2023 ne sera pas uniquement une année d'anniversaire pour Brittany Ferries, dont le premier navire, le Kerisnel, a quitté Roscoff pour rejoindre Plymouth il y a 50 ans. Elle marquera aussi le premier exercice complet après la crise sanitaire qui a assigné à quai ses ferries pendant de longs mois.
La compagnie de ferries transmanche a traversé un tunnel de difficultés, encaissant simultanément le Brexit et le Covid. Les deux ont coûté cher : le nombre de passagers transportés a plongé de 2,2 millions de passagers en 2019 (en année pleine) à 520 000 en 2021. Depuis, l'entreprise opère une remontée lente mais réelle.
Pour la saison estivale 2023, qui s’étale de juin à septembre, il manquait toujours des passagers à l’appel par rapport à la même période de 2019. Quelque 170 000 passagers font défaut mais il y en a 44 000 de plus par rapport à 2022.
Avec 1,25 million de passagers, conformément à ses prévisions de réservations, toute la question est de savoir si la société va pouvoir renverser enfin la tendance en repassant au-dessus ou sinon flirtant avec les deux millions sur une année pleine.
Trafic passagers pour la saison estivale 2023 ©Brittany Ferries
Fret en repli
Quant au fret, il est bien en deçà de 2019 qui approchait les 60 000 unités transportées (camions, fret non accompagné).
Cette année, la société positionnée sur le transmanche (Grande Bretagne et Irlande) et le Golfe de Gascogne (arc atlantique), dépasse à peine les 48 000 unités et fait même moins que l’an dernier, dont les volumes avaient été maintenus de justesse au-delà des 50 000 unités. Une situation que la direction de Brittany Ferries juge préoccupante, particulièrement en Manche, et qu’elle attribue clairement au dumping social, un combat qu’elle incarne en France et pour lequel elle arrive progressivement à faire bouger les lignes.
L’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité le 19 juillet, en deuxième lecture, la proposition de loi destinée à pallier la concurrence déloyale, dénoncée par Brittany Ferries et DFDS, qui emploient des marins européens. Le texte de loi introduit notamment deux mesures, censées faire pare-feux.
La première impose une durée de repos à terre pour les marins au moins aussi longue que leur durée d’embarquement. Avec à la clé des sanctions administratives et pénales. La seconde instaure un salaire minimum, identique à celui des marins naviguant sur des ferries battant pavillon français, avec là aussi des pénalités dissuasives.
La différence est telle entre les salaires européens et ceux des marins en provenance de pays à bas coûts de main d’œuvre mis à disposition par les sociétés de manning que le coût d’exploitation des compagnies battant pavillon français est d’un tiers supérieur.
« Il subsiste une surcapacité sur les lignes maritimes les plus courtes, comme entre Douvres et Calais, explique Christophe Mathieu, le directeur général. Il en résulte une concurrence dans laquelle les opérateurs à faible coûts bénéficient d'un avantage injuste par rapport à ceux qui ne pratiquent pas le dumping social, et qui paient un salaire correct à leurs marins, ce qui se traduit par une baisse d'environ 6 % d'une année sur l'autre ». La facture est aussi élevée pour ce qui concerne le transport de fret au départ de Cherbourg, Caen/Ouistreham et Le Havre.
Trafic fret pour la saison estivale 2023 ©Brittany Ferries
Liaisons transmanche
Appréhendées par dessertes, les liaisons transmanche, cœur de marché historique et première ressource du groupe (80 % du chiffre d’affaires), restent les plus fréquentées avec 812 285 passages, mieux que 2022 avec près de 28 000 passagers en plus. Mais elles n’ont pas encore retrouvé les flux de 2019, où la société enregistrait un trafic de 1,04 million de passagers.
Avec près de 516 000 pax, la Normandie reste le premier marché source, devant la Bretagne (296 331 usagers), mais en termes de tenue de trafic, c’est cette région (- 15 %) qui a mieux résisté que la Normandie (- 25 %).
Lignes long-courrier
Quant aux lignes de longue distance – Royaume-Uni-Espagne, Irlande-Espagne –, la première (148 796 pax) a perdu 14 000 touristes à période équivalente de l’an dernier, même si elle fait mieux qu’en 2019 (144 376), et ce, avec une rotation de moins par semaine et une baisse des émissions générées donc.
