En sortant du vrac sec, Louis Dreyfus Armateurs met un point final à une longue histoire

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Avec LDA, la France a rendez-vous avec son histoire maritime et industrielle. Il ne peut en être autrement quand il s’agit de la plus vieille compagnie maritime du pays. Louis Dreyfus Armateurs aura accompagné les grands mouvements du vrac à la française. Et contribué à écrire tout un pan de l’histoire du charbon et de la sidérurgie. Aujourd’hui, l’entreprise a largement opéré sa mue vers des services industriels en mer à haute valeur ajoutée, nouvel horizon du shipping en Europe.

Il y a quelques jours, Louis Dreyfus Armateurs a tourné la dernière page d’une histoire que les premières générations du groupe familial ont commencé à écrire il y a 160 ans. Seuls ceux qui ont perdu le fil de l’armateur français (2 500 personnes, 70 navires) auront été surpris par la vente de douze handysize (15 000 et 35 000 tpl) et d’un supramax (40 000 à 60 000 tpl), ces « petits » vraquiers sur lesquels l’historique spécialiste français des capesize (jusqu’à 150 000 tpl) avait resserré sa flotte ces dernières années.

Avec cette transaction décidée avec ses partenaires financiers de long terme, les family officers Roullier et Peugeot Invest, avec lesquels Louis Dreyfus a financé ses navires, LDA ne met pas brutalement un point final à une activité qui représentait encore récemment 25 à 30 % de son chiffre d’affaires. L’armateur s’y emploie à vrai dire depuis au moins vingt ans, cherchant d’abord à s’affranchir des cycles du segment des capesize, un marché par ailleurs trusté par des grands sidérurgistes qui « prennent l’armateur entre le marteau et l’enclume ». Toutefois, il y a encore deux ans, l’entreprise française semblait considérer qu’il y avait un avenir possible pour elle dans l’activité « handy », gageant peut-être sur le durcissement de la réglementation pour mettre tous les compétiteurs au même niveau, soit à armes égales…

« Les navires seront progressivement livrés à leur futur propriétaire dans les semaines à venir », évacue le communiqué avec un ménagement extrême de la sobriété (cinq lignes !), signature de politesse de cette entreprise familiale qui n’a jamais aimé se jeter sous les projecteurs.

L’ensemble a été cédé à un pool d’institutionnels composé de J.P. Morgan Global Alternatives’ Global Transportation Group, filiale de la banque d’investissement qui gère des actifs dans le transport, et l’armateur néerlandais MUR Shipping BV (groupe Macsteel International), qui revendique une flotte de 140 vraquiers, dont 63 en (co)propriété.

L’opportunisme n’a jamais été un gros mot chez LDA. L’armateur a toujours eu l’intuition du bon moment pour vendre. Il devait donc l’être. Le vrac sec partage avec le conteneur le fait d’avoir vécu en 2021 une parenthèse enchantée. Si programmée soit-elle, l’issue fatale n’a rien d’anodin. Dans les sociétés familiales, les « sorties » ne sont pas considérées comme des péchés mortels mais elles ne laissent pas indemnes, affectio societatis oblige. L’abandon de la sismique marine reste un trauma.

Terminal de charbon de Dunkerque ©Éric Houri

Deux histoires qui se confondent

Au-delà, comme il ne peut en être autrement quand il s’agit de la plus vieille compagnie française, le pays se retrouve face à son histoire maritime et industrielle. L’entreprise, dont les origines remontent à la fin du XIXe siècle quand elle n’était alors qu’un armement au service de l’activité de négoce du groupe Louis-Dreyfus avant de devenir autonome en 1903 avec ses premiers navires commandés, aura accompagné les grands mouvements du vrac à la française. Et contribué à écrire tout un pan de l’histoire du charbon et de la sidérurgie dans les années 50 à 70. Pour le meilleur et le pire de la psyché nationale.

En cela, la société a été une cheville ouvrière de la maritimisation des économies lorsque la recherche de compétitivité s’appuyait sur l’importation de matières premières. La France était alors essentiellement approvisionnée par du fer et du phosphate d’Afrique du Nord alors que les ressources nouvelles se trouvaient en Afrique subsaharienne avec le fer de Guinée, du Cameroun, de Mauritanie, le manganèse du Gabon, la bauxite de Guinée… En accueillant des usines « pieds dans l'eau » avec leurs terminaux spécialisés accessibles aux forts tonnages, les ports deviennent alors les lieux d'une nouvelle industrialisation. Le transport maritime de vrac se met au diapason en développant des flottes spécialisées de minéraliers et de charbonniers.

