Le groupe CMA CGM est très éclectique dans ses goûts pour les nouvelles énergies. Est-ce que votre religion est néanmoins faite quant à la composition de votre bouquet énergétique pour propulser votre flotte ?
Christine Cabau-Woehrel : Nous sommes agnostiques sur un plan énergétique. Nous voulons pouvoir utiliser tout ce qui sera suffisamment mature industriellement et efficient sur un plan environnemental. Nous avons déjà arrêté des options à ce niveau en commandant un certain nombre de navires propulsés au GNL et au méthanol.
Parallèlement, nous restons en alerte au niveau technologique et on travaillons en R&D – en écosystème, pas en silo –, pour étudier toutes les solutions qui ne sont pas encore disponibles aujourd'hui mais qui pourraient l'être demain. Dans cette catégorie, j’intègre l'ammoniac, la captation de carbone à bord des navires ou encore l'hydrogène.
Vous avez promis la neutralité carbone à l’horizon 2050 sur l’ensemble de vos activités maritime, portuaire, logistique, aérienne. Par quels leviers, avec quelles énergies, pour quel phasage dans le temps ?
C.C-W. : En améliorant nos assets, en optimisant les opérations, en généralisant progressivement l’utilisation des carburants décarbonés. Les énergies ne sont qu’une partie de la solution. Des mesures, dites de sobriété, qui relèvent de l’efficacité opérationnelle sont des sources d’économie de consommation et donc d’émissions carbone. On investit beaucoup dans la connectivité de nos navires de façon à les rendre plus efficaces dans leur routing, en fonction de la météo, des courants, du chargement ou encore de l'enfoncement du navire et des moteurs. Les capteurs à bord renvoient à nos trois fleet centers des données en temps réel qui permettent d’optimiser les trajets, la vitesse de navigation et les diverses constantes techniques de la propulsion.
Nous travaillons aussi sur le retrofit de nos porte-conteneurs afin d'améliorer l’hydrodynamique et l’aérodynamique, en touchant aux hélices ou aux bulbes d’étrave. L’ensemble de ces mesures peuvent générer environ 8 % de réduction de CO2.
Nous avons aussi fait un test avec un déflecteur de vent [CMA CGM a profité du passage en cale sèche, en février, du Marco Polo, pour équiper le porte-conteneurs de 16 020 EVP, NDLR]. Les effets sont concluants sur la prise au vent, avec un gain de 2 % sur la consommation.
Cela signifie que vous pourriez le généraliser voire l'intégrer dès la conception ?
C.C-W. : Si les gains en CO2 se confirment, nous pourrions effectivement l'appliquer sur d'autres navires existants ou futurs. Toutes les optimisations qui ont un réel impact sur le bilan carbone sont ajoutées lors des opérations de maintenance et peuvent l’être dès la construction le cas échéant.
Après le GNL, vous vous intéressez logiquement à ses dérivés, bio-GNL et e-méthane. À quel horizon placez-vous la bascule ?
C.C-W. : D’ici 2027, le groupe CMA CGM opérera une flotte de plus de 100 navires [sur 593 navires en 2022] en mesure d’être propulsés grâce à des solutions décarbonées à 65 %, via le gaz déclinable en biométhane et méthane de synthèse ou via le méthanol. Nous aurons à cet horizon 77 navires « biométhane et e-méthane ready » et avons actuellement 24 navires en commande qui pourront brûler du bio- ou e-méthanol dont les premiers seront livrés à partir de 2026.
À l’heure actuelle, ces énergies ont un coût et cela sera le cas tant qu’une certaine volumétrie ne sera pas assurée. Pour amorcer la pompe, vous vous êtes engagés dans la production, notamment de biométhane avec Titan ou Engie. Jusqu’où peuvent aller ces partenariats industriels ?
C.C-W. : On ne peut pas attendre qu’on nous apporte les solutions sur un plateau. On sait que, pour les carburants de synthèse, ceux qui nous intéressent, la molécule de base sera l'hydrogène vert. Or tout le monde en veut et il n’y en aura pas pour tous.