Rosslare-Bilbao
Quant à la seconde (Rosslare-Bilbao), nouveau marché suscitant beaucoup d’attentes, Brittany Ferries a doublé son trafic par rapport aux saisons estivales de 2019 et 2022, passant d’un peu plus de 13 000 à 33 628 touristes. Cette ligne est en outre desservie par les nouveaux navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL), le Salamanca, introduit en 2022 pour remplacer le Connemara, rendu à son propriétaire Stena, et le Santoña (GNL), mis en service en mars dernier.
Avec le Galicia, ces trois navires de la série E-Flexer, affrétés à l’armateur suédois Stena Ro-Ro dans le cadre d’un contrat de dix ans ans avec option d’achat, illustrent le renouvellement de la flotte, engagé par la compagnie, qui attend en outre deux nouvelles unités hybrides GNL-électrique en 2025.
« La ligne Bilbao-Rosslare est un pari réussi. Les objectifs sont atteints. Que ce soit pour le fret ou le passager. Et encore une fois, Brittany Ferries est au rendez-vous de l'aménagement du territoire », indique Jean-Marc Roué, le président de Brittany Ferries, qui fait référence aux gains environnementaux et aux modèles de transports souhaités par les pouvoirs publics, à savoir « low carbone ». En développant depuis 2018, sur cette nouvelle ligne, nous réduisons le nombre de camions sur les routes et nous augmentons le nombre de passagers-voiture à bord de nos ferries ».
Par ailleurs, le trafic fret de Brittany conforte l’Irlande dans son nouveau statut et confirme qu’il est possible de transporter des marchandises entre deux États membres de l'Union européenne sans passer par le Royaume-Uni.
Roscoff-Cork
Quant à la desserte France-Irlande (Roscoff-Cork, deux rotations par semaine), elle a été empruntée par plus de 95 000 personnes (+ 10 000 passagers par rapport à 2022) contre près de 60 000 en 2019 (+ 60 % donc). L’augmentation du nombre de passagers transportés, cet été, étaye la décision de maintenir à l'année la seconde traversée.
Sur le fret, cette même ligne est plus en peine de remplir, les volumes étant passés de 3 510 à 2 558 unités en un an.
Les lignes en lien avec le Royaume-Uni
Pour les lignes maritimes impliquant le Royaume-Uni, la baisse de la demande côté britannique depuis le Brexit persiste et se fait également sentir vers l’Espagne.
Elle se matérialise en effet par des baisses de volumes, qu’il s’agisse de 2019 ou 2022 comme année de référence, et que ce soit depuis la France (- 13 379 unités par rapport à 2019, à un peu de 31 000 unités) ou vers l’Espagne (- 2 000 unités, à 10 082).
Une dette, une recapitalisation
Brittany Ferries sort de plusieurs années difficiles, avec 180 M€ de pertes cumulées sur 2020 et 2021 en raison de la pandémie qui a suspendu toutes ses opérations. Toutefois, l'armateur breton a du ressort. Il est parvenu à réaliser un chiffre d’affaires de 430 M€ sur sept mois, en 2022, année de la reprise, contre 470 millions en 2019.
La société est en cours de recapitalisation. À ce stade de son tour de table, CMA CGM est entré à son capital en septembre 2021 à hauteur de 12 % selon un processus qui prévoit la conversion en actions de 27,2 M€ (10 M€ prêtés sur cinq ans, 15 M€ sur huit ans, plus les intérêts).
Ses actionnaires historiques, les coopératives Prince de Bretagne (qui étaient jusqu’alors à 83 %) et les chambres de commerce (13 %), ont remis au pot, avec 10 M€.
En novembre 2022, Brittany Ferries a commencé à rembourser le PGE de 117 M€, complété par 5 M€ de Bpifrance, créances qu'elle devra honorer en huit ans. Elle réglera également ses dettes d’ici fin 2024 auprès des régions Bretagne (30 M€) et Normandie (35 M€) qui lui avaient octroyé des avances remboursables. L’entreprise de Roscoff est connue pour sa saine gestion. Elle n’avait que 32 M€ inscrit à son passif avant 2020.
Adeline Descamps