Alors que la plupart des compagnies françaises se limitent aux flux coloniaux, Louis Dreyfus pratique déjà le tramping océanique et a le goût des grands vracs pondéreux. Ses formats vont épouser les développements des aciéries portuaires dans le monde et la demande des grands sidérurgistes français en minerai de fer et charbon (c’était le temps d’Usinor).

L’armement sera de toutes les aventures et de toutes les initiatives jusqu’à fédérer dans les années 60 autour de lui les grands noms du vrac sec parmi lesquels l’ATIC (association des transporteurs et importations de charbon), les Chargeurs Réunis, Saga (Rothschild), SFTM (Worms), Fabre… –, dont l’objectif est de mutualiser l’offre afin de disposer d’une flotte adaptée à la nouvelle demande « vraquière » française alors que les centrales et hauts fourneaux fonctionnent à plein régime.

Lorsque la crise industrielle ébranle les grands secteurs industriels européens, il en est fini de l’âge d’or du vrac français. Tous ses acteurs, dépendants des colonies, ou disparaissent ou se désengagent mais l’acteur de toujours survit aux derniers râles et se retrouve seul aux prises d’une crise sans précédent dans les années 80. LDA, qui s’est toujours méfiée des rentes de situation considérées comme un « opium », doit en grande partie sa survie à son internationalisation inscrite dans son ADN.

Une époque où l’économie était éclairée autrement

Arrière-petit-fils du fondateur du groupe Louis-Dreyfus, Philippe Louis-Dreyfus, qui a aujourd’hui laissé les rênes à son fils Édouard, est l’homme-orchestre de la sortie du vrac et de la diversification dans des activités à forte valeur ajoutée à l’instar de la pose et de la maintenance des câbles sous-marins, de la recherche sismique (LDA exploitera jusqu’à quatre navires avec la Compagnie Générale de Géophysique), des services maritimes à l’éolien offshore ou de l’ingénierie logistique pour les grandes industries (Airbus)… Une stratégie qui exige des navires sophistiqués et des profils qualifiés, les deux prérequis selon lui pour supporter les coûts et les exigences d’un pavillon France. L’originalité de la démarche réside précisément dans le raisonnement à l’envers qui a présidé à la réflexion de la diversification. « Compte tenu des conditions dans lesquelles le groupe veut opérer ses navires (sécurité et responsabilité non négociables), LDA s’est tourné vers des navires techniques qui lui permettent d’amortir plus facilement les coûts découlant de ses conditions d’exploitation », expliquera Philippe Louis-Dreyfus dans un des entretiens au JMM.

« Il faut préserver cette activité qu’est l’armement des navires en France », a toujours prêché le dirigeant, qui à la présidence d’Armateurs de France entre 2002 et 2004, a joué un rôle dans la création du registre international français Rif et de la taxe au tonnage en France.

En vain, en quelques décennies à peine, le secteur français a été balayé, le nombre d’armateurs essoré. À son arrivée en 1996 à la tête de la branche shipping du groupe (qu’il rachètera ensuite), après une première carrière de banquier (banque Pallas - France, président du Crédit Naval...), le groupe s’apprêtait à quitter la France. La raison aurait pourtant voulu qu’il opère sous des cieux plus cléments pour les exploitants de vraquiers, aux Bermudes ou à Singapour…

Le transport de vrac peut être extraordinairement rentable, diaboliquement rentable, mais à d'autres moments, dramatiquement créateur de pertes » Philippe Louis-Dreyfus

Il reprend une activité qui n’a rien de l’héritage facile à gérer. À l’exception de la super décennie entre 2000 et 2010, le vrac sec aura été en crise depuis les années 80 jusqu’à l’émergence de l’épidémie, qui a  offert au segment un été indien. L’affaire a coûté socialement à l’entreprise française pour rester à flot. Les équipages ont été réduits a minima. Les marins européens s’imposent dans les équipages, les Français ont disparu parmi les officiers… C’est à ce moment que l’intention d’en sortir s’est enclenchée.

« Le transport de vrac peut être extraordinairement rentable, diaboliquement rentable, mais à d'autres moments, dramatiquement créateur de pertes parce qu’il n’y a pas d’activité plus volatile. Une société familiale ne peut pas rester dans un métier générant autant d’argent déraisonnablement sur une période courte mais en perdre énormément sur une période plus longue », confiera-t-il quelques années plus tard, refroidi par les montagnes russes des capesize dont le tarif journalier pouvait passer de 200 000 à 5 000 $ en quelques jours.

