Rodolphe Saadé (CMA CGM), consentant pour une « contribution exceptionnelle de solidarité » mais pas pour être logé à la même enseigne fiscale

Face au dérapage des comptes publics et à un endettement qui a explosé, l'hypothèse de « prélèvements exceptionnels et ciblés » s'ancre dans les débats tandis que les régimes particuliers posent à nouveau question. Rodolphe Saadé, le PDG du groupe de transport maritime, se dit prêt à contribuer au redressement des finances mais pas si le prix à payer est l'abandon de la taxe au tonnage.

Outre la lente et laborieuse constitution du gouvernement qui a animé les séquences hebdomadaires depuis la nomination à Matignon du LR Michel Barnier, il est un autre point de polarisation qui a raidi la scène politique française, notamment sur son flanc droit : la fiscalité. L’homme des compromis introuvables devrait savoir que, selon les circonstances politiques, il vaut parfois mieux se concentrer sur la mise en œuvre de ce qui a été voté plutôt que d’ouvrir les dossiers à haute charge explosive. Même avec des munitions manipulées avec précaution. 

Le premier Ministre Michel Barnier a fait sursauter en évoquant l'hypothèse d'une hausse d'impôts au nom d'une thrombose budgétaire alors que le gouvernement sortant a fait de l'allègement fiscal (25 Md€ en cinq ans) – baisse de l'impôt sur les sociétés de 33 à 25 %, transformation en 2018 de l'impôt sur la fortune (ISF) en un prélèvement recentré sur le patrimoine immobilier (IFI, impôt sur la fortune immobilière), mise en place d'un taux forfaitaire unique de 30 % sur les revenus du capital (flat tax), baisse des impôts de production…–, la base de sa politique de l’offre.

Les déclarations tenues le 20 septembre par Pierre Moscovici, le président de la Cour des comptes, à l’endroit du déficit public, estimant « vraiment inquiétante » la situation, avait déja fait ses effets. Recettes fiscales moins élevées qu'attendu, dépenses des collectivités locales en hausse, économies non réalisées... les finances publiques dérapent (5,5 % du PIB en 2023) et la dette explose (presque 3 160 Md€, soit 111 % du PIB à fin mars) alors que la France est déjà coursée par Bruxelles pour déficit excessif.

« Un effort exceptionnel de certaines grandes entreprises »

Quelques notes supplémentaires ont ensuite été ajoutées à la petite musique lorsque le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a estimé qu'il fallait trouver 100 Md€ sur cinq ans pour redresser les comptes publics de la nation, préconisant « un effort exceptionnel et raisonnable de certaines grandes entreprises et certains gros contribuables ».

Depuis, le chef d’orchestre, dont on ne connaît pas encore la partition en la matière (elle le sera lors de la présentation du budget au Parlement le 9 octobre), a clarifié ses intentions. Et les mots sont pesés. Le Premier ministre parle désormais de procéder à des « prélèvements ciblés sur les personnes fortunées, ou certaines grosses entreprises ».

À peine nommé, le nouveau ministre de l'Économie, Antoine Armand, a fait part de l'urgence dans ses différents entretiens à la presse : « À part une ou deux années de crise exceptionnelle ces 50 dernières années, on a un des pires déficits de notre histoire. Donc, sur ce plan-là, la situation est grave », a-t-il réservé à France Inter.

Il faut croire que l'idée infuse car les barrières tombent, jusqu'à la tête du Medef. Le patron de la plus grande organisation patronale française, Patrick Martin, s'est dit « prêt à discuter » d'une hausse d'impôts des entreprises mais à condition que l'État fasse « des efforts bien supérieurs à ce qu'il (leur) demande » en réduisant les dépenses et que cela ne pénalise pas l'investissement et l'emploi.

Haro sur les régimes particuliers

Si le gouvernement applique un plan « agressif mais réaliste », en rétablissant l'ISF et rabotant certaines niches fiscales, cela rapporterait de 10 à 15 Md€, a de son côté calculé le centre de réflexion social-démocrate Terra Nova dans une étude émaillée de plusieurs pistes.

Dans cette ambiance, les armateurs et les énergéticiens pourraient ne pas sortir indemnes. Le régime fiscal dérogatoire (taxe au tonnage), dont bénéficient les armateurs depuis 2003, redevient chroniquement un sujet, a fortiori quand les profits des uns s'envolent et les recettes des autres s'enlisent (le JMM a posé les termes de ce débat dès les premières déclarations de Michel Barnier sur la fiscalité. À lire ici).

