Depuis le début de la saison sèche, l’autorité du canal de Panama durcit toujours plus ses règles pour économiser l’eau du lac Gatun, qui alimente ses écluses et dont le niveau est dangereusement bas.
Elle a ainsi réduit le tirant d'eau maximum des navires, passé d’un peu plus de 15 m à un peu moins de 12 m aux écluses panamax. Selon Ricardo Vasquez, le directeur général de la société qui exploite le canal, « pour chaque pied (0,3 m) de tirant d'eau perdu, ce sont 350 EVP en moins ». Ce qui signifie que depuis l’annonce des premières limitations, les transporteurs de conteneurs doivent transiter avec 2 100 EVP de moins.
L’affaire aurait été dramatique l’an dernier quand la demande était encore forte. Il aurait fallu décharger du côté pacifique du Panama, les transporter par rail à travers l'isthme et les recharger du côté atlantique. Elle l’est beaucoup moins dans un contexte de surcapacité.
Enfin, l'administration de l'infrastructure a réduit le nombre de passages par jour, ramené de 36 à 32 en moyenne en septembre, selon le décompte enregistré aux deux jeux d'écluse depuis le 30 juillet.
Sécheresse intense
Cette année, la saison des pluies au Panama a été la plus sèche jamais enregistrée et elle n’a pas l’intention de se retirer. Le gestionnaire de la voie navigable, l’une des plus empruntées au monde par les navires marchands après le canal de Suez, a indiqué dans un communiqué qu’il s'attendait, dans les semaines à venir, à des précipitations inférieures de 38 % à celles du reste de l'année alors que les pluies en octobre ont été les plus faibles depuis 1950.
Les diffcultés de Panama sont exacerbées par El Niño, ce phénomène climatique qui se manifeste tous les deux à sept ans et se caractérise par des températures plus élevées à la surface de l'océan Pacifique. Alors qu’il peut donner lieu à des précipitations extrêmes, il a choisi cette fois le camp de la sécheresse intense, une autre de ses manifestations démesurées.
Nouvelles restrictions de passages
L’administration du canal prévoit de réduire les transits de 43 % d'ici au 1er février 2024.
Alors qu’il était prévu que le nombre de créneaux octroyés passe à 30 à partir du 1er novembre, seuls 25 seront autorisés dans la première quinzaine de novembre aux écluses néo-panamax (les plus récentes, celles qui autorisent le passage des porte-conteneurs de 15 000 EVP comme son nom l’indique). Cette jauge sera ramenée à 24 dans la seconde partie du mois, à 22 en décembre, à 20 en janvier et enfin à 18 créneaux à partir du 1er février.
Ces mesures concernent surtout les grands navires, à savoir les porte-conteneurs et les transporteurs de gaz de pétrole liquéfié de grande capacité, les Very large gas carriers (VLGC), dont les passages seront réduits d’un tiers, tandis que les traversées des méthaniers et grands transporteurs de gaz (VLPG) seront amputées de plus de 40 %.
Le GNL et GPL sanctionnés
Les limitations vont coïncider avec la saison de pointe pour les importations de gaz, une grande partie de l'hémisphère nord étant en hiver, tandis que la demande en GNL est dopée par la demande de l'Union européenne qui cherche à s’affranchir de son fournisseur russe.
Selon Clarksons, la décision radicale affectera donc particulièrement les très grands gaziers et pétroliers, qui sont en l’occurrence de grands clients du canal. Sur le précédent exercice, ils ont totalisé plus de 111 Mt sur les 291 Mt ayant transité par la voie navigable (49,2 Mt de produits chimiques, 29,2 Mt de GPL, 19,6 Mt de brut et de produits pétroliers, et 13,1 Mt de GNL).
La société de recherche prévoit une augmentation de la demande en tonnes-milles car les navires seront contraints de se détourner pour emprunter d’autres voies de/vers l'Asie, plus longues, soit par les caps historiques (Bonne Espérance notamment) soit via le canal de Suez.
Allongement des distances
Ce réacheminement, qui a déjà commencé et s'accélérera inévitablement, a une incidence sur l’offre car les navires recherchés seront nécessairement plus grands du fait de l’allongement des distances. « L'utilisation des navires augmentera de 0,5 à 1 % pour les pétroliers et de 3,3 % pour les VLGC », soutient Clarksons.
D’après la société de courtage Poten & Partners, les décisions de l’administration du canal devraient d’abord et avant tout impacter les navires opérant en tramping, ceux qui n'ont pas la possibilité de réserver des créneaux longtemps à l'avance puisqu’ils sont exploités pour des missions précises et ponctuelles.
Et ce d’autant que l’offre de passage se raréfiant, les prix des créneaux aux enchères prennent des chemins inconsidérés. « Une récente enchère a été obtenue par un VLGC pour 2,85 M$ », indique le courtier. Les prix de vente aux enchères se situent généralement autour ou en dessous d’1 M$.
94 navires en attente
Selon les données diffusées par les autorités de la voie navigable, 94 navires attendent actuellement de pouvoir passer. Le temps d'attente moyen a atteint 5,29 jours pour les voyages vers le Nord et 5,58 jours vers le Sud en octobre, en baisse par rapport aux 9,52 jours et 8,66 jours en août, mais toujours historiquement élevé, selon les données de l'autorité.
Dernier effet en cascade, des tarifs censés être plus élevés. Selon Clarksons, les contrats à terme 2024 des VLGC se sont « renforcés de manière significative » à l'annonce du canal de Panama. Le tarif des voyages du Moyen-Orient au Japon a ainsi bondi de 10 000 à 70 000 $ par jour.
Selon les données de S&P Global Commodity Insights relevées le 30 octobre, le taux de fret pour le transport de GNL de la côte américaine du Golfe du Mexique vers le Japon ou la Corée du Sud était de 3,62 $/MMBtu (unité de mesure du gaz) via le canal de Panama, de 5,42 $ par Suez de 5,49 $ par le Cap de Bonne Espérance,
Recettes amputées
Le canal de Panama a enregistré 12 638 transits au cours de l'année fiscale 2022-23 (octobre-septembre), en baisse par rapport au niveau record de 13 003 transits atteints lors du précédent exercice avec 291,7 Mt dont 105,1 Mt de vrac sec, 62,4 Mt de conteneurs, et le reste en produits gaziers et pétroliers.
Au cours de l'exercice 2023-24, il devrait manquer 200 M$ dans les caisses de la société, a averti Ricardo Vasquez, en raison des restrictions de passage, mais elles seront tout de même supérieures de 4 % par rapport à l'année précédente, grâce à « des opérations globalement rentables », mais aussi aux augmentations des péages annoncées entre 2023 et 2025, omet-il de dire.
Pour pallier ses problématiques, le gestionnaire du canal attend la validation de l'Assemblée nationale du Panama pour lancer le chantier d'un nouveau réservoir, qui pourrait augmenter la capacité de transit quotidienne de 11 panamax dans des conditions météorologiques normales. Un investissement de 800 à 900 M$.
Mais la période électorale, en mai 2024, n’aide pas surtout quand elle se surajoute à la crise de la sécheresse.
Adeline Descamps