Il profitera d’ailleurs de l’euphorie des années 2000-2010 pour vendre une partie de ses grands vraquiers alors qu’il transportait encore 45 Mt de vrac. En 2019, il y avait encore trois ou quatre capesize en propriété et deux en affrètement.

Si LDA sort du transport, il assure toujours des opérations dans le transbordement de vrac sec ou liquide. ©LDA

Cap sur la diversification

Avait-il alors une vision claire de ce qu’il entendait par diversification ? « J’avais clairement perçu que pour transporter des tonnes de riz d’un point A à B, les Chinois feraient un peu moins bien mais beaucoup moins cher que le pavillon français. » Philippe Louis Dreyfus, qui a souvent eu tort d’avoir raison trop tôt, a toujours soutenu que le maritime n’est plus consubstantielle à la seule activité du transport et est convaincu depuis longtemps que l'avenir du shipping des économies développées se situent dans les services industriels en mer.

Fort de ces convictions, il va lancer à la fin des années 90 une première diversification en dérivé rationnel au transport de vrac. À force de transporter du minerai de fer d'Afrique ou d'Australie ou du charbon d’Indonésie, les équipes de l’entreprise réalisent qu’il y a « quelque chose à  faire localement pour aider certains pays à être plus efficaces, plus productifs au niveau de la sortie des matières premières », expliquera Antoine Person, qui était alors secrétaire général de LDA, aujourd’hui directeur général adjoint de LDA.

C’est ainsi que le groupe français s’est lancé dans la gestion portuaire dédiée tant aux grands exportateurs miniers qu’aux importateurs avec l’idée de créer au large des simili ports offshore équipés de grues flottantes pour permettre les opérations de chargement et déchargement de pondéreux dans des endroits peu ou pas équipés.

Cette logistique ad hoc, aujourd’hui assurée par sa filiale LD Ports & logistics, a depuis été déployée au service de l’industrie minière et des centrales électriques au charbon aux Émirats arabes unies, en Indonésie, en Colombie, en Inde, au Sierra Leone ou pour des raffineries d’alumine en Guinée et en République Dominicaine.

L'Ile de Molène, inauguré fin juin à Calais, a rejoint la flotte mise au service de ASN. ©LDA

Logistique câblière pour Alcatel Submarine Networks

Les autres diversifications relèveront davantage de choix de stratégie industrielle. Ainsi de la pose et de la réparation de câbles sous-marins à fibre optique. Dans les années 2000, l’entreprise, lauréate d’un appel d’offres lancé par Alcatel auprès de 12 compagnies maritimes, va convaincre le fabricant d'équipements de télécommunications de l’intérêt à disposer de navires pour poser et faire la maintenance de ses propres câbles. Jusqu'alors, le leader mondial des câbles sous-marins se contentait d'être affréteur des navires câbliers et d’une relation classique client-fournisseur. À la place, il se voit embarquer dans une filiale commune avec LDA (51/49 %), qui à un moment donné contrôlera 50 % du marché.

LDA opère aujourd’hui une flotte de six câbliers pour Alcatel Submarine Networks (ASN)/NOKIA et de quatre unités pour Optic Marine (OMS). Fin juin, l'Ile de Molène, nouveau-né inauguré à Calais, a rejoint la flotte mise au service de ASN.

Si le transport maritime des pièces de l’A380 n’a plus de raison d’être en raison de l’arrêt du programme, l’armateur est embarqué avec Airbus sur les autres programmes de l’avionneur, dont l’A320 et l’A220. ©LDA

Logistique maritime pour Airbus

De la même façon, la compagnie maritime a réussi à convaincre Airbus de faire appel au maritime pour transporter les pièces de l’A380 entre ses différents sites de production et les lignes d'assemblage à Toulouse, anticipant sur le fait que le gros-porteur Beluga ne suffirait pas. Sans même y être invité par le constructeur aéronautique européen (était-il seulement au courant ?), LDA va lui proposer une logistique maritime complète jusqu’à imaginer les spécifications du futur roulier. Après des contretemps, qui vont surenchérir le financement du navire, la compagnie maritime finit par convaincre. Elle vend l’idée d’un roulier modulaire afin de pouvoir charger du fret non Airbus dans les temps morts de l’avionneur et présente ainsi un modèle économique qui réduit la facture de la logistique globale du programme (35 M€ par navire).

Le premier sera le Ville-de-Bordeaux, construit sur les chantiers de ST Marine à Singapour. Il y en aura trois au total, avec les Ciuada de Cadiz et City of Hamburg, chacun spécialisé sur un segment de trajet.

