La famille de la flotte clandestine s'étend aux méthaniers

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TankerTrackers, qui référence déjà les mouvements illicites de pétrole sous embargo, a repéré des transferts douteux entre méthaniers de GNL en toute probabilité issu du site Arctic LNG 2. Ils ne seraient pas les premiers. La probabilité que se développe une flotte fantôme de méthaniers, sur le modèle du pétrole, n'est plus une vue de l'esprit.

Dans le vaste et complexe gisement des sanctions envers la Russie, les grands projets gaziers, dans lesquels sont souvent impliqués les oligarques russes, tiennent une place de choix. Par les recettes fiscales qu'ils sont censés apporter aux caisses de l'État, ils sont considérés par le bloc occidental comme une substantielle contribution au financement de la guerre que le maître du Kremlin a déclarée à son voisin. Parmi eux, le grand complexe de liquéfaction de GNL Arctic LNG 2 bénéficie d'un traitement particulier d'autant que Vladimir Poutine en supervise personnellement son avancement, le projet incarnant ses ambitions arctiques.

En construction, le gigantesque projet (plus de 20 Md$) est, après Yamal (Novatek) et Sakhalin 2 (de Gazprom), le troisième dans la production à grande échelle de gaz naturel liquéfié dans l'Arctique. Ils sont tous trois essentiels au dessein de la Russie, qui veut porter sa part mondiale de 8 à 20 % d'ici 2035 face à ses concurrents américains, qataris et australiens, soit un niveau de production d'environ 100 Mt par an.

Porté par le géant russe du gaz Novatek à 60 % des financements aux côtés, initialement d'entreprises chinoises, japonaises et de TotalEnergies (qui ont suspendu en janvier leur participation et renoncé à leurs responsabilités en matière de financement et de contrats d'achat), le complexe gazier est le clone de Yamal LNG, lui aussi dans la péninsule de Gydan, au nord-ouest de la Sibérie, où il exploite depuis 2017 les ressources de gaz du champ South Tambey.

Arctic LNG 2, dont les trois trains de liquéfaction doivent produire à terme 19,8 Mt de GNL par an, devait être opérationnel à la fin du premier trimestre 2024 pour atteindre en 2026 sa pleine capacité. Mais les sanctions ont quelque peu perturbé le calendrier sans toutefois l'ajourner. Avec le retrait des actionnaires étrangers et le désengagement des grands bailleurs internationaux, le groupe russe doit financer le programme par ses propres moyens et vendre son gaz sur le marché au comptant.

Preuve de la détermination russe, Novatek est parvenu, malgré les sanctions, à achever la structure du deuxième des trois trains de liquéfaction (CBS) qui a été expédié fin juillet depuis le chantier de Belokamenka vers le site à la mi-août. La production a démarré en décembre à partir de la première ligne de production mais Novatek est contraint dans ses expéditions, faute de navires. L'actuel stockage de GNL dans l'Arctique russe est un mauvais signal.

Contraintes de navires

Avec les multiples mises au ban, à effets directs ou indirects, la flotte russe doit pallier son défaut de capacités de transport pour garantir ses exportations énergétiques sans avoir recours au transport et aux services maritimes occidentaux qui en découlent (assurance, classification, enregistrement des navires...), lesquels assurent 90 % du marché mondial.

C'est déjà le cas pour son pétrole, encadré par un mécanisme de plafonnement de son prix, qui autorise le recours aux sociétés occidentales si et seulement si le baril de brut a été vendu à un prix inférieur à 60 $ (largement dépassé depuis l'été 2023).

Jamais à court de ressources, Moscou a trouvé d'autres partenaires prêts à l'aider à contourner le seuil, en ayant recours à de vieux pétroliers acquis auprès de compagnies moins regardantes et dont la gestion est transférée à des sociétés-écrans, à la structure de propriété opaque, assurées et enregistrées en dehors des cercles reconnus (Association internationale des sociétés de classification, Club des 12 P&I mondiaux, etc;) ou encore enregistrés dans des pavillons classés par exemple dans des listes « grise » ou « noire ».

Les pratiques de contournement pour dissimuler les origines des cargaisons sont largement connues, ayant été éprouvées depuis des années pour le transport du brut vénézuélien et iranien. Le pétrole est transféré en mer de navire en navire après désactivation des signaux AIS. C'est ainsi qu'opère un bataillon clandestin pour le compte de la Russie, estimé il y a un temps par BRS à 8 % de la flotte mondiale active de pétroliers (soit entre 700 et 800 et sans doute plus aujourd'hui).

Transbordement proscrit

Si le dernier train de mesures pris par les Vingt-Sept en juin a encore exclu le fait d'interdire les importations de GNL russe (les volumes de gaz liquéfié depuis la Russie représentent encore 11,5 % des importations européennes total, selon le dernier rapport du groupe international des importateurs de gaz liquéfié), il a été en revanche acté de proscrire les opérations de transbordement de GNL de navire à navire dans des ports de l'Union européenne Dans ces circonstances, la probabilité que se développe une flotte fantôme de méthaniers, sur le modèle du pétrole, n'est plus une vue de l'esprit.

