Sur terre, la vie a repris un cours presque normal, mais en mer, en dépit de l’attitude proactive de certains pays, des appels désespérés des marins, de la lutte des syndicats pour faire respecter leurs droits et des initiatives de certaines organisations professionnelles, la situation n’évolue guère ou si peu. L'Autorité maritime et portuaire de Singapour (MPA) crée un fonds visant à faciliter le changement d’équipage.
« C'est devenu un salon de discussion. Tout le monde sait où sont les problèmes, avec les compagnies aériennes, avec les visas et avec les autorités sanitaires qui ne reconnaissent pas les marins comme des travailleurs clés. Mais rien n'est fait. L’industrie maritime pourrait bien être obligée – forcée – d'arrêter l’acheminement des marchandises dites essentielles », résume, agacé, Spyros Tarasis, vice-président d’Intercargo, l’association internationale représentant les armateurs de vraquiers.
Parmi les nombreux casse-tête opérationnels que l’épidémie aura infligés figure une pratique d’ordinaire rodée et encadrée par les conventions internationales du travail : le changement d’équipage. Mise à mal par des protocoles sanitaires et des restrictions de circulation propres à chaque pays, dont les textes ne sont pas toujours lisibles, la relève donne du fil à retordre aux propriétaires de flotte et opérateurs de navires, qui se retrouvent dans l'incapacité de fournir des directives claires permettant les transferts des équipages en toute sécurité. Et a fortiori de garantir la santé de leurs employés, notamment en leur donnant un accès rapide aux soins médicaux s’il s’avérait qu’un de leurs employés tombe malade dans une région avec de fortes restrictions.
Les deux principaux goulets d'étranglement sont parfaitement identifiés mais échappent au contrôle du secteur maritime : ils sont créés par la réticence des compagnies aériennes à proposer des vols entre les destinations maritimes et les pays d'origine des équipages et par le manque d'engagement des autorités sanitaires et d'immigration à faciliter les voyages des marins et à délivrer les visas.
Relève d'équipage : Le maritime et l'aérien font cause commune
10 % des marins à bord de vraquiers ont servi entre 12 et 17 mois
Alors que certaines régions se retrouvent à nouveau en état d’alerte élevé pour la résurgence des cas détectés, la problématique de la relève des marins n’est toujours pas résolue. Nombre d’entre eux ont pourtant largement dépassé le temps légal en mer, pour certains plus d’un an. Partout dans le monde, les retards dans les relèves s'accumulent. L'ITF estime que plus de 600 000 marins auront été touchés par la crise, dont 300 000 sont ou ont été bloqués en mer et 300 000 autres en attente de la signature d’un document à terre pour embarquer.
Selon Intercargo, les services ont expiré pour environ 35 à 40 % des marins actuellement à bord des navires. Parmi eux, 10 % ont servi entre 12 et 17 mois, donc bien au-delà de la norme de neuf mois et au-delà des limites fixées par la Convention internationale du travail maritime.
Relève d’équipage, une histoire sans fin
Retour en arrière
Et face à la résurgence épidémique, des pays se mettent à nouveau à renforcer les règles. À Hong Kong, qui avait précocement pris la décision d'ouvrir ses eaux et son aéroport aux marins, la population se montre de plus en plus hostile à leur libre circulation alors que la ville subit une troisième vague de la pandémie. Les dispositions en matière de tests et de quarantaine pour les équipages ont été durcies ces dernières semaines.
Cette décision représente un recul par rapport à l'assouplissement précédent, début juin, lorsque les équipages des cargos faisant escale à d'autres fins – telles que le soutage, l'approvisionnement, la livraison de vente et d'achat, les réparations, l'accostage et les visites – avaient été largement exemptés des exigences de quarantaine.
Malgré les appels incessants des représentants des transporteurs, les gouvernements ont été assez lents à réagir et à désigner les marins comme des travailleurs clés, une solution pourtant unanimement reconnue par tous les acteurs. Au début de l’été, les représentants de treize États, réunis à l’initiative du gouvernement britannique pour un sommet autour de la problématique, avaient pourtant pris l’engagement de lever les barrières aux frontières et d’augmenter le nombre de vols commerciaux pour accélérer les rapatriements. Cependant, faute d'un calendrier, les changements ne sont pas flagrants.
Singapour réussit une relève d'équipage complet
Des navires d’hébergement
Des autorités portuaires, parmi lesquelles Abu Dhabi, Anvers, Busan, Guangzhou, Hambourg, Montréal, la Thaïlande, Barcelone, Port Klang, Long Beach, Los Angeles, Rotterdam, Seattle, Le Havre, ont en outre signé une déclaration, portée par Singapour, par laquelle elles se sont engagées à veiller à ce que leurs ports restent ouverts.
Fin août, l'Autorité maritime et portuaire de Singapour (MPA), qui revendique une moyenne de 300 changements d'équipage par jour en juillet grâce à ses procédures de « corridor sécurisé » pour le transit des marins, a repris l’initiative après avoir durci ses règles alors que la cité-État faisait face à une recrudescence du virus. Associée à la Singapore Shipping Association, au Singapore Maritime Officers' Union et à la Singapore Organisation of Seamen, MPA a lancé le « fonds de résilience de l'Alliance tripartite de la marine marchande de Singapour (SG-STAR) ». Un terme barbare pour désigner une enveloppe de 1 M€ visant à identifier et mettre en oeuvre des solutions concrètes, tels des centres d’hébergement pour les équipages et de dépistage PCR avant et après embarquement.
À cet effet, PSA Singapour mettra ses installations flottantes au terminal de Tanjong Pagar à disposition des marins. Elles seront équipées d'un centre médical sur place. Singapour dispose déjà de hub de « détention » dénommées Seacare Hotel ainsi que du navire d'hébergement POSH Bawean.
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Trucages sur les tests
Pour les opérateurs de vraquiers, la situation est exacerbée par le fait que, par essence, ils escalent dans un plus grand nombre de ports que la ligne régulière. « La situation atteint des proportions grotesques. Nous avons vu des changements d'équipage refusés parce qu'un test ne pouvait pas être effectué dans la fenêtre prescrite de 48 heures avant l'arrivée de l'équipage, alors que le voyage vers le port prend trois jours. Dans certains autres pays qui prétendent autoriser le changement d'équipage, cela ne se fait en réalité que si l'équipage peut être remplacé par des ressortissants du pays », déplore Dimitris Fafalios. Intercargo s’inscrit dans les directives émises par le secteur maritime via l’OMI.
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Solutions radicales
En attendant, la frustration liée aux contrats prolongés pousse les marins aux solutions jusqu’au-boutistes : le refus de naviguer. « La communauté des marins est même en pleine crise de santé mentale », indique la dernière édition de l'indice du bonheur des marins (SHI) publié par la Mission to Seafarers. Les marins australiens ont carrément jeté l’éponge. Les équipages du porte-conteneurs Conti Stockholm et du vraquier Ben Rinnes ont refusé le service, exigeant leur rapatriement. Un des marins du Ben Rinnes est à bord depuis plus de 17 mois.
Adeline Descamps