Pour opérer le roulier et assurer le fret additionnel, la compagnie française s’associe à son partenaire norvégien Leif Hoegh (et de sa filiale française CETAM), avec lequel elle a déjà eu une aventure commune sur la ligne Marseille-Tunis et quelques opérations de car carrier en short sea. LDA finira pas racheter les parts de Hoegh et devenir seul maître à bord face à Airbus.

« On avait imaginé qu’il n’y aurait pas toujours des bouts d’A380 à transporter, mais pas que la production s’arrêterait. Toutefois, la logistique maritime est désormais intégrée dans la culture Airbus et peut servir aux autres programmes, que ce soit pour les approvisionnements des usines d’assemblage aux États-Unis [Mobile] ou en Chine [Tianjin] », avait commenté Philippe Louis-Dreyfus lors de l’arrêt du programme. Le Ville-de-Bordeaux sera par ailleurs le premier à être équipé d’une voile développée par Airseas (dont Airbus est actionnaire) en complément de sa motorisation thermique.

Après avoir obtenu le transport des composants de l’A380, de l’A320 et de l’A400M, Louis Dreyfus Freight Solutions a signé en octobre 2021 un nouveau contrat de plusieurs années avec Airbus pour les pièces du programme de l’A220 (destinés à remplacer les monocouloirs A318 et A319), qu’il s’agit d’acheminer entre le site de production de Shenyang en Chine et l’usine d’assemblage à Mirabel au Canada. Pour ce nouveau contrat, la filiale spécialisée dans la commission de transport et les services de logistique maritime s’est associée avec l’armateur roulier norvégien Wallenius Wilhelmsen, spécialiste de la logistique des véhicules, en vue d’offrir un combiné route-mer. 

Wind of Change ©Augustin Vandenhove pour LDA

Logistique éolienne pour Orsted

La logistique éolienne procède de la même approche. Avec comme geste inaugural, un appel d’offres que le novice sans expérience dans l’éolien, mais fort de son expertise de 40 ans dans les travaux maritimes complexes et de sa connaissance des sols jusqu’à 8 000 m de profondeur, a emporté face à 17 compétiteurs rompus au secteur. Le contrat a permis d’enclencher la commande du Wind of Change, premier service offshore vessel (SOV) de LDA, livré en 2021, et affecté à la maintenance de fermes éoliennes au large de l’Allemagne (Borkum Riffgrund 1&2, Gode Wind 1&2) pour le compte de l’énergéticien danois Orsted. Depuis, un autre a été mis en service, le Wind of Hope, cette fois pour un parc en Grande-Bretagne (Hornsea Project 2), également pour le Danois.

Pour le champ au large de Saint-Nazaire, où les premières turbines sont entrées en production, TravOcéan, filiale de Louis Dreyfus Armateurs spécialisée dans les câbles sous-marins, intervient pour la mise en place des 100 km de câbles inter-éoliens tandis que LD Tide, coentreprise créée l’an dernier avec la société Tidal Transit, a été retenue pour le transport sur site des techniciens de maintenance.Trois crew transfer vessels (CTV) d’une capacité de transport d’une vingtaine de techniciens ont été commandés, dont un affrété par EDF Renouvelables, l’exploitant du parc de Saint-Nazaire, et les deux autres par GE Renewable Energy, le fournisseur des éoliennes.

LDA va dans ce domaine de plus en plus loin dans les prestations, mais en se contentant pour l’instant des activités périphériques que sont la maintenance des pales, des turbines, la surveillance des parcs éoliens, le transport des techniciens. Il s’est en outre récemment positionné dans le convoyage des pales et des turbines. Mais le spécialiste ne semble pas pour l’heure s’intéresser à l’érection du mât et de la turbine qui nécessite un savoir-faire particulier dans le colis lourd et requiert des jack-up.

Bouts d’aventure sans lien ?

Quand la branche maritime est sortie du giron familial pour bâtir à la carte son propre chemin, elle réalisait 98 % de son chiffre d’affaires dans le transport de vrac. Une part aujourd’hui réduite à 25-30 %. Non sans mouvements de roulis et tangages qui ont fait chavirer quelques expériences, celles sur le ferry (faut-il en déduire que les trafics subventionnés sont un poison pour l’entreprise ?) et sur les autoroutes de la mer (un excès d’optimisme sur le traitement du CO2 ?)… Mais faire commerce de l’adversité a pour l’instant plutôt bien servi les intérêts de la centenaire. Il reste que la France maritime est désormais orpheline d’un grand acteur dans le vrac sec. Horizon indépassable pour des pavillons européens ?

Adeline Descamps

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