La compétition d'usage entre les molécules phares de la décarbonation est un sujet différent de notre cœur de métier mais qu'il faudra traiter. C’est la raison pour laquelle nous allons plus loin, non pas que nous voulions devenir énergéticien demain, mais parce que nous pensons qu'on peut ainsi déclencher certaines décisions d'investissement et accélérer la production à échelle industrielle.
Ainsi, on a décidé de co-investir avec Engie dans ce qui sera la première unité de production et de commercialisation de biométhane de deuxième génération [projet Salamandre] à destination de l’industrie du shipping. L’usine d’une capacité de 11 000 t par an à partir de 2027, installée au Havre, permettra de fabriquer du méthane de synthèse décarboné à 85 %.
Nous nous sommes aussi associés à Titan, fournisseur de GNL et de gaz liquéfiés, pour produire entre 160 et 180 000 t de biométhane liquéfié d’ici 2026.
Et précisément, où en êtes-vous dans la procédure administrative de ce projet ?
C.C-W. : Elle suit son cours. Ce projet fait par ailleurs l’objet de demandes de financement au niveau européen. Ces énergies décarbonées coûtent beaucoup plus cher. Il va donc falloir qu'il y ait un peu de soutien sur les Capex, qu’il vienne des États ou de l'Europe.
La création d’un fonds Energies de 1,5 Md€ doit venir combler les trous dans la raquette ?
C.C-W. : Nous savons que les développements vont nécessiter des investissements conséquents. Le budget de 1,5 Md€ sur cinq ans doit financer la production industrielle de solutions de décarbonation de la filière ou d’énergies bas carbone et ne concerne pas les seuls besoins de CMA CGM.
Sur cette enveloppe, 200 M€ ont été fléchés pour abonder au fonds vert de l’État français au profit de la filière maritime française.
Par ailleurs, en six mois, plus de 300 M€ ont été engagés, soit sur des projets d'infrastructure, soit dans des fonds d'investissement ou des actions internes. Ces engagements ont pris différentes formes dont des prises de participations dans les start-up de notre incubateur ZeBox.
Votre activisme dans la production ne concernera que la molécule méthane ? Vous parlez peu d’ammoniac.
C.C-W. : Si l’on se base sur le seul critère de la maturité industrielle, les molécules utilisables à ce jour sont clairement le méthane, donc le biométhane, le méthane de synthèse, l'e-méthane et le bio- ou e-méthanol. Mais peut être que dans cinq ans voire trois ans, l’ammoniac vert aura atteint le niveau requis.
Cependant cette solution ne nous paraît pas prête aujourd’hui même si la R&D avance vite. Il y a des contraintes de sécurité en matière de stockage, de soutage et d’utilisation, ainsi que sur les émissions de gaz à effet de serre lors de la production et la combustion de l’ammoniac.
Aussi, même si cela ne relève pas de l'innovation, les biofuels de seconde génération nous intéressent. La technologie est maîtrisée, opérable facilement et conforme aux standards de l’industrie en matière de sécurité. On suit avec beaucoup d’intérêt les développements de la start-up Earthwake et de son système qui permet de transformer des déchets plastiques en diesel bas carbone. Nous allons tester d’ici la fin de l’année un mélange sur les cavaliers du terminal de Mourepiane à Marseille.
On sait que les nouvelles énergies, celles qui sont en rupture radicale avec ce qui est consommé aujourd’hui, n’ont pas la même densité volumétrique que le roi pétrole. Il en faudra beaucoup plus. À combien estimez-vous vos besoins en tonnages ?
C.C-W. : On fait des simulations, on modélise, mais on ne peut pas se baser sur nos uniques ambitions. Il y a de nombreux paramètres à prendre en compte. Une flotte est composée de navires d’âge divers. L’idée est de la recomposer au fur et à mesure dans un temps donné de décarbonation.