À son endroit, les débats avaient déjà déjà été vifs à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances (PLF) 2024, Les Républicains rejoignant les députés frontistes pour raboter ce qu'ils considèrent être une niche fiscale.

En France, en Europe et dans le monde, les transporteurs maritime ont la possibilité de voir leurs impôts calculés non sur la base de leurs bénéfices mais en fonction du tonnage net mondial de la flotte exploitée. « Les impôts perçus ne sont ainsi pas soumis aux fluctuations des cours du fret. De fait, cet impôt est considéré comme une dépense fiscale prévisible, a priori cohérente [bénéfices faibles ou pertes élevées, la facture fiscale est légère, NDLR] », comme le présente le cabinet d’avocats international Watson Farley & Williams (cf. plus bas). Et avec toutes les chances d’être faible même si la société est extrêmement rentable au cours d'une année donnée.

Dans un rapport publié en avril, la Cour des comptes estime le manque à gagner pour les caisses de l’État à 3,8 Md€ en 2022 et à 5,6 milliards en 2023. L'OCDE estime pour sa part que les transporteurs maritimes européens (tous secteurs confondus) auraient payé 3,5 Md$ de plus par an s'il avait été soumis à une taxe de 20 % (comme les terminaux portuaires) et 4,6 Md$ supplémentaires avec le taux moyen d'imposition des sociétés au niveau européen, à savoir 23,7 %.

Rodolphe Saadé, prêt à mettre au pot

Interrogé sur le sujet à l’occasion de son acquisition au Brésil dans le cadre d’une conférence téléphonique avec trois agences de presse, Rodophe Saadé, le PDG de CMA CGM, n’a manifestement pas caché ses inquiétudes sur l’hypothèse d’une remise en cause de son régime.

« Je sais qu'en France, on est très créatifs quand il s'agit de fiscalité », a glissé le dirigeant avant de rappeler que cet apparent avantage est d’abord et avant tout une mesure de protection du pavillon français (éviter la fuite vers des pavillons de complaisance) et une mesure défensive face à ses concurrents (opérer à armes égales). « Si la France décide d'arrêter le régime de la taxe au tonnage, ça nous désavantage par rapport à nos concurrents européens ». Le régime est en effet accordé à de très nombreux États au niveau international, à commencer par la région européenne, qui loge ses concurrents directs : Maersk au Danemark, Hapag-Lloyd en Allemagne et MSC aux racines italiennes mais basé en Suisse.

Pas tous à la même enseigne fiscale

Dans une étude parue en 2021, le consultant danois Sea-Intelligence avait comparé les régimes fiscaux et ce qui a réellement été acquitté en 2021 au titre de l’impôt par cinq transporteurs : CMA CGM, Maersk, Hapag-Lloyd, ZIM et Matson. Les trois premiers bénéficiaient de la taxe au tonnage, les deux autres, pas. Ainsi les trois armateurs européens, qui s’avèrent être aussi parmi les cinq premiers mondiaux de la ligne conteneurisée, avaient-ils des taux d'imposition compris entre 0,7 et 3,7 % alors qu’ils auraient été 25 à 30 fois plus élevés s’ils avaient été assujettis au régime ordinaire de l'IS. Ce qui avait été le cas de l’israélienne ZIM et de l’américaine Matson, imposées à hauteur de 18 % et 21 %.

Sea Intelligence tend à montrer par ailleurs que tous ne semblent pas logés à la même enseigne fiscale, y compris parmi les transporteurs bénéficiant de la taxe au tonnage. Clairement entre Maersk et CMA CGM.

Selon un rapport publié par l’International Transport Forum (OCDE), les taux d’imposition des transporteurs de conteneurs sont du reste nettement supérieurs, de 19 %, reflétant la prise en compte des activités connexes qui ne bénéficient pas des mêmes avantages fiscaux (que le transport maritime), à savoir la manutention portuaire et, pour certains d’entre eux, les activités relevant de la logistique qui commencent à devenir importantes dans le chiffre d’affaires de CMA CGM par exemple.

Menacée par la réforme de la taxation internationale

Le régime fiscal a failli être balayé par la réforme de la taxation internationale. Les pays du G7 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Italie Japon et Union européenne) ont scellé en octobre 2021 un accord visant à « mettre un terme à la course au moins-disant en matière d'imposition des sociétés », à désamorcer les techniques d’optimisation fiscale et à faire payer aux sociétés une partie de leurs impôts là où elles réalisent leurs activités. Évoqué un temps, le transport maritime y a échappé. L'OCDE, l'UE et le G7 semblent tous unanimes pour reconnaître l’utilité de ces impôts au tonnage.

