Depuis un an, la spirale est infernale. Les navires chargés font la queue devant les ports qui sont encombrés par des montagnes de conteneurs qui ne trouvent pas de poids lourds ou de trains pour être évacués, etc. Plus personne n’ignore le niveau élevé d’interconnexion du secteur, sa souveraineté sur l’approvisionnement en biens de consommation courants et ses effets de cascade depuis qu’un porte-conteneur a bloqué une voie de passage majeure qui a provoqué des retards de navires qui ont crée des congestions dans les ports qui ont retardé des livraisons qui ont creusé les stocks...etc.
Les navires restent des actifs flexibles et en tant que tels, se déplacent sur les trafics où ils peuvent gagner le plus d'argent (actuellement entre l'Asie et les États-Unis). Cette situation a eu pour effet de réduire la capacité sur les autres lignes, où le manque d’offre face à la demande a provoqué à son tour une envolée des prix. Le besoin de navires a été tel que les plus petites unités, qui avaient été chassées ces dernières années des lignes massifiées Est-Ouest, y sont revenues par nécessité. Ces derniers manquent alors aux trafics secondaires. Le tout contribuant au chaos généralisé et à la surchauffe de toutes les routes maritimes. À la source : une double crise de l’offre et de la demande.
En résumé, l’année 2021 s’est apparentée à une chasse (quête serait plus noble) opérée par les chargeurs pour trouver un espace (à tout prix) sur un navire, par les armateurs pour dénicher un navire (à tout pris) disponible, pour les navires de trouver un poste d’amarrage, pour le conteneur un endroit où stocker à quai, etc.
Un problème maritime et non portuaire
De plus en plus de voix s’élèvent pour dire qu’il ne s’agit pas d’un problème maritime mais portuaire. Dans les faits, selon Xeneta, les volumes transportés durant les dix premiers mois de l'année ont augmenté de 5,5 % (par rapport à 2019, 2020 étant marquée par la pandémie) et la capacité de la flotte de porte-conteneurs, de 7,4 % au cours de la même période. Sur les dix premiers mois de 2019, un EVP de capacité nominale a transporté en moyenne 6,2 conteneurs chargés versus 6 en 2021. L’écart est en apparence marginale mais pas à l'échelle de l'ensemble de la flotte, note la société.
C’est dire que la capacité a surtout été « absorbée » par les attentes et les encombrements, car la demande n’a finalement été que de 3 % supérieure à l'offre.
Stabilité et prévisibilité se monnaient chèrement
Le tumulte de l’année peut-il redéfinir les relations commerciales entre les chargeurs et les armateurs, jusqu’à présent basées sur le seul critère du prix (le plus bas) au gré de l’offre et de la demande ? Jusqu’à présent, le jeu commercial voulait que le transporteur joue du court terme quand le marché monte et les chargeurs font valoir la concurrence quand les prix sont en fond de cale ? « Lorsque l'approvisionnement en marchandises est menacé, le prix devient secondaire, le succès dépendant principalement de la livraison des marchandises dans les délais. La fiabilité sera la clé pour naviguer en 2022 », assure Xeneta.
Les chargeurs ont sans doute eu cette année quelque effroi quand, pour répondre à la demande inédite, ils ont voulu expédier de la marchandise en sus des volumes négociés dans leurs contrats. « Les transporteurs étaient jusqu’alors flexibles sur ce point, autorisant les boîtes supplémentaires à bord, mais cette souplesse a disparu cette année, laissant les clients se battre pour l'espace sur le marché spot et avaler les taux plus élevés », poursuit l’analyste.
Le revenu par EVP indiqué par certains transporteurs, notamment au troisième trimestre, reflète cette différence entre les taux fixés et le prix auquel la plupart des boîtes à bord des navires sont expédiées (revenu moyen de 3 561 $/EVP pour Maersk par exemple).
Chat échaudé craint l’eau froide. Les chargeurs, qui sont en train de négocier avec les compagnies leurs volumes de transport, ne sont pas actuellement dans un rapport de force favorable. Mais en revanche ils sont certainement plus disposés qu’avant à s’inscrire dans les contrats pluriannuels et, à leur corps défendant, aux conditions dictées par leurs prestataires… Selon Xeneta, les taux contractuels Asie-États-Unis sont en hausse de 122 % par rapport à 2020, en moyenne à 5 700 $/EVP.
« Pour éviter de payer les tarifs d'aujourd'hui après le fléchissement du marché, ces contrats doivent inclure un mécanisme d'ajustement pour refléter les futures conditions du marché », prévient-il.
De nombreuses inconnues
Le retournement de situation est pourtant la seule chose qui semble à peu près certaine dans un océan d’incertitudes. Car la demande de transport actuelle est artificiellement gonflée par les retards accumulés dans les ports. Les hausses de tarifs extrêmes sur tous les trafics se nourrissent de la pénurie de navires et de conteneurs. Les ventes au détail ont été anormalement fortes en 2021. La fin des mesures de relance publique va ralentir la consommation...
Statu quo en 2022 ?
Pour Drewry, trois éléments plaident au contraire en faveur du maintien du statu quo actuel. Les nouveaux variants du coronavirus, assurances tout risques d’une perturbation prolongée de la chaîne d'approvisionnement, restent la meilleure garantie sur gage de taux spot élevés.
Les compagnies sont par ailleurs assises sur un matelas financier, un flux de trésorerie disponible que Drewry estime bien supérieur à 100 Md$ en 2021 pour les 11 premiers transporteurs. « Cela devrait garantir une nouvelle appréciation du cours de l'action à mesure que les liquidités sont versées aux actionnaires sous forme de dividendes et que de nouveaux investissements sont réalisés ».
Enfin, les conditions de marché actuelles permettent aux compagnies maritimes d’imposer des clauses contractuelles (hors spot) avantageuses alors que les négociations sont en cours. « Les chargeurs vont vouloir sécuriser leur approvisionnement et éviter une forte volatilité des prix. Cela se traduira par des bénéfices durables et des rendements du capital investi plus élevés. »
Tout comme les compagnies, qui n’ont cessé de revoir leurs bénéfices à la hausse tout au long de l’année, Drewry fait de même et estime désormais qu’ils vont se situer collectivement entre 150 et 190 Md$, avec une marge d'environ 43 %
Report sur le fret aérien ?
Y-aura-t-il de l’espace à bord des navires pour tous ? Le fret aérien pourra-t-il être un recours ? En mer ou dans le ciel, les tarifs poursuivent leur course folle. Entre Shanghai et la côte ouest des États-Unis, les prix du fret aérien ont augmenté de 25 % au cours du dernier mois selon la place de marché Freightos, plus de quatre fois les prix habituels.
Les restrictions de la Chine sur le fret dans les soutes des avions de ligne devraient de surcroît maintenir les prix à un niveau élevé. L'administration chinoise de l'aviation civile a déclaré que « seuls les articles liés à la lutte contre les épidémies sont autorisés à être chargés ». Il reste donc la route ferroviaire de la soie...
Adeline Descamps