Dans le cadre du projet Arctic LNG 2, Novatek prévoyait la construction de 21 méthaniers brise-glace Arc7 d'une capacité de 172 600 m3. Commandés, ils n'ont pas été livrés en raison des sanctions. Entre-temps, la Russie a rencontré des difficultés pour construire ces navires dans ses chantiers si bien que selon les rapports, seuls deux devraient être achevés d'ici la fin de 2024 ou le début de 2025.

Un scénario veut que la Russie ait recours à des transferts de navire à navire (STS) pendant les mois d'hiver au moyen des Arc7 de classe glace déployés dans le cadre de Yamal LNG pour effectuer des STS dans les eaux territoriales vers des méthaniers conventionnels (non classe glace). Quatorze transferts de ce type auraient déjà eu lieu près de Mourmansk cette année.

Premiers STS clandestins de méthaniers

TankerTrackers.com, qui référence les mouvements illicites de pétrole sous embargo, a repéré ce qui est probablement le premier méthanier « fantôme ». Le Pioneer, battant pavillon Palau, a effectué, au nord du canal de Suez, un transfert de gaz vers le New Energy, appartenant à une société émiratie et gérée par une compagnie indienne. Le GNL est issu en toute probabilité de l'usine Arctic LNG 2 où le Pioneer a chargé entre le 1er et le 3 août.

Selon le département d'État américain, les Pioneer et Asya Energy s’étaient déjà livrés en juillet, dans les eaux russes, à un certain nombre de « pratiques maritimes douteuses », telles que la désactivation du système d'identification automatique (AIS) des navires. Des images satellite ont par ailleurs « capturé » l’Asya Energy en train de charger du GNL depuis le terminal Utrenneye de l’usine Arctic LNG 2 entre le 9 et le 11 août.

Un marché de ventes de vieux méthaniers actif

Dans un rapport publié en juin, l’opérateur Flex LNG avait observé un marché de seconde main particulièrement actif pour des méthaniers âgés (à des prix très élevés), suggérant qu'une flotte obscure parallèle pourrait être en train de se former. Autre indicateur émanant cette fois du Centre de recherche sur l'énergie et l'air pur (CREA) : l'augmentation significative du nombre de méthaniers réenregistrés aux Émirats arabes unis et en Inde, pays qui n'appliquent pas les sanctions et où sont domiciliées les sociétés exploitant en partie des pétroliers clandestins.

Jusqu'à 50 navires entrant dans cette catégorie ont été recensés, dont neuf actuellement identifiés comme des navires « fantômes »*. Cinq d’entre eux sont des navires ne relevant pas de la classe glace. Selon le CREA, ils ne pourront donc emprunter la Route maritime du nord (RMN) que pendant les mois praticables (les plus chauds, soit de juin à novembre). Les quatre autres sont des navires Arc4 équipés pour fendre les eaux glacées jusqu'à un mètre d'épaisseur. Pour être parcourue sur un temps plus long, durant les mois les plus froids, la RMN nécessite des navires spécialisés Arc7 ou des brise-glaces. Sur cette base, les chercheurs ont planché sur les différents scénarios qui pourraient permettre à la Russie de livrer les volumes tirés de la première unité de production à ses futurs marchés clés, désormais à l'Est, en dépit de son ostracisation à l'Ouest.

« La Russie dispose de deux options pour le transport maritime vers l'Asie : la route la plus longue, via le canal de Suez, avec 63 jours pour atteindre la Chine et 45 jours pour l'Inde, ou la route maritime du Nord, plus courte, qui rallie la Chine en 33 jours », exposent-ils. Dans un premier scénario, en supposant que le premier train de liquéfaction fonctionne à plein régime et que les neuf méthaniers identifiés soient exploités pour livrer les marchés d'Asie via le canal de Suez, ils devraient effectuer environ 11 voyages. Dans un deuxième, où les navires emprunteraient la RMN pendant la saison chaude de l'Arctique, un navire ne pourrait pas faire plus de six voyages en six mois, transportant environ la moitié de la capacité totale de liquéfaction de d'Arctic LNG2.

Coûts prohibitifs

Les auteurs de cette étude sont conscients qu'ils font abstraction des questions de sécurité et de réglementation (les méthaniers de classe I sont mal équipés pour la navigation dans l'Arctique, même en été, car ils n'ont pas de coques renforcées et ne répondent pas aux normes du code polaire) et des coûts d'assurance sans doute prohibitifs. « Néanmoins, cette option ne peut pas être entièrement écartée, car la Russie a déjà utilisé des navires vieillissants et peu sûrs avec une assurance opaque pour transporter ses marchandises, comme on l'a vu avec les pétroliers fantômes ».

Un troisième scénario impliquerait les quatre navires de la classe Arc4 et un brise-glace nucléaire tandis que les autres effectueraient des voyages toute l'année via le canal de Suez. Dans ce cas, ils pourraient transporter environ 77 % de la production du complexe. Il en faudrait 19 pour en assurer la totalité. En dernier recours, Novatek pourrait aussi suspendre ses opérations et se concentrer sur l'aîné de ses grands projets Yamal LNG, qui a échappé au couperet.

Adeline Descamps

*est défini comme pétrolier « fantôme » un navire détenu et assuré dans un pays n'appartenant pas au G7. Ces navires ont souvent une assurance inconnue ou douteuse et des structures de propriété opaques.

 

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