Pour une contribution exceptionnelle

En revanche, « si le gouvernement décidait d'une contribution exceptionnelle de solidarité des grosses entreprises, on serait là », a nuancé Rodolphe Saadé, dans ce même entretien, sans préciser à quel niveau de pourcentage il serait prêt à y consentir.

Le PDG du troisième armateur mondial fait référence à une des nombreuses pistes évoquées pour redresser les comptes sans alourdir encore l'impôt sur l'ensemble des Français. L'idée d’une surtaxe temporaire des grandes entreprises émerge, qui ressemble à s’y méprendre à une taxe sur les « superprofits », idée irritante qui a suscité ces derniers temps nombre de débats houleux.

CMA CGM comme TotalEnergies ont vu leurs revenus exploser durant la pandémie (plus de 40 Md$ de bénéfices pour le premier en deux ans), ouvrant un débat sur les profits engrangés en temps de crise. A fortiori quand l'entreprise en question enregistre l’essentiel de ses gains à l’international et ne paie donc pas ou très peu d'impôt sur les sociétés dans l’Hexagone, a fortiori si ces dernières sont déficitaires. C'est le cas de TotalEnergies, dont l'évocation ne devrait pas tarder à immerger dans les débats en cours.

Les deux fleurons tricolores ont dû s’en expliquer devant les parlementaires dans le cadre d'une commission sur la taxation des profits exceptionnellement élevés. Le PDG de CMA CGM y avait déployé les couleurs de ses bénéfices : bleu franc, blanc virginal et rouge vif. En clair, ses bénéfices sont totalement réinvestis dans des acquisitions préparant les lendemains qui déchantent, dans de l’emploi relocalisé en France voire dans le sauvetage d’entreprises françaises en difficulté (à la demande parfois expresse de Bercy, soit dit en passant). Mais certes très peu en impôts... CMA CGM, comme MSC, toutes deux groupes à l'actionnariat exclusivement familial, ont une longue tradition de réinvestissement des bénéfices dans leur développement et la réputation d’être économes sur le versement des dividendes. C’est du moins ce qu’en disent les agences de notation internationale.

Adeline Descamps
 

100 ans de politique fiscale avantageuse

Dès les années 1920, rappelle le cabinet d’avocats international Watson Farley & Williams, le Royaume-Uni et les États-Unis avaient défendu l'idée que les compagnies maritimes ne seraient taxées que dans leur État de résidence, conservant seul le droit d'imposer les bénéfices. C’est ainsi que les pavillons de complaisance et les juridictions offshore ont prospéré.

La taxation au tonnage a été introduite pour la première fois en Grèce en 1957 et adoptée ensuite dans de nombreux pays, dont la plupart des pays européens, les États-Unis, le Royaume-Uni, Taïwan, la Corée du Sud, la Norvège, le Japon… Autant de grandes nations maritimes. Au sein de l’UE, 13 pays offrent aux sociétés actives dans le transport maritime la possibilité de voir leurs impôts calculés non sur la base de leurs bénéfices mais en fonction du tonnage net mondial de la flotte exploitée. Les impôts perçus ne sont ainsi pas soumis aux fluctuations du cours du fret. De fait, cet impôt est considéré comme une dépense fiscale prévisible, a priori cohérente (bénéfices faibles ou pertes élevées, la facture fiscale est légère), mais… avec toutes les chances d’être faible même si la société est extrêmement rentable au cours d'une année donnée.

« Sur une période plus longue, une fois que vous combinez l'impact des pertes, de l'amortissement des coûts d'achat des navires et des déductions fiscales pour les frais de financement et d'exploitation des navires, la différence entre les taux d'imposition effectifs d'une société opérant dans le cadre des règles générales de l'impôt sur les sociétés et d'une société assujettie à la taxe au tonnage dans la même juridiction est probablement faible », soutenait Watson Farley & Williams à l’occasion des débats sur le fait d’assujettir le transport maritime à un impôt mondial..

« L’introduction de règles fiscales complexes va introduire de l’instabilité et de l’imprévisibilité pour les transporteurs ». Des mesures de surcroît bien « inutiles », juge le cabinet, « dans la mesure où elles ne généreront pas de recettes fiscales plus importantes, détourneront des investissements essentiels et seront préjudiciables aux États qui se positionnent en tant que puissances maritimes ».

A.D.

 

 

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