AiP pour un VLCC de 300 000 tpl. Le grand pétrolier (capacité de 2 Mt de brut) a été conçu dans le cadre d'un projet de développement avec MAN Energy Solutions, pionnier dans la R&D de moteurs propulsés à l’ammoniac.
LR a également travaillé avec un autre chantier coréen, Samsung Heavy Industries (SHI), sur le développement de VLCC à l'ammoniac, le premier devrait être livré au transporteur malais MISC en 2025. Pour ne pas être en reste, Hyundai Heavy Industries (HHI), le premier des grands de la construction navale du pays, a également dévoilé une série de projets de navires fonctionnant à l'ammoniac.
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Des terminaux à l’ammoniac
Pendant ce temps, Yara s’affaire à déployer un réseau mondial d'avitaillement en ammoniac pour apporter le « maillon manquant ». Le fabricant d’engrais (8,5 Mt d’ammoniac par an dans 17 usines) a créé récemment une unité dédiée, Clean Ammonia, qui collabore avec la société de classification DNV, des armateurs et des motoristes, « pour développer des terminaux d’ammoniac et avancer sur le transfert de navire à navire », a expliqué Christian Berg, directeur du développement du marché du soutage chez Yara Clean Ammonia (YCA).
« Nous sommes dans une position unique car nous disposons déjà de la logistique nécessaire pour l'ammoniac, avec une chaîne de valeur de bout en bout, de la production au stockage. Nous sommes également le plus grand négociant d'ammoniac au monde », soutient le dirigeant, qui bat en brèche une idée reçue : la carence en infrastructures.
« Il existe aujourd'hui 130 ports dans le monde équipés d'une infrastructure pour l'ammoniac. L'ammoniac gris est déjà commercialisé et son utilisation comme carburant n'est qu'une question de certification ».
Ces dernières années, Yara a principalement produit de l'ammoniac gris à partir de gaz naturel, mais le groupe norvégien poursuit actuellement plusieurs projets de production d'ammoniac bleu – dans lequel le CO2 est capturé et stocké – et d'ammoniac vert.
Paysage des carburants très incertain
Le choix du carburant est actuellement le chemin de croix des armateurs compte tenu du « paysage des carburants très incertain » selon les mots d’un dirigeant de DNV, les technologies de demain n’étant pas prêtes.
Pour la société de classification, le navire doit donc être conçu et construit de sorte qu’il soit compatible avec plusieurs types de carburants. « Il est important, afin de gagner du temps, d'avoir une certaine flexibilité lorsque les prix, la disponibilité, la qualité et la capacité des futurs carburants seront plus clairs », estime DNV.
Les PCTC (transporteurs de voitures et de camions) de la classe Aurora (quatre commandes fermes et huit options), conçus par Deltamarin pour le transporteur de voitures Höegh Autoliners, ont intégré cette notion de « polycombustibles ». Les navires, dont la livraison est prévue en 2024 et 2025, pourront fonctionner avec différents carburants et seront selon Deltamarin « les premiers navires neufs à porter la mention "prêt pour l'ammoniac" et "prêt pour le méthanol"».
L'époque du carburant unique, simple et standardisé est bien révolue.
Adeline Descamps