Comme outil d’aide à la décision, nous avons défini une trajectoire de progrès qui fera l'objet d'itérations car elle s’adaptera en fonction de l’avancée des technologies, de leur mise sur le marché, de leur viabilité commerciale et aussi des arbitrages de compétitivité qui restent tout de même le maître mot. Nous allons augmenter progressivement le pourcentage de carburants alternatifs dans notre flotte [6,28 % de carburants alternatifs soutés dans ses navires aujourd’hui].
Nous avons acheté 50 000 t de biométhane pour des navires exploités sur les lignes intra-européennes. Le projet Titan pourrait par exemple approvisionner sept navires de 7 000 EVP au GNL pendant un an sur une route Europe/Antilles.
CMA CGM ne semble pas procéder comme Maersk qui fait une razzia sur le méthanol avec des contrats d’achats long terme pour sécuriser l’approvisionnement de sa future flotte...
C.C-W. : On le fait, mais on en parle peut-être moins. Nos investissements dans les projets Salamandre et Titan s’inscrivent dans cet objectif. Notre future flotte de 100 navires capables de brûler des énergies bas carbone va représenter 15 à 20 % de l'ensemble de nos consommations. On s’y prépare donc.
L’hydrogène pour le long cours n’a pas beaucoup d’intérêt mais vos implications dans différents projets R&D et investissements comme le fonds Hy24 vous trahissent. Quelle est sa finalité ?
C.C-W. : Il y a des obstacles techniques [liquéfaction à - 253°C et faible densité énergétique, NDLR] qui rendent son utilisation complexe. On connaît sa disponibilité limitée, son coût élevé et le manque d’infrastructures pour le transport et le soutage. Mais c’est une solution potentielle pour les navires de petite taille et pour les petites distances comme sur les trades intrarégionaux.
On est en train de travailler sur un prototype de pile à combustible qui pourra être alimenté avec de l'hydrogène liquide pour produire l'électricité nécessaire pendant les escales. C’est une solution qui aura du sens pour les navires qui passent du temps à quai, type feeders.
Qu'est-ce qui a motivé votre entrée au capital de Neoline, ce roulier à propulsion principale à la voile, prévu pour les routes transatlantiques ?
C.C-W. : Typiquement, l’innovation. L'assistance vélique fera peut-être partie demain des solutions pour des porte-conteneurs sur certaines routes. Et donc nous souhaitons participer à des projets comme celui-là, notamment pour éprouver leur performance et souplesse d’utilisation.
Ce mode de propulsion associé à une réduction de la vitesse d’exploitation à 11 nœuds promet de diviser par deux l’énergie nécessaire pour parcourir un mile nautique.
Vous opérez une cinquantaine de terminaux et 550 entrepôts. Qu’est-ce qui est au programme ?
C.C-W. : Plusieurs pistes sont à l’étude pour les grues, chariots, camions, notamment du biodiesel et de l’électricité verte, pourquoi pas généré par de l’éolien à proximité d’un terminal, ou de l’hydrogène pour des engins de manutention.
On a commencé par déployer des actions sur une douzaine de terminaux prioritaires pour réduire les impacts dans un premier temps. Au sein du terminal de Los Angeles (FMS), une expérimentation à l’hydrogène est en cours sur les équipements de manutention. Le terminal de Malte a installé plus de 25 000 m2 de surface photovoltaïque, soit plus de 2 000 t de CO2 par an économisées.
Sur les quais comme en mer, les solutions seront à déployer au cas par cas, en fonction de la réalité de l’exploitation, la configuration, la localisation, la disponibilité des énergies et des équipements...
Est-ce que CMA CGM a une chapelle sur la forme que peur prendre la tarification carbone ?
C.C-W. : Il faut qu’elle soit raisonnable et s’applique en même temps à tous pour créer une harmonisation internationale des contraintes. Créer des différenciations régionales complique encore une démarche qui est déjà en soi un véritable challenge.
Propos recueillis par Adeline Descamps